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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Gens de la pluie

(The Rain People)

L'histoire

Quand elle se découvre enceinte, Natalie (Shirley Knight) fuit son foyer au volant. Elle prend bientôt en stop un jeune homme, Kilgannon (James Caan), ancien athlète victime d’un coup au crâne qui l'a laissé mentalement atteint.

Analyse et critique

"The rain people are people made of rain.
And when they cry, they disappear altogether,

because they cry themselves away."

Les Gens de la pluie est le long métrage de fiction qui marque l’acte de naissance d’American Zoetrope, la maison de production que Francis Ford Coppola fonde avec George Lucas (présent sur le tournage en qualité d’ « assistant ») afin de s’émanciper des studios. La distance géographique (des locaux à San Francisco, un tournage dans le Tennessee, en Virginie et au Nebraska) entend tenir ceux-ci à distance, tandis que le budget de ce road-movie modeste se fait sur le dos du dernier de Coppola, le cinéaste ayant gonflé le coût de sa précédente comédie musicale (La Vallée du bonheur) pour réaliser ce film plus directement personnel. Il a pour origine un souvenir d’enfance, la mère du réalisateur ayant quitté le foyer pour quelques jours, événement qui le marqua durablement (probablement reste-t-il une trace de ce souvenir dans l’argument de Coup de cœur, voyant deux membres d’un couple s’éloigner momentanément l’un de l’autre afin d’éprouver leur amour). Errance d’une femme aliénée (comme Alice n’est plus ici de Martin Scorsese avec lequel il partage, outre des thèmes, un ton bucolique et crépusculaire), le film organise la rencontre de deux - bientôt trois - âmes en peine, dont un montage en fragments restitue les psychés en morceaux.

Il y a d’abord la fuite de Natalie (Shirley Knight) qui, découvrant qu’elle attend un enfant, se demande à distance de son foyer si elle entend le garder ou non. Puis sa rencontre avec Kilgannon (James Caan), dit « Killer », auto-stoppeur qui se révèle être un sportif rendu simple d’esprit par un coup reçu au crâne durant une partie de football américain. Lâché par son équipe, et ce qui lui tenait lieu de proches, il sillonne désormais les routes, dilapidant la somme qui lui a été laissée dans une enveloppe au moment de l’abandon. Avant de prendre soin d’un nouvel être qui naîtrait, Natalie se charge, serait-ce avec dépit, impatience, des tentatives d'abandon et un agacement blessant, de cet être démuni, incapable de survivre par lui-même. Son handicap mental le place en situation de minorité, celle d’un enfant incapable d’autonomie et cette position résonne douloureusement avec celle de Natalie aux yeux de la société : elle qui est passée de la tutelle de ses parents (auxquels elle rend visite au petit matin, au moment de fuir) à celle d’un mari, censé répondre d’elle comme on le ferait d’un enfant. Ainsi un policier rencontré quand elle commet un excès de vitesse, Gordon (Robert Duvall), lui demande-t-il ce qu’elle fait loin de son mari et l’enjoint en premier lieu (c’est-à-dire : avant de s’intéresser de plus près à son cas) de faire demi-tour, de retourner à lui dans l’État d’où elle vient. Elle est traitée comme une éternelle mineure, point commun avec un athlète sur lequel de grands espoirs étaient fondés et dont plus personne ne veut, maintenant qu’il ne peut se comporter « en homme ». Kilgannon est, pour reprendre les titres d’un des premiers films de Coppola et d’un des derniers, un Big Boy, un Homme sans Âge, comme Jack un gamin dans un corps d’adulte. Et face à eux, l’ « homme » véritable, justement. Celui qui fait son âge. Ce policier de campagne, dont la femme est morte dans un incendie quatre ans plus tôt, le laissant seul à charge d’une fille qu’il néglige, s’avère peut-être le plus atteint des trois. Celui pour lequel il ne paraît pas y avoir de rémission envisageable... paradoxalement du fait que cet être instable, qui vit dans des conditions insalubres dans un bungalow qu’il partage avec son enfant, fonctionne aux yeux de la collectivité (il a endossé un rôle que les autres reconnaissent et auquel ils doivent se soumettre).

La subjectivité partagée de ces Gens de la pluie donne forme à ce film, comme la pluie figure les larmes qu’ils ne versent pas mais retiennent au fond d’eux-mêmes. Les heurts du montage, les allers-retours temporels assurent une discontinuité qui donnent à cette chronique des allures de construction mentale, de brisure vécue. L’aliénation de Natalie (que Coppola n'explique pas, bien qu'elle apparaisse liée à un manque d'autonomie et à une incertitude fondamentale concernant ses propres désirs) n’est pas qu’exprimée par sa caractérisation (elle s’exprime à son propre sujet à la troisième personne... dépersonnalisation qui lui permet du reste d’entrer dans le jeu d’obéissance de Killer en tant que donneuse d’ordres : « Simon says... »), elle se traduit tant sur le plan plastique et narratif que dans la texture sonore du film : ainsi de sa première conversation téléphonique, où le son de sa voix est celui qui sort du combiné, par opposition à un second appel où (tandis que son mari est toujours entendu comme à distance à travers cet appareil) sa voix, s’exprimant sur sa délibération quant à un avortement, est désormais organiquement la sienne... avant qu’un garçon en manque d’attention ne coupe le câble permettant cette communication. Walter Murch (à la fois ingénieur du son et monteur) explore les motifs auditifs qui donneront toute leur mesure, pour témoigner de l'éloignement de soi-même, dans Conversation secrète. L’intime s’imbrique à la technologie, l’authenticité (que devrait garantir la voix pleinement « humaine ») se confronte à des biais techniques, risque le brouillage. La technophilie de Coppola est à double tranchant : elle lui permet paradoxalement d’exprimer une vision romantique, fondée sur une dialectique de l’âme (la voix chaude, pleine et entière) et de ce qui est fabriqué (un son robotique, métallisé).

Dans ce film modeste, profondément émouvant, il explore, expérimente, pose ici et là, le long d’un chemin droit comme la route, les germes de ce qui deviendront des leitmotivs de son œuvre (le clair-obscur ciselant à la fin le visage de deux amants annonce bien d’autres compositions dans une pénombre aux lumières chaudes et aux noirs profonds). C’est une œuvre de l’échec familial, de l’incapacité à former une famille, soit un drame indépassable pour ce cinéaste de la cellule familiale. Car le drame n’est pas tant que Natalie fuit la sienne, que le fait qu’elle n’arrive pas ensuite à faire front avec Killer, trop encombrant, à la fois trop passif et trop impulsif (la manière dont il libère les poussins en batterie dont il a reçu la « responsabilité »), barrant souvent la route à ses désirs, en vertu même de son inébranlable dévotion (se confondant avec la dépendance). Ils ne savent pas se réconforter, ils ne trouvent pas comment s’unir.  Ils ne peuvent s’extraire de leur vie passée, du trauma qu’ils ressassent, au même titre que Gordon fantasme encore auprès du corps d’une autre la présence de celui de sa femme (celle-là même dont il s'était désintéressé de son vivant... en un commentaire étonnant sur la difficulté accrue à faire le deuil d’une partenaire qu’on n’aimait plus). Ils vivent tous encore dans un passé qui résonne, plan contre plan au sein des mêmes scènes, dans un présent hanté, désincarné. La somme même des souvenirs les rend vides, immatériels, les ballotte comme des gouttes de pluie s’éparpillant contre la paroi d’une vitre d’automobile. Ce flou à l’intérieur, dû au fracas de l’eau contre le verre à l’extérieur, c’est celui de leur vie troublée, de leur difficulté à aller vers l’autre et le rencontrer, si absorbés en eux-mêmes qu’ils sont.

Contre l’absorption il y a la curiosité et c’est fièrement, avec panache, que Coppola, issu d’UCLA (pour ne rien dire de l'école Roger Corman), déclare alors que l’avenir du cinéma est aux étudiants. Il n’a pas changé d’opinion : c’est ainsi qu’il se présentait au moment de réaliser Twixt (autre « petit » film hautement personnel) et en vertu de cette position revendiquée d’apprentissage constant (« Parlons-nous d’étudiants à étudiants ») qu’il refusait l’appellation de masterclass lors d’une visite à Bologne. L'appellation « art et essai » aurait sa pertinence, quelle que soit la portée commerciale des titres de sa filmographie, chez ce cinéaste-là, qui a toujours revendiqué d’essayer. Il y a quelque chose d’une morale de l’essai (« Essayons encore », à savoir dans ce cas : « Redonnons-nous une chance ») chez la Natalie de ce beau récit de fuite, qui ne fait machine arrière que pour ce garçon égaré, hébété, honnête de la manière la plus économe, directe et éloquente (son « You hurt me » répété deux fois, une pour lui, une à corps et à cri). Essayer, il n’y a que ça - espérer être surprise, faire crédit à la bonté... moins celle de l’autre, ici acquise, qu’à la sienne et ses limites.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 18 décembre 2019