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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Tango de Satan

(Sátántangó)

L'histoire

En douze sections, le film suit le quotidien d'un village hongrois bouleversé par la venue d'un homme, qui propose à une population endeuillée par une tragédie locale de récolter l'argent qui leur reste d'une ancienne ferme collective pour acquérir un manoir, ailleurs en Hongrie. De mèche avec un commissaire politique, cet escroc se charge également d'espionner ces villageois, qui du reste s'épient déjà tous les uns les autres, ne manquent pas une occasion de se tromper et de se truander.

Analyse et critique

« Ici dans les films de Béla, se trouve un Rosebud perdu, une des voies peut-être nombreuses que le cinéma aurait pu emprunter avant que nous ne nous laissions aller au fil du courant. Son cinéma me fait l'effet d'une authentique et fructueuse nouvelle direction, d'un cinéma radicalement différent recommençant à son point de départ. Et ce cinéma ne pouvait naître qu'en dehors de notre culture occidentale. J'ai le sentiment que les films de Béla ont pour influence des vues en plan fixe de machines à vapeur du XIXe siècle entrant en gare, qui poussaient les spectateurs debout dans les galeries à se précipiter vers la sortie pour ne pas être heurtés par le train. Je ne sais pas comment il s'y est pris, mais il s'est transporté là-bas psychiquement et a tout réappris comme si le cinéma moderne n'avait jamais existé. [...] Les œuvres de Béla ont une démarche organique et contemplative plutôt que tronquée et contemporaine. Elles s'avèrent contempler la vie d'une manière qui est presque impossible à retrouver dans un film moderne ordinaire. Elles sont tellement plus proches des vrais rythmes de la vie qu'il nous semble assister à la naissance d'un nouveau cinéma. Béla Tarr est l'un des rares cinéastes réellement visionnaire. » Gus Van Sant (1)

« Quand vous faites un film, vous voulez saisir le public, le secouer. Si des gens viennent ensuite et me disent : "Vos films sont trop sombres, trop pessimistes, vous ne voyez pas ce qu’il y a de noble ou de porteur d’espoir..." Ma réponse est : "Allez vous faire foutre." Je n’ai qu’une question : Quand vous avez quitté la salle, étiez-vous plus forts ou plus faibles, en tant qu’êtres humains ? Je veux que vous vous sentiez plus forts en sortant. C’est tout. Si vous vous sentez forts, tant mieux. Personne n’est jamais venu me dire qu’un de mes films l’avait affaibli. » Béla Tarr (2)

Du haut de ses sept heures et demie, des quatre ans qu'il a fallu à Béla Tarr pour en arriver à bout, Sátántangó se présente comme la grande œuvre du cinéaste hongrois. Sa découverte de l’œuvre littéraire de László Krasznahorkai et son amitié conséquente avec l'homme (qu'il porte une première fois à l'écran avec Damnation) marque un tournant, dont il présentait l'amorce avec Almanach d'Automne, d'un cinéma d'intervention vers une manière plus allégorique, contemplative, moins « réaliste » alors que son cinéma s'approche paradoxalement plus du rythme de la vie, d'une observation du quotidien où le montage « découpe » le moins possible ce qui se déroule. Les films sont désormais constitués de plans longs (la moyenne est ici de trois minutes), souvent des plans-séquences relativement mobiles, où le montage s'opère au sein même du plan, selon ce que la caméra cadre (les entrées et sorties de champ prennent une importance singulièrement dramatique). Sátántangó est construit (selon le modèle du tango) en douze scènes, enchevêtrées d'un point de vue narratif selon un principe « un pas en avant, un pas en arrière » : si l'écoulement « naturel » du temps au sein de la scène est rendu palpable, la ligne narrative globale est, elle, heurtée. Le récit global ne se suit pas de manière linéaire (il englobe du reste de nombreux personnages, relativement indépendants les uns des autres, quoique situés dans un espace voisin et liés par une série de micro-récits), il est une somme de faits (et méfaits) locaux qui, ensemble, donnent son ton à ce chef-d’œuvre crépusculaire. Ce grand récit manquant, fantomatique, pourrait bien être celui du communisme, de la ferme collective qui existait dans cette plaine hongroise battue par la pluie et le vent, désœuvrée  et déshéritée, où « rien » ne se passe alors que tant de choses arrivent. Où ne reste plus que le sensible, fait d'affrontement des corps aux éléments, du déroulement du temps vécu, subi, dans ce que Jacques Rancière, dans un essai homonyme très inspiré sur le cinéma de Tarr, qualifie comme le temps d'après. Un temps propice aux faux prophètes : on guette l'arrivée d'un homme, Irimiás (Mihály Vig) qui, lui, a pour les villageois un « plan ». Il s'agit de lui remettre l'argent qui leur reste, à chacun, de cette ferme collective pour ensemble partir vers une bâtisse dont ils feront l'acquisition, qu'ils rebâtiront. Une fois sur place, ils feront le travail et leur maître plein d'entregent courra vers d'autres cieux. C'est une arnaque grossière, et Irimiás un charlatan évident, mais il a en réserve ce dont les autres manquent : un récit. Et par conséquent ils le suivent, parce qu'il faut bien se raconter quelque chose, serait-ce une absurdité (comme les pays de l'ancien « bloc » ont substitué au mythe communiste un mythe néolibéral : quoi qu'il arrive, dites-nous quoi faire de notre argent). Le monde sans récit collectif est devenu inhabitable, faits de récits individuels cruels et éprouvants. Les villageois lui préféreront un mensonge, une illusion dans laquelle s'engager. Or ce mythe au fond tout à fait égoïste, apologie de la servilité, exaltation de la fuite, ne peut en l'occurrence que les enfoncer. Ils n'ont pas la force, les ressources, pour se permettre un récit plus noble, ou simplement plus humain, plus habité de sens commun.

Mais expliquer, raconter, les choses ainsi c'est encore trop prendre pour argent comptant le récit du faux prophète, qui n'arrive au village qu'après plusieurs heures de film. Avant lui, il y a les magouilles sinistres et les tromperies banales, l'ivrognerie et les passes, une campagne hongroise en voie de désintégration sociale. Si le film a été tourné au début des années 1990 (et peut être vu comme une radiographie de la Hongrie, mais peut-être du monde « libre », à ce point de son histoire), Krasznahorkai a écrit son roman dans les années 1980. De la décennie de l'écriture à celle du tournage (Tarr refusant la notion d'adaptation), quelque chose n'a pas changé, une valeur sûre, parce qu'inhumaine : la bureaucratie. Il est intéressant de comparer la rencontre d'Irimiás et de son acolyte avec un commissaire politique, au début, avec la confrontation entre koulaks et gratte-papier dans La Ligne générale d'Eisenstein : il n'y a pas que le style qui diffère radicalement (montage des attractions contre montage minimal), mais la victoire rêvée contre la machine bureaucratique face à son triomphe réel. Elle est la grande gagnante du XXe siècle : c'est par elle qu'un embryon de récit commence (le commissaire charge les deux hommes d'espionner les villageois) et que ce récit foireux (sur lequel Tarr refuse de conclure le film) se boucle. L'acte de délation aboutit à une scène vraiment hilarante, où deux employés retraduisent le langage ordurier d'Irimiás en une prose bureaucratique aux euphémismes doublement insultants, en fumant clope sur clope et en se goinfrant de petits gâteaux et de concombres avant de rentrer chez eux une fois ce rude labeur accompli. Sátántangó est un film terrible, désolé et dévasté mais, aussi, on ne le dit pas assez, une véritable comédie noire, dans une tradition typique d'Europe centrale. C'est une tragicomédie de la langue dévoyée, de la corruption du récit (tout ce que les gens ont désormais à se raconter sur eux-mêmes, leur époque ou leur pays, c'est cela : le compte rendu de quelqu'un qui les flique concernant la dilapidation d'un petit capital).

« Prendre pour argent comptant »... Un garçon veut jouer un sale tour à sa petite sœur. Il la convainc de prendre son argent (ici, il n'y a que ça qui compte, que ça dont on parle) et de l'enterrer dans la forêt, pour qu'un arbre pousse et lui en donne encore plus (c'est peut-être ça l'innocence : croire que l'argent pousse aux arbres). C'est cruel, parce que la petite fille n'avait que cela. Enfin, pas tout à fait : à la maison, il y a aussi un chat. Et donc, pour se prouver qu'il lui reste quelque chose en sa possession, qu'elle a du contrôle sur ne serait-ce qu'un élément du monde, elle le torture, puis le tue. (Les scènes concernant l'animal, ayant impliqué somnifère et miaulements post-synchronisés, sont dirigées avec un sens de la mise en scène ayant laissé à certains, à la sortie du film, le soupçon que Tarr aurait, pour de vrai, tué un chat pour les besoins de son tournage... Il y avait un vétérinaire présent et ce brave félin a fait sa vie auprès d'un couple d'amis.) Pour en revenir à la fillette, elle comprend bien sûr tout de suite que ce n'était pas une très bonne idée. Et donc elle sort, par un soir de pluie, munie de la dépouille, réclamer de l'aide. Cette quête est le véritable nœud narratif du film, tressant ensemble trois récits individuels, incapables de se rencontrer et de faire cause commune. La petite Estike (Erika Bók) va au village, observe de l'extérieur de l'auberge sa clientèle saoule, engagée dans un dernier raout, sur fond de tango, avant l'arrivée de celui que tout le monde craint déjà. Puis elle rencontre le médecin du village (Peter Berling), que nous avons déjà suivi une heure durant, émergeant des brumes de son alcoolisme pour sortir de chez lui remplir son outre. Il est trop ivre et, juste après avoir chassé l'enfant avant de se raviser, s'effondre dans la forêt. Au loin, Irimiás et son second font leur entrée dans le village. Estike plonge dans les bois et, au petit matin, se suicide en avalant la mort-aux-rats qu'elle a donnée à son chat, qu'elle tient encore dans les bras. D'une sérénité effrayante, elle s'allonge avec lui parmi les acacias. Le drame pivote autour du tango nocturne, que nous entendons trois fois, du point de vue du docteur (qui, après son hospitalisation, sera le seul à rester au village), de la petite fille et des fêtards, chacun égarés, éprouvés à leur propre manière. C'est ce drame que le faux prophète exploite, aux obsèques le lendemain, pour culpabiliser son assistance et la convaincre de lui céder ses économies. L'indifférence tue, mais la peine, la honte et la culpabilité sont mauvaises conseillères (comme quand un villageois exigeant de reprendre son argent finira par le rendre au maître, soudainement honteux face aux autres de sa réclamation). Si la crainte de l'Éternel est le commencement de la sagesse, celle d'Irimiás est celui de la plus fautive stupidité. L'enchevêtrement spatio-temporel des trois récits qui mènent à ces obsèques décisives est aussi unique dans son style que caractéristique dans son procédé de l'époque dont il traite (1994 marque, aussi, l'année d'une Palme d'or pour Pulp Fiction, riche de tels enchevêtrements fatals). Tarr trouve ici une manière répétitive d'utiliser les mélodies de Mihály Vig qui contribuera beaucoup à la force de son cinéma, à sa puissance lancinante, son caractère inoubliable, son principe de boucles hypnotiques.

Le discours qui s'ensuit, le récit trompeur et culpabilisant du charlatan, est le moment du film s'approchant, avec celui du commissaire, le plus d'un découpage classique. Ce découpage (d'un récit qu'on pourrait qualifier de doctrine néolibérale) est pour Tarr celui du mensonge (un mensonge soutenu en l'occurrence par l'État). Filmer la vie, ce découpage selon Tarr ne sait plus le faire (il ne sait plus que servir des récits inopérants et aux conséquences désastreuses). Pour la capter, ce qu'il fait tout autour de ce discours, il lui en faut passer par une voie qui, inspirée des plans-séquences de Miklós Jancsó, entend remonter à un avant de ce découpage, avant Griffith, quand les Lumière posaient leur caméra et enregistraient le réel. Tarr est habité par le fantasme d'un cinéma primitif, qui affirmerait le primat de la vie sur l'idéologie (se raconter collectivement des choses mensongères). Quelque chose que l'Occident n'aurait pas vraiment (ou vraiment peu) tenté (il a eu son épiphanie au Japon : en comprenant que ce qu'il percevait comme du vide dans les estampes était culturellement perçu comme du plein dans cette tradition)... Peut-être est-ce pourquoi celui qui fait sonner le carillon final, non loin du lieu de la mort de la petite fille, hurle à la cantonade que « les Turcs arrivent », entendu seulement par le docteur sorti de chez lui, qui ensuite se calfeutre dans son intérieur, en une recherche nihiliste de l'obscurité la plus totale (plus de récits, mais plus de vie non plus). Le salut de l'âme, si salut il y a, ne viendra pas des récits trompeurs, des faux prophètes (qui eux aussi sont au fond de pauvres bougres : dieux absents pour les villageois qui, de leur point de vue, font simplement comme ils peuvent pour se sortir de la galère dans un univers indifférent et malhonnête) mais de l'acte même de filmer, d'enregistrer du temps qui s'écoule, des corps qui traversent certaines portions d'espace dans ce temps imparti. Tout ce que les idéologues, en somme, sont incapables de raconter, parce qu'incapables de voir et de ressentir (tout ce qu'ils peuvent souhaiter, c'est y mettre de l'ordre, comme le voudrait le commissaire qui se méfie de l'agitateur que pourtant il instrumentalise). De cette perception, le docteur est le plus proche, parce qu'il a (à l'exception du remplissage de son outre), abandonné tout « projet » (ce mot tant apprécié du nouvel ordre, du récit globalisé), mais cet abandon, dans le même temps, le condamne. Il est le seul à être resté au village et maintenant qu'il n'y a plus personne à épier, ne lui reste plus qu'à se calfeutrer, à probablement mourir de faim. L'argent ne pousse pas aux arbres et le monde appartient à ceux qui, comme l'aubergiste, ne se préoccupent de pas grand-chose d'autre que de la manière de faire pousser le plus de betteraves sur sa propriété. Mais cela, ce n'est pas le monde, c'est chercher à le dominer. Tarr filme le bétail, les chevaux, la pluie, la boue, le vent, tout ce qui échappe à cette mesquinerie. Tout ce qui, précisément, n'intéresse pas un certain type de discours, ennuie les récits démagogiques.

Faire l'expérience de Sátántangó c'est accepter pour plusieurs heures de plonger dans ce règne du sensible, vivre au cinéma tout ce qui excède un récit (ce n'est pas que les gens n'y aillent pas d'un point A à un point B, c'est qu'on y ressent la distance à parcourir). Et si vous rêvassiez au passage, sûrement que ces personnages rêvassent aussi, en traversant la lande pluvieuse, en avançant pas à pas dans la boue, entre les troncs d'arbre, ou sur des chemins jonchés de papiers remués par la bourrasque, à la tombée du jour, au petit matin, ou dans la nuit automnale. Qu'est-ce qui est vraiment satanique? De n'avoir plus que son ressenti ou d'y plaquer des récits mensongers pour se rassurer, simplement continuer d'avancer ? Qui pourrait vraiment en vouloir à de pauvres gens de se bercer d'illusions ? Qui sommes-nous pour juger ces villageois ? Ou, tant qu'à faire, pour juger un paumé à peine plus malin comme Irimiás ? Car si le film est si fort, c'est qu'à l'évidence, ce qu'il montre, ce qu’il « raconte » concerne beaucoup plus que la plaine hongroise. C'est un village de contes et tout conte vise à l'universalité. C'est l'allégorie impitoyable d'une condition historique, de la condition humaine que celle-ci nous a faite. Les gens n'ont pas le pouvoir, ils ne sont pas maîtres du récit que « là-bas » (dans une civilisation à peine rencontrée par sa périphérie) on se raconte à leur sujet. Tout ce qu'ils ont c'est la débrouille, les combines, la méfiance, le sexe triste et les lendemains de cuite. Le tango des villageois s'apparente à une lutte (au fond, ils se détestent pratiquement tous (3)), les citoyens mieux lotis sont ceux qui s'identifient à la bureaucratie (le plus solide des récits, parce que le moins imaginatif, celui qui a la force de son côté), les animaux paient pour la bêtise humaine. C'est un monde où il est impossible d'aimer (avant même de parler d'être aimé en retour). C'est le temps d'après. Il ne se filme pas à la va-vite, en 1994 Tarr nous prévient qu'il est parti pour durer. Avant de se raconter des histoires, cette interrogation ressentie (car un spectre hante cette plaine interminable) : est-ce ainsi que les hommes vivent ?


(1) "La caméra est une machine", traduit en 2001 dans Trafic n°50 : www.filmfilm.eu/post/45761232726/la-caméra-est-une-machine-par-gus-van-sant
(2) www.filmexposure.ch/2019/04/04/entretien-avec-bela-tarr-le-monde-est-tres-vaste/
(3) Quelques exceptions notables à cet état de fait : le tango soudainement plus attentionné d'un autre homme avec celle qui vient de se faire longuement bousculer sur la piste de l'auberge ; le sandwich qu'avalent alors, chacun à un bout ensemble, un couple sur un banc ; le recueillement (vraisemblablement sincère) d'Irimiás sur le lieu de la mort de la fillette. Le répit dure ce qu’il dure, mais la délicatesse est là.

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Par Jean Gavril Sluka - le 12 février 2020