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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Silence est d'or

L'histoire

Emile Clément est un séduisant réalisateur quinquagénaire qui prend le jeune Jacques Francet sous son aile pour lui donner les meilleurs conseils de séduction. Au cours d’une conversation entre Clément et un ancien ami à lui, Célestin, Francet découvre que le réalisateur n’a jamais fait le deuil d’un amour déçu : la seule femme que ce dernier prétend n’avoir jamais aimée, décédée depuis plusieurs années, s’était autrefois mariée avec Célestin. Or Emile Clément se retrouve directement confronté à cette histoire en faisant la connaissance de Madeleine Célestin, la fille de son ancien amour, qui vient d’arriver à Paris alors que son père est parti en tournée. Emile Clément décide de protéger la jeune fille, et tombe finalement amoureux d’elle. Mais Madeleine rencontre un séduisant jeune homme, qui semble savoir parler aux femmes : Jacques Francet.

Analyse et critique


Après un détour d’une dizaine d’années à l’étranger (notamment à Hollywood pendant la Seconde Guerre mondiale, avec plusieurs de ses compatriotes comme Julien Duvivier ou Jean Renoir), René Clair revient à Paris pour filmer cette histoire librement adaptée de L’Ecole des femmes de Molière. Le projet de René Clair est éminemment nostalgique, à la fois sur un plan géographique et temporel. Le réalisateur français a en effet commencé l’écriture de ce film alors qu’il résidait encore en exil à Los Angeles : choisir Paris comme cadre de son histoire, c’est choisir la ville qu’il a quittée et qu’il a si merveilleusement filmée dans Paris qui dort ou dans Sous les toits de Paris. Mais en ancrant son récit au début du XXème siècle, René Clair revient aussi au Paris de son enfance. C’est d’ailleurs la silhouette d’un enfant, déguisé, qui ouvre le film, alors qu’un adulte l’accompagne vers un manège de fête foraine. Cette ambiance festive, qui évoque l’innocence des premiers temps, reprend par ailleurs des représentations qui sont chères à René Clair, et qu’il avait par exemple déjà filmées dans Entracte. Ce premier film du réalisateur s’inscrivait cependant dans un contexte cinématographique français marqué par des expérimentations formelles liées au rythme (son frère, Henri Chomette, partagera les mêmes préoccupations esthétiques) et un contexte culturel dadaïste : le film a été tourné pour être projeté pendant l’entracte de Relâche, ballet de Jean Börlin et Francis Picabia. Dans Le Silence est d’or, l’hommage aux pionniers français comme Méliès est toujours là, mais sous une forme moins ludique et davantage mélancolique : depuis les années 20, le temps a passé et l’Histoire a brisé l’élan d’insouciance des Années folles.


L’argument dramatique résonne logiquement avec cette nostalgie du cinéaste : un quinquagénaire séducteur, réalisateur, Emile Clément, tombe amoureux d’une jeune actrice, Madeleine Célestin, elle-même amoureuse d’un jeune homme, Jacques Francet, ami et « élève » d’Emile Clément. Le choix de Maurice Chevalier pour le rôle principal est à ce titre tout-à-fait intéressant : si les premières scènes du film insistent sur le comportement de séducteur du personnage, auquel peu de femmes ont résisté dans les précédents rôles que Maurice Chevalier a incarnés, l’évolution du récit entraîne Emile Clément vers une prise de conscience de son âge. Le désintérêt de Madeleine Célestin à son égard agira comme un révélateur dont le personnage, et l’acteur, sortiront transformés. Ce sera ainsi, par exemple, dans un rôle de père qu’on retrouvera par la suite Maurice Chevalier, dans le magnifique Ariane de Billy Wilder ; il reprendra par ailleurs dans Gigi, de Vincente Minnelli, ce rôle de « père séducteur » spirituel pour le personnage incarné par Louis Jourdan. Si Maurice Chevalier trouve dans ce personnage d’Emile Clément la possibilité de faire évoluer son jeu, il s’épanouit surtout pleinement dans l’univers comique de René Clair, qui s’avère ici souvent très proche de celui de Lubitsch. A l’instar du réalisateur du Lieutenant souriant, dans lequel Chevalier incarnait le premier rôle, Clair maîtrise tout-à-fait l’art de la suggestion : après le plan où le propriétaire du studio Duperrier propose à la jeune actrice de lui remettre l’aile qui s’est détachée de son costume d’ange, Clair raccorde sur un plan nous montrant l’ensemble du costume sur un portemanteau.


Les premières scènes du film développent le caractère d’un personnage peu aimable : son recrutement d’une actrice se réduit à une inspection des jambes de la prétendante et à examiner sa façon de marcher, et se termine sur une proposition à passer la soirée avec lui ; quant à ses conseils de séduction, ils se réduisent à quelques propos misogynes et amers (à propos de cette même actrice : « Elle n’était pas comme les autres [femmes], elle était pire que les autres »)... Mais l’entêtement du personnage à chercher à séduire les femmes, quête toujours vaine dans la première partie du film, le rend rapidement assez pathétique. Une scène le montre en train d’aborder chaque femme qui passe devant lui, mais aucune ne s’arrête, et Clément continue de répéter à Francet que « si ça ne va pas avec une », il faut « passer à une autre. » Mais son rapport aux femmes n’est en rien normalisé dans ce film ; il est tout d’abord expliqué par une déception amoureuse dont l’amertume est encore vivace chez Clément : la seule femme dont il a été amoureux s’est mariée avec Célestin. Ce rapport aux femmes est ensuite amené à évoluer au cours du récit. Sa rencontre avec Madeleine ne l’entraîne pas d’emblée à chercher à la séduire. Sans vouloir le reconnaître, il joue un rôle de père protecteur, ce qui le place encore dans une position de domination vis-à-vis de cette femme, mais de façon toujours aussi illusoire et très ponctuelle : en se laissant aller à ses sentiments, il se retrouve vite en position de fragilité, dont Madeleine, par ailleurs, ne profite pas. René Clair retourne enfin habilement le comportement du personnage contre lui-même, tout en forçant le trait satirique : tous les hommes s’avèrent bien comme lui, à « ne chercher qu’à... » avec Madeleine (à une exception près, mais forcément mal comprise par Clément), et le plus redoutable devient son propre « élève », Jacques Francet, qui reprend ses conseils à la lettre.


Si le récit, soigneusement écrit, contient une bonne part d’humour par les situations présentées, il faut rappeler que René Clair possède un réel talent pour mettre en scène la comédie. Nous avons déjà évoqué cet art de la suggestion qui se fait sentir à de nombreuses reprises et permet à la fois une efficacité dans la conduite du récit, une élégance de la représentation et un effet de légèreté tout-à-fait appréciable. En un plan, René Clair décrit par exemple tout l’environnement de travail d’Emile Clément : un panneau de bois, sur lequel est écrit le nom de la compagnie cinématographique dans laquelle travaille le réalisateur, « Fortuna », se brise au passage d’un élément de menuiserie trop élevé pour passer en-dessous. Le nom de la société de tournage, qui tombe littéralement en ruines dès ce plan de présentation, ne renvoie pas à l’idée que des économies importantes la financent, mais décrit davantage un studio de fortune : une boule de pétanque lancée contre un poteau suffit à déstabiliser celui-ci et à le faire casser le carreau d’une fenêtre ; la chute d’un homme (le propriétaire !) entraîne celles de nombreux éléments de décor qui servaient à un tournage, etc. Les éléments météorologiques jouent eux-mêmes contre les films tournés (une autre mauvaise « fortune ») : lorsqu’on cherche à filmer une scène de plage ensoleillée, il pleut, et lorsqu’il s’agit de représenter une scène hivernale, il fait trop chaud. Ces gags sont exécutés avec un vrai sens du timing : René Clair, qui maîtrise l’art du contre-champ, sait faire surgir la réalité du tournage comme contraste à ce qui est tourné au bon moment de la scène. Les différents personnages qui peuplent cet environnement (les techniciens qui jouent aux cartes en reprochant à ceux qui jouent aux boules de ne rien faire, l’éleveur de chèvre appelé par erreur qui attend d’être payé...) complètent un tableau gentiment moqueur - donc attachant - de tout cet artisanat souvent improbable qui caractérisait ce cinéma des premiers temps. Si la description du Paris de la Belle Epoque coche par ailleurs toutes les attentes convenues de sa représentation (revues de femmes dans les cabarets parisiens, terrasses de café et leurs artistes mendiants, bus à impériale...), elle reste relativement discrète pour ne pas virer au cliché.


Ce très bon film de René Clair, soutenu par des acteurs qui arrivent à porter leur rôle et à se détacher peu à peu des stéréotypes de leur personnage, se tient dans un heureux équilibre entre légèreté et mélancolie, distance et empathie, nostalgie et acceptation du temps présent. Le réalisateur, qui se représente peut-être à travers son protagoniste, déploie son histoire de manière très posée, loin de l’agitation de ses réalisations de jeunesse. Il garde cependant le souci d’une réelle dynamique dans la conduite de son récit, comme en témoignent par exemple plusieurs fondus enchaînés (qui permettent de passer d’une séquence à une autre), qui amplifient la représentation d’un motif : le plan d’un parapluie est raccordé à autre montrant une foule de parapluies et celui d’un violoniste précède celui d’un orchestre à cordes. La mise en scène assure ainsi la progression de cette histoire d’un homme mûr qui finit par prendre conscience de son âge et comprendre qu’une nouvelle génération doit prendre sa place. Un récit comme celui-ci, avec les belles qualités cinématographiques qu’il comporte, explique peut-être que René Clair ait fait partie de ces rares réalisateurs français ménagés par François Truffaut, alors que le jeune critique de l’époque était en pleine croisade contre les films de la « tradition de la qualité française ».

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Par Benoit Rivière - le 22 novembre 2019