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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Soeurs Brontë

L'histoire

Dans l'Angleterre du début des années 1840, les destins croisés et tragiques des enfants du révérend Brontë (Patrick Magee) : Charlotte (Marie-France Pisier), Emily (Isabelle Adjani), Anne (Isabelle Huppert) et leur frère Branwell (Pascal Greggory). Tandis que les trois sœurs écrivent des romans et des poèmes, leur frère, épris d'une femme qui refuse de l'épouser, s'adonne à l'alcool et à la drogue...

Analyse et critique

Où Charlotte et Emily Brontë sont-elles allées puiser leur inspiration en écrivant, pour la première, Jane Eyre et, pour la seconde, Les Hauts de Hurlevent ? À quelles motivations profondes a, en outre, répondu l’engagement de chacune d’entre elles dans la voie de l’écriture ? Telles sont les questions d’importance auxquelles se propose de répondre le film d’André Téchiné. Car, sous ses allures de biopic scrupuleusement documenté, c’est la question de la création littéraire (1) qu’embrasse en réalité Les Sœurs Brontë.

Concernant la première de ces interrogations, ce long métrage affirme de manière claire que ce sont les existences-mêmes de Charlotte et d’Emily qui ont constitué le matériau essentiel de leurs œuvres. Les romans de l’une comme de l’autre ne cessent en effet d’entretenir des correspondances explicites avec leurs vies, telles que les dépeint André Téchiné, secondé au scénario par Pascal Bonitzer (2) et Jean Gruault (3). Le film consacre ainsi d’importantes séquences à la passion amoureuse inspirée à Charlotte par Constantin Héger (Xavier Depraz), un professeur dont la jeune femme reçut l’enseignement à Bruxelles et sous la direction duquel elle travailla ensuite. Montré par André Téchiné dans Les Sœurs Brontë comme un homme d’âge mûr, aussi sévère que charismatique, Constantin Héger est ainsi présenté comme le modèle dont s’est probablement inspiré Charlotte pour élaborer son personnage masculin le plus connu : Edward Fairfax Rochester, ce sombre quadragénaire dont s’éprend follement la jeune héroïne de Jane Eyre - exerçant comme Charlotte le métier de préceptrice -, roman qui lui apporta la célébrité en 1847.

Quant aux épisodes des Sœurs Brontë plus particulièrement consacrés à Emily, ils multiplient les échos à l’œuvre la plus fameuse de celle-ci : Les Hauts de Hurlevent, un roman édité en 1847. Les plans du film montrant Emily arpentant la lande désolée et hivernale du Yorkshire ou bien encore ceux, nocturnes et gothiques, du cimetière jouxtant le presbytère habité par les Brontë évoquent irrésistiblement les décors décrits par l’écrivaine dans ce roman. L’impressionnante prestation d’Isabelle Adjani, campant Emily comme une sauvageonne tourmentée et irascible, suggère pour sa part que la romancière a conçu les héroïnes aussi entières qu’instables des Hauts de Hurlevent comme ses évidents alter ego littéraires.

De même, le film présente Branwell comme la source à laquelle Emily est allée puiser pour imaginer plusieurs des protagonistes masculins des Hauts de Hurlevent. En restituant avec la même conviction l’hypersensibilité, l’égocentrisme et la violence autodestructrice de l’unique frère Brontë, Pascal Greggory s’affirme comme une synthèse des figures littéraires que sont Heathcliff et Edgar Linton, les deux héros des Hauts de Hurlevent. Et à l’occasion d’une troublante séquence montrant Emily et Branwell sur le point d’échanger un baiser plus amoureux que fraternel, le film émet même l’hypothèse que la pulsion incestueuse taraudant Les Hauts de Hurlevent pourrait avoir quelque origine dans la vie de son auteure. L’ombre de l’inceste plane, par ailleurs, lors d’un gros plan sur le visage perturbé - jaloux ? - de Charlotte quand Branwell s’apprête à quitter la demeure familiale pour devenir le précepteur de jeunes filles...

Si ce lien consubstantiel entre les existences réelles de Charlotte comme d’Emily et leurs créations littéraires apparaît grâce au scénario et aux interprètes, cette relation féconde entre la vie et l’art est aussi montrée par la dimension visuelle du film. Bénéficiant du savoir-faire hors pair d’un directeur de la photographie tel que Bruno Nuytten, la mise en image s’inscrit dans une démarche ostensiblement picturale. Cela pourra passer par le recours à une lumière très élaborée, explorant magnifiquement les possibilités du clair-obscur. (4) Ou bien André Téchiné compose son plan de telle sorte que les personnages ou les paysages soient littéralement encadrés, par les montants d’une fenêtre ou d’une porte, et se transforment ainsi en de véritables tableaux vivants. On ne pourra aussi s’empêcher de penser à la peinture préraphaélite, notamment celle de Dante Gabriel Rossetti lors des gros plans sur le visage d’Anne à laquelle Isabelle Huppert prête une carnation aussi pâle que rousse est sa chevelure.

Mais si cette stylisation constante du monde dépeint par Les Sœurs Brontë conforte effectivement l’idée que le réel forme l’ingrédient fondamental des entreprises romanesques de Charlotte et d’Emily, le film ne réduit pas pour autant celles-ci à un simple acte d’enregistrement documentaire. Les Sœurs Brontë fait tout autant la preuve que l’écriture est aussi un geste de recréation de ce réel vécu comme insupportable car générateur d’un large faisceau de frustrations. Si la réalisation volontairement statique d’André Téchiné confère au film une splendide esthétique picturale, sa fixité lui permet aussi d’induire une atmosphère placée sous le signe de la contrainte. Les vies réelles de Charlotte et d’Emily, comme celles d’Anne et de Branwell, ne cessent en effet de se heurter à d’insurmontables limites inhérentes aux cadres moral et social. Concernant ce dernier, André Téchiné multiplie les séquences décrivant la société anglaise d’alors comme une construction rigoureusement hiérarchique dans laquelle les Brontë - enfants désargentés d’un modeste pasteur de campagne - sont condamnés à occuper des places secondaires malgré leurs talents avérés. On pense, par exemple, à la séquence du dîner chez les Robinson - une riche famille dans laquelle Anne et Branwell sont employés comme précepteurs - voyant la sœur et le frère Brontë violemment renvoyés à leur condition de subalternes par le maître de maison (Adrian Brine) comme par les enfants de celui-ci. La puissance sociale de ces grands bourgeois s’exprime spectaculairement dans le cadre saturé par les signes extérieurs de leur domination : noria de domestiques au garde-à-vous, tablée luxueuse étincelant des éclats de l’argenterie, splendeur des vêtements arborés par la riche famille, notamment par Madame Robinson (Hélène Surgère) vêtue d’une spectaculaire robe de soirée. C’est encore par le biais du costume qu’André Téchiné suggère le sentiment de déclassement affectant aussi Charlotte, lors des scènes finales montrant l’aînée des Brontë assistant à une représentation d’opéra. Pourtant au faîte de sa célébrité - Jane Eyre vient de connaître un succès considérable - la robe austère qu’arbore alors Charlotte apparaît comme bien terne, presque pauvre, au regard des extraordinaires tenues de gala exhibées par les autres spectatrices… parmi lesquelles on retrouvera Madame Robinson.

Or si la frustration est, ainsi que l’affirme Les Sœurs Brontë, le lot commun de la vie réelle de la fratrie, il n’en va jamais ainsi dans les œuvres de Charlotte ou d’Emily. Revenons, par exemple, à la tension incestueuse se dessinant dans le film entre Branwell et deux de ses sœurs. Si ce désir tabou ne put jamais se réaliser dans la vie réelle de la fratrie Brontë, ni même se dire, c’est grâce à la fiction littéraire qu’il a finalement trouvé à s’exprimer. Rappelons que le couple central des Hauts de Hurlevent - celui formé par Heathcliff et Catherine - est en effet constitué d’un demi-frère et d’une demi-sœur ! Roman moralement transgressif, Les Hauts de Hurlevent l’est tout autant socialement. Heathcliff, enfant naturel sans cesse renvoyé à sa condition d’inférieur social par les personnages bourgeois du roman, réussira finalement à se venger de ceux-ci, humiliant les uns, ruinant les autres, provoquant même la mort de certains. Toujours en matière de norme sociale, on pourrait encore évoquer le fait que Les Hauts de Hurlevent campent de fortes figures féminines - féministes ? - réussissant à imposer leur volonté dans un monde patriarcal. Ce qu’échoue justement à faire dans la réalité Emily ainsi que le montre, par exemple, une séquence du film dans laquelle elle se fait rabrouer parce qu’elle porte des vêtements masculins.

Et si Les Sœurs Brontë montre donc que la littérature constitua un puissant exutoire pour Emily, il dresse le même constat à propos de Charlotte. La passion de cette dernière pour Constantin Héger ne connut en effet jamais de suite, repoussée qu’elle fut par le sévère enseignant, et jetant finalement son dévolu sur Arthur Bell Nicholls (Roland Bertin), un modeste vicaire ainsi que le rappelle André Téchiné. Mais cet échec amoureux fut dans l'imaginaire conjuré avec Jane Eyre, roman dans lequel l’héroïne - le double fictif de Charlotte - réussit à conquérir le cœur de Rochester.

Aussi accompli dans le domaine formel que dans le domaine réflexif, porté par une interprétation souvent saisissante, Les Sœurs Brontë s’impose donc comme un grand film sur la question de la création littéraire, apportant à celle-ci de passionnants éléments de réponse.

(1) On notera que Les Sœurs Brontë est comme placé sous le patronage de Roland Barthes. Le théoricien de la littérature prête ses traits dans le film à l’écrivain William Thackeray. Thackeray (1811-1863) est, entre autres œuvres, l’auteur des Mémoires de Barry Lyndon dont Stanley Kubrick a tiré le film que l’on sait en 1975. Et puisque l’on évoque ici ce réalisateur, on signalera que le rôle du père des sœurs Brontë est tenu par Patrick Magee que Stanley Kubrick dirigea dans Orange mécanique (1971). Ce comédien britannique y jouait le rôle de l’écrivain agressé par Alex et sa bande.
(2) Passionné par l’œuvre d’Emily Brontë, Pascal Bonitzer a aussi coécrit le scénario de Hurlevent (1985), l’adaptation cinématographique par Jacques Rivette de l’un des chapitres du roman de la plus célèbre des sœurs Brontë.
(3) Rappelons que c’est à Jean Gruault que l’on doit les scénarii de La Religieuse (1966) de Jacques Rivette, d’après le roman de Diderot, ou encore de L’Histoire d’Adèle H  (1975) de François Truffaut, deux scripts témoignant de l’intérêt - et de la compétence - de ce scénariste pour le domaine littéraire.
(4) L’ombre de Stanley Kubrick se dessine de nouveau… Les clairs-obscurs des Sœurs Brontë, par leur sophistication, ne sont en effet pas sans faire penser à ceux composés par John Alcott pour Barry Lyndon.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 31 mai 2012