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Critique de film
Le film

Love

(Women in Love)

L'histoire

Durant les années 1920, en Grande-Bretagne, deux sœurs au caractère indépendant s’assument pleinement en exerçant chacune un métier différent. Gudrun est artiste-sculptrice tandis qu'Ursula est institutrice. Deux hommes de la bourgeoisie locale, des industriels miniers, sont séduits par ces deux femmes émancipées. Mais ce quatuor de personnalités aiguisées se retrouve bientôt en pleine confusion sentimentale...

Analyse et critique

Women in Love est un des films les plus célébrés de Ken Russell, celui dont le succès le lance sur les fructueuses et controversées œuvres des années 70. Cette adaptation d'un des romans les plus sulfureux de D. H. Lawrence va offrir un écrin idéal à son gout de l'excès et de l'expérimentation, ici encore relativement retenue en comparaison des films plus furieux à venir. Le projet échoit un peu miraculeusement à un Ken Russell loin d'être encore une valeur sûre pour les producteurs et ayant surtout oeuvré à la télévision. Le réalisateur Silvio Narizzano qui sortait du succès de Georgy Girl (déjà un récit d'émancipation féminine décalé) décide pour son film suivant d'adapter le roman de D.H. Lawrence mais des problèmes personnels l'obligent à quitter le projet qu'il a initié. Les producteurs approcheront en vain Jack Clayton, Stanley Kubrick ou encore Peter Brook pour finalement se rabattre sur Ken Russell qui avait déjà fait montre d'une excentricité et d'un sens formel certains dans une œuvre de commande comme Un cerveau d'un milliard de dollars (1967) où il dynamitait la série d'espionnage des Harry Palmer. Le contexte social de libération sexuelle se prête particulièrement à des adaptations de D.H. Lawrence. La version intégrale de L'Amant de Lady Chatterley fut publiée en 1960 au terme d'un procès retentissant, et cette atténuation de la censure joue aussi au cinéma avec plusieurs adaptations de l'auteur dont la plus fameuse sera Amants et fils (1960) de Jack Cardiff. Ken Russell par sa folie visuelle et son sens de l'excès sera cependant le plus fidèle avec son approche frontale des élans charnel de Lawrence. L'Angleterre post-victorienne et sortant de la Première Guerre mondiale du livre appelle une libération des carcans sociaux et moraux dans laquelle se reconnaîtra le jeune public des années 60 qui vit une même situation.

Le casting sera de longue haleine, et seul Alan Bates (déjà dans Georgy Girl et choisi par Narizzano) est engagé dès le départ dans le rôle de Rupert Birkin. La production impose le bankable Oliver Reed pour jouer Gerald Crich au détriment d'Edward Fox, plus proche physiquement du personnage du livre. Le choix de Glenda Jackson pour la belle Gudrun pose problème également malgré le talent de l'actrice, car elles est jugée insuffisamment séduisante par rapport à l'image évoquée par le livre. Elle subira un relooking de choc pour être rendue suffisamment attractive aux yeux de la production, qui lui fait redresser la dentition, enlever les varices des jambes et lui donne une coiffure plus glamour. Quant à Jennie Linden en seconde sœur Brangwen, elle profitera de la désaffection d'actrices de premier plan comme Faye Dunaway ou Vanessa Redgrave (effrayées d'être éclipsées par Glenda Jackson au rôle plus riche) sur la foi de rushes d'essais effectués face à Peter O'Toole pour Un Lion en hiver, un film dans lequel elle n'a pourtant pas obtenu de rôle. L'ensemble du casting symbolise une nouvelle génération d'acteurs anglais (Alan Bates étant bien sûr rattaché au mouvement des angry young men) dont le sens du risque et le naturel s'inscrivent bien dans l'époque et se révèlent idéal pour s'approprier les personnages. Le livre de D.H. Lawrence fit scandale à sa parution au début des années 20 pour les mêmes raisons que d'autres de ses ouvrages, sa teneur sexuelle. Ici il s'attachait aux tourments intimes de deux femmes émancipées et donc aux comportements considérés comme immoraux du fait de leur sexualité sans tabou. Russell rend bien cet aspect avec sa description des deux sœurs Brangwen Gudrun (Glenda Jackson) et Ursulla (Jennie Linden), des jeunes femmes bouillonnantes et curieuse d'expériences nouvelles, coincées dans un environnement terne et une société conformiste.


A travers leur rencontre et leur liaison avec deux séduisants hommes issus de l'aristocratie locale et tout aussi frustrés, ce sont deux visions de l'amour, du couple et autant d'impasses qui se dessinent. La première partie dépeint d'abord longuement le cadre peu attrayant où évoluent nos personnages. Cité minière sinistre, haute société ennuyeuse et festivités mornes forment ainsi un quotidien poussif. Le monde moderne représenté par l'ère industrielle oppressante et la société aristocratique glaciale, symboles de déshumanisation, étaient déjà au cœur d'Amants et fils et de L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Pour se stimuler, les sœurs donnent donc dans l'excentricité, s'abandonnant aux purs élans du corps et de l'esprit, telle cette séquence où Glenda Jackson plutôt que de fuir se lance dans une danse rituelle lorsqu'elle tombe sur un troupeau de taureaux prêts à la charger. Elle qui intellectualise l'amour plus qu'elle ne le ressent tombera dans les bras de Gerald (Oliver Reed), un riche héritier en quête d'une réelle passion. Ursulla idéalise, elle, un amour ordinaire et simple alors que son amant Birkin (Alan Bates), double de Lawrence dans le livre, y voit quant à lui une dimension plus grande que la vie et impossible à trouver dans une relation ordinaire. L'intrigue bascule lorsque le seul couple équilibré du film, de jeunes mariés, périt tragiquement. Le drame place les protagonistes face à leurs carences affectives pour les voir s'abandonner totalement à leur passion. Russell, qui proposait jusque-là un marivaudage en costumes relativement classique (même si quelques bizarreries nous font bien comprendre que l’on n’est pas dans un produit conventionnel), se lâche donc dans des expérimentations étonnantes notamment sur les scènes de sexe incroyablement crues et sensuelles.

L'étreinte en pleine nature de Birkin et Ursulla est fiévreuse et fulgurante, avec un montage alterné évocateur et puissant entre les corps entremêlés des amants et celui des noyés figés dans une même posture, la mort se confondant à l’amour comme pour signifier son inévitable issue. De même, la première relation entre Gerald et Gudrun par ses assauts froids et calculés contrebalance le désir brûlant de la scène précédente et tient plus de l'expérience anthropologique que de la vraie passion, une scène d'amour en amont voyant Glenda Jackson observer des amoureux faisant de même plutôt que de se focaliser sur Gerald avec qui elle flirte. Le ton navigue ainsi entre deux eaux, l'abandon contre l'intellect, l'amour contre le cynisme. Chez les hommes, cela peut être dû à une insatisfaction constante possiblement comblée par une autre forme d'attrait, lourdement soulignée par Russell lorsque les deux amis s'adonnent nus à la lutte, première amorce du thème de l’homosexualité récurrent dans son œuvre. Pour les femmes, c'est leur trop grande émotivité (Ursulla) ou cérébralité (Gudrun) qui vont leur jouer des tours, parfois au sein d'une même scène comme lorsque Gudrun humilie et rabaisse Gerald pour dans l'instant le solliciter sexuellement dans une totale contradiction. La scène annonce d'ailleurs un moment clé de L'Amant de Lady Chatterley où l'héroïne ne ressent rien en réfléchissant à son étreinte et par cette distance intellectualisée avant de céder corps et âme à son amant pour jouir intensément. Ken Russell cerne parfaitement cette dualité qu'il abordera également dans Les Diables, la bataille des personnage se faisant cette fois entre leurs désirs et leur foi religieuse.


La dernière partie est ainsi d'une rare noirceur, broyant totalement l'un des couples et en laissant l'autre sur un immense point d'interrogation. Le quatuor d'acteurs se montre exceptionnel et se livre avec une grande confiance dans les scènes de nu. Glenda Jackson, à la fois glaciale et exaltée, est extraordinaire et glanera un Oscar bien mérité de la meilleure actrice. Alan Bates est formidable comme à son habitude et Oliver Reed transmet une vulnérabilité surprenante en se jouant de sa carrure imposante. En dépit de petites longueurs, Women in Love est une grande réussite, poignante et formellement somptueuse (magnifique photo de Billy Williams) et portée par un superbe score de George Delerue. Le film sera un immense succès qui tracera la voie de Ken Russell - qui n’en avait pas fini avec Lawrence puisqu’il adaptera pour la télévision L’Amant de Lady Chatterley dans les années 90 - vers ses succès plus tapageurs des années  venir.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 15 juin 2015