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Critique de film
Le film
Affiche du film

Lisztomania

L'histoire

Franz Liszt est un virtuose du piano reconnu dans le monde entier. Sa vie sentimentale, jusqu'à présent très rangée auprès de sa femme et ses deux filles, va basculer du jour au lendemain. En effet, il va tout quitter pour entamer une relation avec la princesse Caroline. L'histoire va se répéter avec la fille du musicien, Cosima, car elle va aussi embrasser une carrière de pianiste et laisser son mari pour partir avec un autre homme, en la personne de Richard Wagner.

Analyse et critique

Lisztomania est la dernière pièce de l’édifice filmique que Ken Russell consacre depuis ses débuts aux grands compositeurs classiques. Ces portraits de musiciens constituent pour le réalisateur un témoignage de son amour de la musique, mais aussi un terrain d’expérimentations formelles où les motifs de l’œuvre musicale est un prétexte à instaurer des obsessions thématiques qui lui sont propre. Ken Russell se rend célèbre et provoque ses premiers scandales lorsqu’il s’attèle pour la télévision à la BBC une série de documentaires consacrés à Prokofiev (1961), Elgar (1962), Bartok (1965), The Debussy Film (1965), Song of Summer (1968) sur Frederick Delius ou encore Dance of the Seven Veils (1970), un film sur Richard Strauss. Il poursuivra cette démarche en passant au long-métrage cinéma avec The Music Lovers (1970) sur Tchaïkovski ou encore Mahler (1974). Russell parvient dans chacun de ces films à magnifier l’art musical des compositeurs, tout en en dressant un portrait original où son sens de la provocation côtoie, sous les excès, un penchant tendre et intimiste notamment dans le rapport des artistes aux femmes de leurs vies.


Lisztomania est financé par le producteur David Puttnam déjà à l’œuvre sur Mahler, et qui envisageait un partenariat avec Ken Russell pour six portraits de compositeurs dont Franz Liszt, George Gershwin, Berlioz et Vaughan Williams. Le succès commercial mitigé de Mahler va atténuer cette ambition et le choix du film suivant (même si un script était terminé pour le film Gershwin) se fera pour Frantz Liszt. Si les dérapages, anachronisme et moments extravagants ne manquaient pas dans les autres « biopics » musicaux de Ken Russell, Lisztomania tout en creusant les mêmes sillons thématiques, s’avère néanmoins différent. En effet, cette même année 1975 sort en salle quelques mois avant Liztomania le film Tommy, où Ken Russell transpose à sa manière l’album-concept du groupe The Who paru en 1969. Le film remporte un succès immense et conforte Ken Russell dans l’idée de faire de Lisztomania un nouvel opéra-rock. Il voit dans le compositeur Frantz Lizt, artiste adulé et grand séducteur de son temps, la première pop star de l’histoire de la musique dans le registre du classique. Ce parti pris guide l’ensemble du projet et notamment le choix de Roger Daltrey en Frantz Liszt, que Russell venait justement de diriger dans Tommy. Le scénario s’avère relativement fidèle chronologiquement aux pans de la vie de Liszt qu’il aborde, mais se déroule dans un univers anachronique assumé et résolument glam dans son esthétique. Le film s’ouvre sur un Liszt déjà adulte et superstar, côtoyant (comme dans la réalité) la crème du monde artistique de l’époque que l’on croise dans la scène de fête initiale : George Sand, Hector Berlioz, Frédéric Chopin. Parmi eux, un Richard Wagner (Paul Nicholas) encore en quête de reconnaissance qui le supplie de jouer son opéra Rienzi durant son récital de piano. La séquence de concert est un sommet d’hystérie transposant au XIXe la folie des concerts des Beatles avec une horde de public féminin hurlant à la moindre note jouée, à chaque sourire et regard en coin de Liszt. L’art de Ken Russell est de nourrir ses excès d’une base réelle puisqu’il s’avère que les prestations de Frantz Liszt suscitaient réellement cette folie. Roger Daltrey forcément se délecte en véritable rockstar qu’il est pour avoir la posture, la réaction et le charisme propre à faire perdre la tête à ses groupies.


Un autre élément se joue cependant dans cette scène d’introduction, la manière dont Liszt revisite la composition de Wagner. Avant tout préoccupé de satisfaire son public en surchauffe, Liszt dénature la partition de son confrère, la délestant de ses atours sombres pour la rendre plus guillerette, au grand dam de Wagner qui quitte la salle, furieux. On saisit que l’implication dans son art a un peu quitté Liszt malgré son influence sur ses contemporains, et qu’il se réfugie dans une certaine oisiveté et les plaisirs charnels de sa vie de star – une nouvelle fois Russell revisite façon rockeur rabattant les groupies attrayante la nature d’hommes à femmes de Liszt. L’artiste en est conscient et son plus grand rêve est d’être de nouveau capable de composer de la grande musique. Cependant Russell fait de tous les moments d’inspirations de Liszt des séquences hors du temps. Ce seront des flashbacks où il se souvient de la vie de bohème avec sa maîtresse Marie d'Agoult (Fiona Lewis), avant l’opulence et les enfants qu’ils auront ensemble. Le personnage semble devoir constamment fuir le réel et les responsabilités pour retrouver la flamme créatrice, délaissant son foyer pour d’incessantes tournées.

Le récit vit au rythme des lieux et des femmes de la vie de Liszt. Ainsi l’invitation de la noble polonaise Carolyne de Sayn-Wittgenstein (Sara Kestelman) le conduit à Saint-Pétersbourg pour l’entame d’une liaison torride. L’échappée au réel se fait par l’excitation que lui procure cette nouvelle amante et se traduit par un décorum stupéfiant et entièrement dévoué à l’obsession priapique de Liszt où l’architecture classique slave se mêle à l’analogie sexuelle la plus grossière – la direction artistique de Shirley Russell n’a jamais été aussi délirante. En plus de l’opéra-rock, la rigueur métronomique et le gigantisme des chorégraphies rappelle l’influence des comédies musicales de Busby Berkeley chez Russell, qui lui rendit d’ailleurs hommage dans le méconnu The Boy Friend (1971). Liszt apparaît comme un être inconséquent dont l’inspiration s’atténue dans la routine du quotidien qui le fait quitter ou être quitté par les femmes de sa vie, et rechercher dans une mystique la matière à nourrir son art. C’est un élément étonnamment délaissé ici par Ken Russell qui avait pourtant si magnifiquement dépeint le déchirement de ses artistes entre la chair, l’art et le religieux dans The Music Lovers et Mahler. Ce schisme existait pour Frantz Liszt qui délaissa un temps les plaisirs pour embrasser la foi religieuse, mais dans le film c’est traité de façon superficielle (malgré l’allusion au fait que le père de Liszt l’éloigna enfant de son attrait pour la religion pour en faire un enfant prodige musicien) et simplement une échappatoire pour l’artiste après son mariage avorté – ce qui nous vaut une savoureuse apparition de Ringo Starr en pape.


Ce qui intéresse Ken Russell ici est plutôt la relation tumultueuse entre Frantz Liszt et Richard Wagner. Pour témoigner de l’influence du premier sur le second, il instaure un cadre historique (le Soulèvement de Dresde en 1849) opposant la fuite des réalités de Liszt à l’intérêt pour celles-ci de Wagner. Considérant que Liszt gaspille son talent dans son monde de rêve, Wagner lui vole selon un motif vampirique afin d’en faire bon usage dans un monde réclamant une vision artistique et politisée. L’inspiration de Liszt est ainsi dévoyée en conduisant à la création de l’opéra Siegfried, et sa vision du surhomme associée à celle de Nietzsche avec lequel Wagner entretenait une amitié tumultueuse. Toutes ces informations sont évacuées pour directement faire l’association entre Wagner, surhomme et nazisme. C’est une marotte de Ken Russell qui s’était vu censurer un de ses documentaires pour la BBC par des descendants de Wagner horrifiés de cette analogie au nazisme, et réitèrera cette approche dans Mahler. Ici il introduit une imagerie gothique tout d’abord inquiétante, avant d’être tournée en ridicule dès que le motif du surhomme et de la pureté aryenne s’immisce, comme pour affirmer la vacuité de cette idéologie - même le motif phallique festif et paillard dans les visions de Liszt retrouve une "raideur" machiste et totalitaire. Les jeunesses « hitlériennes » avant l’heure arborent un costume de superman, le « surhomme » a une naissance à la Frankenstein et s’avère un être limité intellectuellement. Les visions de Russell sont proprement stupéfiantes de folie, avec ce duel musical où Liszt détruit par son jeu de piano virtuose et ses notes immaculées tout l’édifice nazi de Wagner.


Malheureusement, la force de Liszt ne s’épanouit jamais mieux que dans l’imaginaire alors que la réalité et les humains sont tristement décevants et prévisibles dans leurs errances. Même s’il rate un peu le coche familial et émotionnel (Cosima (Veronica Quilligan) fille de Liszt étant la seconde épouse dévouée de Wagner, sans que l’enjeu ne soit suffisamment central dans l’approche de Russell), Ken Russell fait finalement sous les excès une œuvre profondément politique contre l’obscurantisme, dans la lignée de Les Diables (1971). L’analogie à la Nuit de Cristal et aux futures dévastations du régime nazis sont explicite, et ce n’est que dans une séquence onirique finale que Liszt entremêle enfin sa foi, son art et les femmes de sa vie pour détruire depuis les cieux l’oppresseur à la croix gammée. C’est l’apothéose hallucinée de la folie glam du film et de sa bande-originale revisitant à la sauce opéra-rock les compositions classiques de Liszt et Wagner, entrecoupé de chansons de Roger Daltrey. C’est sans doute le plus outranciers des portraits musicaux de Ken Russell, prolongement de sa filmographie passée, photographie de son présent par cette influence de Tommy, et annonciateur du futur avec un Valentino (1977) biopic de la star du muet dont les visions d’idolâtries hystériques doivent beaucoup à Lisztomania.


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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 1 septembre 2023