L'histoire
Affublée d'un foulard et de grandes lunettes à miroir qui la rendent méconnaissable, une femme raconte, quelque part à Madrid, et devant une assistance nombreuse et attentive, comment elle fut torturée. Luis, metteur en scène de théâtre et professeur d'art dramatique, impressionné par ce témoignage, décide d'en faire une pièce sur le thème de la torture. Il prend peu à peu conscience qu'Emilia, la femme de son dentiste qu'il a engagée dans sa troupe, est faite pour le rôle principal...
Analyse et critique
Le 20 novembre 1975, le décès de Franco met fin à 40 ans de dictature en Espagne. Le réalisateur Carlos Saura perd en quelque sorte là son meilleur ennemi, tant le cycle de films qu’il signa à partir du début des années 60 fonctionnaient comme des brûlots allégoriques (et fortement soumis à la censure) dénonçant le régime franquiste. Saura va solder les comptes avec trois autres films tournant autour de cette thématique avec Cria Cuervos (1976), Elisa, mon amour (1977) et Maman a cent ans (1979). L’œuvre qui va poser les jalons d’une évolution nécessaire pour le réalisateur sera donc Les Yeux bandés, un pied dans les anciens questionnements et l’autre dans des chemins futurs plus inattendus.
En 1975, Carlos Saura assiste à un symposium ayant pour thématique les dictatures en Amérique latine, cadre dans lequel il sera frappé par le témoignage saisissant d’une femme racontant son enlèvement et sa torture. Il décide façonner son prochain film s’inspirant de cette expérience, s’inventant avec le personnage de Luis (José Luis Gómez) une sorte de double cinématographique. Ce dernier est un acteur et professeur de théâtre qui va assister à un évènement similaire à Saura, et envisager d’en monter une pièce de théâtre avec ses élèves. Le postulat pourrait faire penser que le film reposera sur une dimension politique, mais malgré l’inspiration du fait initial (le témoignage venant de d’évènements s’étant déroulé dans la dictature argentine) Saura va davantage s’attacher à la pérennité du mal, à cette hantise de l’expérience de la torture.
Ainsi la manière dont Luis imagine le déroulement de ce terrible souvenir va-t-elle se mélanger à sa propre psyché. Saura nous égare dans des projections mentales au sein desquelles l’expérience de la torture en elle-même est absente, sorti des descriptions orales traumatisantes, mais dont l’avant (l’enlèvement) et l’après se mélangent à des éléments de la vie personnelle du héros. Le visage de la victime endosse celui d’Emilia (Geraldine Chaplin), amie puis amante de Luis, et les faits se déroulent dans des cadres où Luis a lui-même vécu des souvenirs moralement et/ou physiquement douloureux. Il va dès lors faire une introspection correspondant au propre sentiment d’humiliation et frustration qu’il a par le passé pu éprouver dans d’autres circonstances, comme son expérience d’ouvrier de charbon auprès d’un oncle méprisant ses velléités artistiques.
Emilia vivant de son côté également un enfer personnel auprès d’un compagnon violent, va trouver refuge et amour auprès de Luis. Aspirant à être comédienne, la projection que fait Luis avec ses traits endossant ceux de la victime de torture va se concrétiser dans la réalité lorsqu’il va lui confier ce périlleux rôle pour sa pièce. Cette réflexion sur la hantise et la contagion du mal, du traumatisme physique et psychique, se poursuit donc avec Emilia dont l’apprentissage de ce texte de confession imprègne aussi son humeur. Les comédiens évitent grandement au film d’être trop abstrait et théorique, il faut voir Géraldine Chaplin véritablement marquée physiquement en énonçant les sévices que son « personnage » subit, et la manière dont cela affecte l’initialement touchante romance avec Luis.
L’empathie pour le couple permet un ancrage pour le spectateur malgré la froideur du ton, sans totalement trouver l’équilibre des autres fables de Saura mieux équilibrées entre veine intime et sous-texte politique – comme Peppermint frappé (1967) Stress es tres, très (1968) qui traitaient des affres du couple aussi tout en visant autre chose. Là l’élément politique est plus nébuleux malgré le sujet, reste ténu pour ne plus véritablement ressurgir que lors d'une scène finale choc qui prête à interprétation. Réflexion sur la menace physique des régimes autoritaires sur les artistes, prolongation du fantasme se croisant au réel, ou audacieux happening façon mise en abyme ? La question reste ouverte et participe au mystère de ce Saura de transition.
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Sortie le 14 mai 2025
Editions LCJ