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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Habitants

(De Noorderlingen)

L'histoire

Un facteur qui se délecte du courrier des autres ; un garde-chasse stérile qui ne pense qu'à la défense de son petit carré de forêt ; un boucher obsédé sexuel ; sa femme qui ne supporte plus qu'on la touche et qui décide de ne plus rien manger ; un adolescent fasciné par la situation au Congo ; un nègre échappé d'une exhibition sur les mystères de l'Afrique ; un obèse mutique terrifiant les autres habitants à dos de mobylette ; et une jeune fille mystérieuse, de blanc vêtue... tels sont les habitants d'une rue au milieu de nulle part, premier jet d'une ville-prototype qui ne verra jamais le jour...

Analyse et critique

Un studio de photos : un couple et un enfant posent. Le photographe interrompt la séance pour demander au mari d’être plus souriant, plus confiant... L'homme s’interroge : « Plus confiant en quoi ? » Le photographe de répondre : « En l’avenir, bien entendu. » Le mari sourit, le cliché est pris. Quelques temps plus tard, la photo sert pour une campagne de publicité immobilière, annonçant « Ici, en 1958, plus de 2 000 logements. » Au milieu des travaux, une barre d’une petite vingtaine d’habitations a émergé. Un panneau annonce : « Eté 1960. » Des fleurs ont poussé dans la bétonnière.

Cette introduction, drôle et désabusée à la fois, donne le ton des Habitants, film qui ne manque ni d’élégance ni de mordant pour décrire la vie de cette petite communauté un peu abandonnée par le monde. D’une part, et en écho à l’échange entre le mari et le photographe, le film n’aura de cesse de renvoyer l’homme à ses illusions, à ses fantasmes et à son attente naïve d’un mieux qui n’arrive jamais vraiment. De l’autre, il s’ancrera dans l’atmosphère si particulière de son cadre, composé d’une ville inachevée et d’une forêt artificielle, quelque chose comme un laboratoire à ciel ouvert où se débat l’humanité la plus médiocre.

Le réalisateur-scénariste(-comédien) Alex van Warmerdam est un homme aux multiples casquettes qui, après une formation de peintre, se sera fait dans les années 80 une solide réputation d’homme de théâtre via une troupe cofondée avec son frère Marc. Son premier film, Abel, réalisé en 1986, avait rencontré un certain succès aux Pays-Bas, mais c’est véritablement son long métrage suivant, Les Habitants, en 1992, qui attirera l’attention de la cinéphilie internationale sur son style coloré et caustique. Après avoir fondé sa propre maison de production, il tournera quelques films plus ou moins remarqués (dont La Robe, et l'effet qu'elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent en 1996), et sera le premier cinéaste hollandais depuis plus de 35 ans à avoir les honneurs de la Sélection Officielle cannoise, en 2013, avec son film Borgman. Lauréat d’un honneur national pour son rayonnement et son apport à la culture hollandaise, il peut être considéré comme le porte-étendard d’une cinématographie par ailleurs très discrète sur le plan international, en tout cas souvent éclipsée en France par son voisinage belge. On peut d'ailleurs, à l’occasion, reconnaître une sorte de cohérence entre le style de van Warmerdam et la manière dont certains artistes belges observent le monde, avec cette poésie du quotidien transcendée par un style visuel chamarré, un regard empreint de fantaisie et de désenchantement mêlés, et une inclinaison vers l’absurde ou le surréalisme. Le gag, au début des Habitants, dans lequel le facteur arrivé devant le domicile du destinataire d’une lettre, refuse de remettre le pli en mains propres à celui-ci et le dépose dans la fente, obligeant l’autre à rouvrir sa porte pour ramasser son courrier, pourrait ainsi tout à fait figurer dans un film du duo Abel & Gordon, élasticité burlesque et couleurs vives comprises. Toutefois, on peine à véritablement considérer Les Habitants comme une comédie, tant les quelques élans comiques du début laissent bien vite la place à une observation de mœurs plutôt glaçante, et tant les ressorts dramatiques ont, au fur et à mesure du film, tendance à davantage tenir du drame, voire même de la tragédie.

Au départ, il y a donc une unique rue, avec dans chacune des habitations une grande fenêtre permettant de voir ce qui se passe dehors... ou au dehors de voir ce qui se passe dedans. Regards en coin, colportages, chuchotements, petites hypocrisies, lâchetés inavouables, tout l’éventail de la promiscuité cancanière se trouve au cœur des Habitants, avec comme maître d’œuvre ce facteur bien peu déontologique (incarné par le réalisateur lui-même) qui lit le courrier de ses voisins... et ne s’en cache d’ailleurs pas spécialement. Chacun doit donc endosser (au moins) deux costumes dans la mascarade du quotidien : celui qu’il est, et celui que l’on voit. Le fait d’avoir situé l’action du film dans les années 60, au moment où tous les foyers populaires pouvaient à leur tour faire l’acquisition d’un poste de télévision, enrichit le film d’une idée visuelle omniprésente faisant des fenêtres des cadres d’écrans, mais des cadres à double sens : le spectacle est ainsi permanent, dans les foyers comme dans la rue, et les spectateurs en sont également les comédiens. On ne peut s’empêcher de remarquer que Les Habitants fut réalisé au moment du pic de notoriété de l’émission belge Strip-Tease, extrêmement formatrice dans l’appréhension du réel de nombreux futurs cinéastes belges (dont Benoît Mariage, par exemple), et qui, à bien des égards, anticipait ou annonçait certaines pratiques de la télé-réalité, où chacun peut à son tour se rêver en vedette de télévision...

Des illusions, des apparences ou des fantasmes, il en est souvent question dans Les Habitants ; et la manière dont Alex van Warmerdam évoque le sujet religieux va souvent dans ce sens : du rituel dominical servant surtout à vider les ruelles à la statue de Saint-François prenant vie, des missionnaires itinérants à la foule venant prier Martha la souffrante, tout dans le film semble souligner le décalage entre la manière dont la religion perçoit les choses et la manière dont elles existent, comme s’il s’agissait là d’un leurre collectif, parfois conscient mais si confortable.

Si l'on ajoute la répugnante obsession sexuelle de Jacob ou la rigidité maladive d’Anton, un seul personnage semble quelque peu échapper à la sévérité du portrait général, celui du jeune Thomas. Mais lui-même trimballe, dans un premier temps, son lot de fantasmes autour de la situation congolaise de l’époque, entre Lumumba et Kasavubu... En quelque sorte, le film peut aussi se voir comme son parcours initiatique, s’achevant sur la prise de conscience, amère et irrévocable, de la veulerie de la nature humaine. Ses retrouvailles finales avec Plagge le facteur pourraient presque se voir comme une sorte de conclusion-manifeste affirmant : « Finalement, le mieux est encore de s’en amuser. »

Heureusement, il y a également dans Les Habitants une sorte de soupape vers le merveilleux à travers l’étonnante forêt qui jouxte le village inachevé. Toujours obscure même quand il fait grand jour dehors, mais habitée d’une lumière de conte de fées même lorsque c’est nuit noire, la forêt semble en partie dissociée du village, et les choses ne s’y déroulent pas tout à fait de la même manière. C’est un havre pour celui qui cherche l’intimité ; c’est un refuge pour celui qui est poursuivi ; c’est l’endroit de la revanche pour celui qui est harcelé (1) ; et c’est le foyer de la fascinante Agnes, sorte de créature fantastique qui guide Thomas vers son âge adulte. Malheureusement, la forêt sera à son tour gagnée par la violence des hommes, et Thomas la quittera elle aussi, en lui tournant une dernière fois le dos.

Reposant sur une galerie de personnages excentriques et assez peu attachants, extrêmement économe en mot, très stylisé - à la limite de la préciosité - dans sa direction artistique comme dans sa narration un peu abstraite, rythmé sur un tempo plutôt lent mais composé d’une succession de petits morceaux de bravoure, et habillé d’une bande-son qui n’épargne ni les silences dérangeants ni les dissonances, Les Habitants pourra désarçonner, et il sera aisé aux déçus de l’évacuer du revers d’une expression péjorative du type "cinéma poseur" ou "arty". Il aura toutefois, à sa manière et aux côtés, par exemple, d’un Aki Kaurismaki, contribué aux débuts des années 90 à l’émergence d’un courant du cinéma nord-européen, habité par un véritable regard sur le monde et une volonté constante de composer des images fortes et insolites. A cet égard, il mérite indéniablement la (re)découverte.


(1) A noter que le personnage - muet - de Fat Willy est incarné par le controversé Theo van Gogh, arrière-petit-neveu de Vincent van Gogh, lui-même réalisateur de films, et connu aux Pays-Bas pour ses positions iconoclastes et polémiques autour des questions religieuses, notamment juives et islamiques. Après un court métrage blasphématoire vis-à-vis du Coran, il sera assassiné en novembre 2004 par un islamiste.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Un entretien avec Alex van Warmerdam à propos du film, sur le site de ED Distributions

Par Antoine Royer - le 18 novembre 2013