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Critique de film
Le film
Affiche du film

Merry-Go-Round

L'histoire

A l’aéroport de Roissy, Ben (Joe Dallessandro), playboy venu de New York, et Léo (Maria Schneider), hippie débarquée de Rome, font connaissance : ils ont l’un et l’autre été conviés à venir en France par Élisabeth (Danièle Gégauff), sœur de l’une, amante de l’autre, elle-même absente. Les deux partent ensemble à sa recherche.

Analyse et critique

Le troisième tournage à la suite des « Scènes de la vie parallèle » (ou cycle des « filles de feu », en une référence à Nerval), Histoire de Marie et Julien (que Jacques Rivette aurait alors réalisé avec Leslie Caron et Albert Finney) s’est arrêté au bout de deuxième jour, à la suite de la dépression du cinéaste. Merry-Go-Round marque la réapparition, pour ainsi dire timide de ce dernier : réalisé en 1977, il ne connaîtra une véritable sortie qu’en 1981 et c’est alors Le Pont du Nord qui annonce le retour en force du cinéaste après quelques années d’absence des écrans. C’est un film de l’entre-deux, d’un douloureux flottement. Bien que tourné avec le même producteur (Stéphane Tchalgadjieff), ce n’est plus un film du cycle que Rivette avait entamé avec lui. Pour autant, ça n’en fait pas encore pleinement une œuvre de l’après. Il est habité par une grande mélancolie, qui travaille, mais comme à l’état de jachère, des motifs qui deviendront importants par la suite dans sa filmographie. On pourrait appeler cela un film de l’intervalle.

Il était question depuis quelques temps pour Marie Schneider et Rivette de tourner ensemble. C’est elle qui lui suggère comme partenaire de jeu Joe Dallessandro, icône de la Factory dont l’image est associée à celle d’Andy Warhol. Ironiquement, d’une ironie cruelle pour un film qui s’intéresse spécifiquement à leur rencontre et leur relation à l’écran, ils ne s’entendront rapidement plus du tout. Merry-Go-Round sera un tournage chaotique, dont le film porte les traces et par les heurts qu’opère le montage (Hermine Karagheuz remplace pour une scène, disséminée parmi d’autres, Maria Schneider ayant quitté le tournage) et par la fatigue qui se lit parfois sur le visage de l’actrice principale, qui n’a pas l’air feinte du tout. Ben (Dallessandro), jeune New-Yorkais, et Léo (Schneider), revenue de Rome, le look un peu post-hippie, se rencontrent à l’aéroport de Roissy où Élisabeth, sœur de Léo et petite amie (parmi d’autres) de Ben, leur a à tous deux donné rendez-vous. Léo n’a pas vu sa sœur depuis quatre ans et s’inquiète modérément à son sujet. Ils partent à sa recherche et la retrouvent dans une des propriétés familiales (il y en avait trois dans leur enfance, il y en a deux désormais) dont la vente est en train de se faire, leur père millionnaire étant (censément) mort deux ans plus tôt dans un accident d’avion. Mais à peine l’ont-ils retrouvée qu’Élisabeth (Danièle Gégauff) se fait kidnapper tandis que la sœur, pas désintéressée, de Ben, Shirley (Sylvie Matton) fait son apparition... et explique à son frère qu’elle est, ou du moins a été, la compagne du père d’Élisabeth, qui a feint sa propre mort pour vivre avec elle de manière anonyme aux États-Unis (cette pongée volontaire dans l'anonymat n'étant pas sans faire écho à celle du cinéaste après sa fuite de son précédent tournage), sous un nom d'emprunt.


Si Rivette n’a eu de cesse (particulièrement entre le milieu des années 1970 et celui de la décennie suivante) de filmer des « fictions du pouvoir », le pouvoir est dans Merry-Go-Round d’une nature plus que jamais financière. C’est un magnat dont les protagonistes suivent la piste (interprété dans le dernier tiers par un forcément impeccable Maurice Garrel), à des motifs moins affectifs que pécunniers (seule Léo semble sincèrement mépriser l’argent). Il serait du reste intéressant (mais fastidieux) de compter le nombre de fois où ce mot, « argent », ou « money », puisqu’on y parle également anglais, est prononcé tout au long du film. Le « roman familial » que Rivette esquisse (alors qu’il avait jusqu’alors souvent occulté autant que possible les milieux familiaux dont étaient issus ses personnages) tourne autour d’une affaire de succession, auquel il ne manque rien, d’une cohorte de parasites gravitant autour de la maison (Jean-François Stévenin impayable en « décorateur d’intérieur » à l’accent italien grotesque), à l’observation de la manière dont des rapports de servitude sont inséparables de données matérielles (la dépendance d’Élisabeth vis-à-vis de son père, psychologique et affective, découle de celle économique... son indépendance économique expliquant à l'inverse le détachement de sa sœur Léo).

On ne vit, semble-t-il, pas que d’amour et d’eau fraîche, mais il se peut que certains puisent leur eau fraîche dans l’amour qu’ils inspirent et Ben, playboy Côte Est, mène une existence apparemment entièrement assujettie à qui il séduit. Personne n’en paraît dupe du reste, il semblerait même que dans ce monde un tel profil paraisse au fond utile : sa sœur (qu’il qualifie - mais look who’s talking - d’arriviste) lui intime de garder un œil sur Léo, demande que lui avait déjà faite son amie Élisabeth la veille. Il est le relais entre des personnes qui ne se parlent pas ou presque. La nonchalance, la tranquillité que lui confère la confiance en sa beauté, le calme qui va avec sa grâce physique (qu’il rompt parfois soudainement dans des accès de nervosité intéressée) en font un camarade d’aventure idéal pour le personnage qu’incarne Maria Schneider, qui paraît en même temps avoir déjà tout vu et garder un pied de l’enfance. (Ce sont peut-être les traits ronds de l’actrice qui lui conservent un reste d’enfant buté, quelque chose de fascinant dans son jeu qui oscille entre un côté doux et rêche.) Américain, Ben admire chez ces sœurs un style de vie : il veut bien se nourrir d’un plat de sardines et de confiture, si cela se fait aux chandelles dans une élégante argenterie. Il est prêt à mener une existence de vagabond si tant est que son errance le rapproche de la fréquentation des manoirs européens.

Rivette filme, selon la perspective, un pouvoir grandissant ou finissant. D’un côté, ce dont il est question est ce qui prendra toute la place durant les années 1980, s’imposera pour au moins quarante ans : le règne de l’argent-roi. Une fois qu’on a enlevé au film ses circonvolutions, ses énigmes enfantines (« Cadet Roussel a trois maisons... »), ce dont il est question est en gros l’obtention du code d’un coffre-fort situé à Lucerne. D’un autre côté, il paraît clair que la fortune des sœurs Hampton n’est pas faite pour durer. Certes, elles se partagent de beaux restes, mais ni l’existence marginale de l’une (l’usage de drogue est au détour d’un plan indiqué), ni celle de mondaine de l’autre ne paraissent (la première s’en fout, il n’est pas sûr en revanche que la seconde le réalise complètement) susceptibles de leur permettre de « capitaliser » sur ce qu’elles recevront en partage. Un cimetière est le premier lieu où chercher Élisabeth. L’ancienne bourgeoisie, que la propriété en vente symbolise, reproduit des us et coutumes, s’illustre par des codes, presque aussi lointains que ceux d’une époque féodale (un chevalier en armure poursuit Ben dans la forêt, dans une traque produisant un effet de sidération). Le contraste est net avec la nouvelle demeure et son terrain propice au golf, que le père s’étant réinventé occupe mais où il mourra et que ses filles ne peuvent fouler qu’en étrangères. Leur famille incarne un pouvoir déchu, inadéquat, dont seules quelques figures (patriarcales) peuvent s’évader vers le nouveau pouvoir (qui prend ici des traits littéralement occultes). Le canevas (legs et revanche menant à un homme très riche, et très dangereux, ayant pris belle demeure au milieu d’une France « provinciale ») prépare celui de Secret Défense, où le cinéaste observera la mue du néolibéralisme en néofascisme. Il n’est dès lors peut-être pas anodin que son argument initial (deux personnes se rencontrent suite au rendez-vous qu’une troisième leur a donné à toutes deux) ait été inspiré d’épisodes de la Résistance.

L’hésitation de l’ancien et du nouveau... Merry-Go-Round est encore un peu dans les préoccupations du Cycle et déjà préoccupé par d’autres, intervalle qu’indique l’usage de la musique de Barre Philips et John Surman : la contrebasse et la clarinette sont filmées (comme Duelle et Noroît mettaient un point d’honneur à indiquer les instruments) mais en studio, montées en parallèle à la narration (et non de manière purement intradiégétique). Ce flottement est également sensible dans le motif de l’errance, au sein d’une France « périphérique » donnant parfois - présence de Maria Schneider oblige - des airs de Profession : Reporter version arte povera à ces pérégrinations, cette enquête pleine de temps morts, lancinante comme pouvaient l’être les errements filmés par Wim Wenders en Allemagne fédérale à ses débuts. Il n’est pas impossible, l’hypothèse a déjà été faite (1), que Last Days ait pour inspiration ce film où l’underground se met au vert. Quelque chose toutefois rompt le charme, ou la facilité rassurante, d’une errance chic : cette scène de chasse à l’homme, montée parallèlement à l’avancée du film, où Hermine Karagheuz, habillée comme Maria Schneider (une certaine ressemblance physique aidant), reprend sous le nom de « l’autre » le rôle féminin, mais comme dans un mauvais rêve, qui impliquerait chiens méchants, fosse au serpent, fusil à pompe, traquant Ben comme une proie, avant d’elle-même tomber dans un piège, d’abord dans les bois, ensuite face à la mer. Dans une scène finale assez stupéfiante, tous deux, chacun assis sur une dune balayée par le vent, se font face, se toisent comme pour l’éternité. Le montage parallèle, et régulier, de ces épisodes indiquerait ordinairement un flash-back, mais la logique du récit (Ben arrivé à Roissy ne connaissait pas Léo avant, ni ces territoires) interdit cette lecture ordinaire. Non, ce n’est pas de son passé qu'il est question : c’est une vision du futur.

(1) www.diacritik.com/2019/02/19/jacques-rivette-la-fiction-au-pouvoir-duelle-noroit-merry-go-round-chez-carlotta/

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 16 mai 2019