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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ménage à trois

(Tretya meshchanskaya)

L'histoire


Lioudmila s’ennuie avec son mari Nikolaï Batalov. Lorsque ce dernier accueille sous leur toit Vladimir Foguel, un ancien camarade de l’armée rouge venu à Moscou tenter sa chance, le cœur de Lioudmila vacille. Profitant d’un séjour de Nikolaï loin de Moscou, ils deviennent amants. Lorsque Nikolaï revient, Vladimir ne se sent pas le courage de lui cacher leur liaison. Nikolaï quitte le domicile et les deux amants s’imaginent vivre heureux dans les bras l’un de l’autre. Mais Vladimir commence rapidement à considérer Lioudmila de la même manière que le faisait Nikolaï, et celle-ci prend en pitié Nikolaï a qui elle demande de venir habiter avec eux.

Analyse et critique

Abram Room a épousé plusieurs carrières (étudiant en psychiatrie, dentiste, journaliste puis metteur en scène de théâtre) avant de découvrir le cinéma en suivant les cours de Koulechov. Après avoir réalisé plusieurs courts métrages de propagande (les fameux "agit films") il met en scène son premier long métrage, le très remarqué La Baie de la mort en 1926. Ménage à trois (distribué à l’époque sous le titre Trois dans un sous-sol) est son film le plus connu, du moins dans une certaine mesure, Room étant aujourd’hui un cinéaste pratiquement oublié du public et de la critique. Seul Ménage à trois et Le Fantôme qui ne revient pas sont restés dans quelques mémoires, ce qui est bien peu pour une filmographie qui compte une vingtaine d’oeuvres et qui couvre plus de quatre décennies de cinéma soviétique, sa dernière réalisation datant de 1971. La belle découverte qu’est Ménage à trois ne peut que donner envie de découvrir le restant de cette œuvre méconnue.

Ménage à trois est un film d’une liberté de ton surprenante. Déjà parce que les rapports qu’entretiennent Lioudmila, Nikolaï et Vladimir tiennent du triolisme. Ensuite parce que l’homosexualité y est clairement évoquée, notamment lors d’une scène comique où Vladimir embrasse Nikolaï - qui se fait passer pour Lioudmila - sur la bouche, ou encore à la fin où les deux amis se retrouvent seuls, abandonnés et où leur réaction laisse entendre qu’ils vont poursuivre une vie à deux. La sexualité est souvent présente, évoquée métaphoriquement certes, mais de façon on ne peut plus claire. On voit ainsi Nikolaï, souriant et fier de lui, au pied d’une statue dont le sexe pend mollement près de son visage tandis que, monté en parallèle, Vladimir (qui a débarqué en train, grand classique de la représentation du sexe à l’écran) se tient face à un obélisque dressé dans le soleil levant. Une utilisation très simple et lisible de la métaphore que l’on retrouve souvent dans le film, comme cet idée d’un paravent dressé entre les Batalov et leur invité Vladimir, censé les séparer mais qui, à peine mis en place, tombe par terre.

La représentation de la femme dans Ménage à trois surprend aussi par son côté extrêmement progressiste. Lioudmila est prisonnière d’un modèle patriarcal où la femme doit rester au foyer et s’occuper de son homme sans sourciller. La robe qu’elle arbore au début du film, faite dans le même tissu que les rideaux, montre qu’elle appartient au décor, fait partie de la maison. On ne la voit jamais à l’extérieur de l’appartement, tandis que Vladimir et Nikolaï arpentent les rues grouillantes de Moscou. Il faut attendre que Vladimir emmène Lioudmila à la Fête de l’aviation pour qu’enfin elle se retrouve hors du foyer. Une échappée de courte durée, Lioudmila étant rapidement replongée dans son rôle de femmes silencieuse et soumise par son nouvel amant. Pour Vladimir et Nikolaï, Lioudmila n’est qu’un objet sexuel et domestique, elle n’a pas son mot à dire. Lorsque Vladimir décide de raconter leur liaison à Nikolaï, c’est sans se concerter avec elle et Abram Room la filme en transparence derrière un rideau, mise à l’écart par l’histoire mais placée de manière centrale par le réalisateur. Plus tard, lorsque Lioudmila annonce qu’elle est enceinte, les deux hommes décident de concert qu’elle doit avorter. Elle se rend dans une clinique, seule (ce n’est pas une affaire d’hommes), occasion pour Room de questionner, à travers quelques portraits de malheureuses, la place de la femme dans la société soviétique. La position progressiste du cinéaste est constamment appuyée par le récit, par la façon dont il cadre et éclaire son héroïne, par la mise en scène. La fin est à ce titre emblématique : Lioudmila abandonne les deux vauriens et quitte Moscou, seule, à bord d’un train qui l’emmène vers la liberté. La mise en scène de Room se fait alors lyrique, magnifiant le geste frondeur de Lioudmila par les cadres, le rythme du montage et le crescendo musical. Ménage à trois, sexualité, homosexualité, féminisme, avortement… on dirait que par opposition au mouvement de moralisation qui sévit alors dans l’industrie du cinéma aux Etats-Unis (et qui conduira à la mise en place du code Hayes en 1930), les soviétiques aient voulu démontrer la liberté de ton de leur cinéma. Mais en fait, dans le paysage du cinéma russe, Ménage à trois a une place à part. Formellement, déjà, Room se distinguant de l’art russe du montage (le "russian cutting") par l’usage de séquences filmées dans leurs longueurs. On trouve simplement quelques séquences se référant à cet art du découpage, notamment lors de l’arrivée en train de Vladimir à Moscou et du départ de Lioudmila. Room ne joue pas plus sur le naturalisme des situations. Le principe même de donner aux personnages le nom des acteurs, loin d’accroître le vérisme, joue sur un certain décalage entre la fiction et un prétendu fond documentaire. Documentaire, le film l’est par moments, lorsqu’il évoque les grands travaux de modernisation de Moscou et la crise du logement, mais ce ne sont que quelques bribes éparses. Room ne se situe donc pas dans les grands courants du cinéma russe. Ménage à trois suit sa propre voie, plus proche par de nombreux aspects de la future "screwball comedy" américaine qui prendra naissance au début des années 1930 que de la production soviétique qui lui est contemporaine.

Une lecture politique du film montre qu’à un niveau encore supérieur, celui ci pourrait se révéler être une critique cinglante du régime soviétique. Sur le papier, Abram Room semble avoir pour vocation de stigmatiser les comportements petits bourgeois reproduits par la classe ouvrière. On l’a vu, son idée est surtout de réaliser un plaidoyer pour la libéralisation des mœurs, ce qui l’écarte déjà du programme annoncé. Le dissident Léonid Plioutch allait plus loin en proposant, à l’occasion de la diffusion du film à la Cinémathèque de Toulouse en 1985, une lecture politique plus que pertinente de Ménage à trois que nous nous permettons de reprendre ici. Il part pour cela du parcours du scénariste du film, Viktor Shklovsky. Ce dernier était un membre actif du Parti Socialiste Révolutionnaire ayant trouvé refuge en Allemagne suite à l’interdiction du parti en 1918. Cette forte tête, qui considérait la Révolution d'Octobre comme une contre-révolution, revient en U.R.S.S. en 1922 dans l’intention d’aider sa femme alors emprisonnée pour ses positions politiques. Il signe une lettre d’allégeance et revient visiblement dans les rangs bolcheviques. Mais, selon Plioutch, Shklovsky n’a pas renié ses engagements de la première heure et Ménage à trois serait l’occasion pour lui de montrer un peuple russe pris en tenaille entre le régime tsariste et la tyrannie bolchevique. Ainsi Lioudmila incarnerait ce peuple, tandis que Nicolas et Vladimir représenteraient les deux régimes : Nikolaï faisant référence au dernier Tsar Nicolas II et, fort logiquement, Vladimir à Vladimir Lénine, le premier « tsar rouge » selon le Parti Socialiste Révolutionnaire. Toujours selon Plioutch, lorsque Lioudmila est enceinte, elle porte en elle le futur de la Russie, futur que les deux régimes souhaitent voir avorter. Cette interprétation est rendue d’autant plus crédible par le fait que le film joue souvent en terme narratif ou cinématographique sur la représentation politique de ce trio. A titre d’exemple, Vladimir offre à Lioudmila un exemplaire de la revue "Un monde nouveau", tandis que de son côté Nikolaï fuit une réunion politique ouvrière en déclarant, rieur, que « ça ne l’intéresse pas », comme s’il était aveugle au mouvement populaire en marche. Autre exemple, la manière dont Abram Room présente ses personnages lors de l’ouverture : le cinéaste oppose l’image d’un Nikolaï assoupi au montage vif rythmant l’arrivée de Vladimir dans la capitale. D’un côté, on a l’idée d’un régime tsariste qui se repose sur ses lauriers et ne se rend pas compte de la grogne du peuple, idée qui passe par l’image de Nikolaï ne remarquant pas la colère de Lioudmila. De l’autre, on a l’énergie du communisme, construite et montée de façon presque parodique dans la pure tradition du russian cutting. Lorsque Vladimir ressemblera de plus en plus à Nikolaï dans sa manière de considérer Lioudmila, sa représentation à l’écran se fera sur le même mode que celle de son antagoniste en amour. Vladimir, représentant l’idéal révolutionnaire fourvoyé, est ainsi traité par Room de la même manière que l’ancienne tyrannie tsariste. Lioudmila fuyant ce couple impossible, soit le peuple enfin libéré de ses entraves, acquerra elle à l’écran une dimension lyrique et emphatique, Abram Room mettant alors ton son talent de styliste pour magnifier cette liberté nouvellement acquise.

Le film fut un grand succès à l’international et l’on dit même qu’il inspira René Clair pour Sous les toits de Paris. Le redécouvrir aujourd’hui est un véritable bonheur, tant l’originalité du propos et l’intelligence de la forme ont permis à cette œuvre méconnue de traverser sans dommages les décennies.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 11 février 2009