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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Rayon vert

L'histoire

Quelques semaines avant l'été, Delphine voit son projet de vacances en Grèce s'écrouler lorsque l'amie avec qui elle devait partir se décommande. Confrontée alors à la nécessité de trouver une alternative, un long calvaire débute pour Delphine, qui l'amène à remettre en cause l'ensemble de son existence, à problématiser cette solitude jugée morose et stagnante par son entourage. La menace grandissante du monde et des choses l'oblige à fuir constamment les situations étrangères, hostiles, sans qu'elle puisse désormais se réfugier dans ses propres croyances romantiques.

Analyse et critique

Introduit par  deux vers d'Arthur Rimbaud, « Que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent », Le Rayon vert est la cinquième addition au cycle des « Comédies et Proverbes », réalisé par Eric Rohmer entre 1981 à 1987. Couronné du Lion d'Or au Festival de Venise, le film, sous des apparences de légèreté, dépeint, avec une infinie subtilité, les affres tragiques d'une solitude devenue coupable. La caméra attentive de Rohmer capte l'engrenage intime, imperceptible autrement, d'un désarroi profond, celui d'une femme vulnérable, Delphine, confrontée à la menace grandissante du monde et d'autrui. Quand la solitude devient un problème, apparaissant alors comme une faute, une anormalité coupable pour le regard inquisiteur d'autrui, la conscience se retrouve progressivement expulsée de la vie, du cours simple des jours insouciants, jusqu'à ne plus pouvoir respirer sans question. C'est un film sur la douleur d'être au monde, dès lors que la vie perd son innocence. Délicat et brutal, toujours juste, il serait mal avisé d'en juger la puissance véritable, tant le drame intérieur de Delphine nous échappe, et n'affleure à l'image que sous ses formes extérieures. Nous suivons l'errance de Delphine, passifs - le cinéma nous ôtant l'organe du jugement - et, anxieux de son sort, nous éprouvons toute la fragilité que peuvent représenter une personne et l'existence singulière qu'elle mène, la difficile tâche d'avancer seule vers un avenir illisible.


Il suffit d'un événement anodin pour que l'infernal écheveau de la réflexion relâche ses premiers fils, que l'été planifié de Delphine - la perspective rassurante d'un voyage en Grèce avec une amie - soit brutalement annulé. Un vide s'ouvre, la béance effroyable de deux mois à occuper. Rohmer suggère, dès les premières images, par le trouble profond que l'annonce provoque chez elle, que Delphine pressent déjà, indistinctement, l'ampleur de ce simple changement de planning, la signification redoutable que cette seule altération implique pour elle. C'est l'horizon qui s'efface, laissant son existence démunie, en instance de justification, donnée en pâture à l'appétit cruel de son entourage complaisant, confortant la régularité de leurs vies par la mise en accusation de la sienne. « Je trouve marrant de parler des histoires des autres », se dédouane une amie de Delphine, après l'avoir assaillie de questions impudentes, après lui avoir commandée de mettre un terme à sa vie stagnante. Rohmer parvient à rendre visible cette violence inexprimable du jugement d'autrui, qui n'est parfois rien d'autre qu'une lapidation publique où les nobles sentiments mis en avant dissimulent un sadisme informulable. La solitude est synonyme de tristesse, ainsi est-il stipulé dans la loi du comportement normal, qui ne tolère aucune dérogation sous peine d'excommunication. Les frontières de cet exil sont imperceptibles. Elles ne se révèlent qu'en surface, par des silences, des gênes, des signes qui pourtant ne passent inaperçus de personne. Cet embarras que suscite Delphine se manifeste lors de son court séjour à Cherbourg. Malgré la familiarité acquise avec ce groupe d'amis, elle n'en demeure pas moins un élément étranger, monstrueux, obligée de fuir comme une intrus, sans que cela n'étonne personne. A quel point le monde peut se charger de menaces lorsqu'une sensibilité vulnérable, une existence à vif, n'a plus les moyens d'y résister, Rohmer le montre avec une justesse terrifiante.

Cette réclusion de la vie devient de plus en plus dramatique, à mesure que les événements se présentent comme des épreuves auxquelles elle n'a pas la force de se confronter. Tout devient problématique. Il n'est plus question de vivre, seule la survie importe désormais, dans l'hostilité grandissante des choses et des hommes. Une seule solution : la fuite. Mais comment fuir la solitude ? Comment lui échapper ? C'est l'impossibilité de s'accorder aux situations étrangères qui la force à fuir, à abandonner ces moments insoutenables et dérangeants, comme la compagnie d'une jeune Suédoise émancipée, et ses prétendants masculins. Lâcher prise est inimaginable lorsque l'existence est devenue, à force de remises en cause, aussi précaire et incertaine. Il ne s'agit même plus de courage. Le blocage intellectuel qui l'empêche d'agir, de se livrer joyeusement au-dehors, est si insurmontable, le refus de la vie si profondément ancré, qu'elle se croît irrémédiablement condamnée à ce calvaire. Ce film est la tragédie d'une femme solitaire par nature, qui se soumet corps et âme à l'accusation d'autrui, à la tristesse imposée par sa condition, sans avoir la force de caractère d'y résister et d'affirmer son autonomie. Son âme est trop frêle, son cœur trop ouvert, pour résister à la charge du jugement d'autrui, pour s'opposer fièrement et choisir de mener, avec dignité, sa propre vie. Lorsque, persécutée par les injonctions de ses amies, elle tente de leur répondre, « Vous ne connaissez pas ma vie », de se révolter contre cette condamnation à la morosité, c'est là, pour la première fois, qu'elle s'effondre en sanglots, comme si elle admettait la défaite et acceptait le verdict sans avoir la force de lui opposer une défense solide. C'est à ce moment que l'angoisse latente prend forme, que la chimère prend corps. Delphine est dépossédée de la seule liberté qui importe, la liberté d'édicter pour soi-même ses propres représentations, ce rapport autonome à soi qui nous protège de la violence d'autrui, et nous laisse goûter la vie en paix, dans la confiance de nos choix personnels. Jamais Rohmer ne manque de souligner la gravité absolue de ce drame fictif, monté en scène par une imagination craintive. Delphine, dans l'impasse inextricable de sa situation, a perdu toute la distance à soi indispensable pour relativiser ces débâcles intérieures ; et sans le secours de l'ironie, ou de l'humour, il s'avère impossible de retracer les chemins de l'insouciance, de la simplicité de vivre. Contrairement à cette Suédoise émancipée, elle ne sait pas, ou plus, « jouer avec les gens », être dans un rapport de séduction libre avec le monde.


L'interprétation de Marie Rivière est admirable, d'une précision déchirante, d'autant plus que Rohmer, exceptionnellement, lui accorde une grande liberté d'improvisation. Les fêlures intérieures du personnage se révèlent dans les tremblements fébriles de sa voix, dans les ruptures d’intonation où pointe, sous un naturel feint, un tourment plus profond. Confrontée à la présence d'autrui, l'actrice donne à son corps une impression d'inconvenance, par l'agitation aléatoire des bras, les perturbations du visage ou la constante dérobade du regard, qui trahit avec tant de finesse le désordre intime de Delphine. Une terreur permanente se lit sur son visage en proie aux regards extérieurs, une aliénation invisible et totalitaire, sans que la caméra de Rohmer, tout en pudeur, n'ait besoin de l'accentuer. Néanmoins, les images les plus âpres, où la douleur du calvaire vécu affleure réellement dans toute sa dureté froide, sont justement celles où Delphine apparaît seule, du moins en apparence. Que ce soit sur le bord de plage, dans un appartement vide ou dans les rues de Paris, elle vaque à des occupations factices, désertée non seulement par les autres, mais surtout par elle-même. L'impassibilité de ses songes transparaît dans le vague de son regard perdu. L'enfouissement d'une intériorité que l'on devine riche, pleine d'amour, de tendresse et de joies latentes, la mortification d'une âme innocente par le travail insidieux des représentations, la mise en faute de l'anormal, des caractères singuliers... C'est toute cette oppression sans nom que Rohmer dépeint, et les effets terribles qu'une telle machination peut avoir sur un être aussi fragile, aussi peu assurée dans le monde que Delphine. Où qu'elle aille, quoi qu'elle contemple, elle déambule coupable, un lourd sentiment d'indignité au cœur, comme si la vie ne voulait pas d'elle et la laissait sur le bas-côté, irrémédiablement seule. Le spectateur observe cette femme, conscient de son trouble, mais n'en soupçonnant jamais l'intensité réelle, si bien qu'il nous faut, comme ses interlocuteurs, entendre la vérité s'exprimer par la bouche de Delphine, pour comprendre qu'un point de non-retour est atteint au cœur de cette femme qui déclare en s'effondrant à une inconnue : « C'est que je vaux rien ! »   

La résolution du film est peut-être plus complexe, et plus sublime encore, qu'une simple conclusion heureuse où enfin l'amour renoue avec Delphine, achevant son lent calvaire. Le Rayon vert est une formidable réflexion sur la signification individuelle que prend l'à-venir, sur la manière dont chacun accueille, trace et balise la venue des événements. Là où l'opinion commune s’accommode des prémonitions de l'horoscope, classant les individus selon une douzaine de signes, Delphine souscrit à une superstition personnelle, qui accorde aux objets de couleur verte une valeur annonciatrice. Lorsque à un repas, après une lecture de son horoscope, on compare son caractère à celui typique des Capricorne, elle est immédiatement mal à l'aise ; une telle forclusion semble lui faire l'effet d'une agression. Les prédictions du zodiaque apparaissent souvent comme des commandements à agir, à prendre en charge l'événement, tandis qu'au contraire, la superstition de Delphine est toute entière dans l'expectative, dans la reconnaissance des faveurs du destin, dans l'attente du « feu vert », pour ainsi dire. C'est ainsi que le chemin de l'avenir s'éclaire pour une nature contemplative, par la douce sollicitude d'un destin personnel qui l'accompagne au fur et à mesure. Broyée par son désespoir, cette direction poétique disparaît, plus aucun signe vert ne vient la soutenir. D'où le rôle essentiel du rayon vert, qui raccorde Delphine à son avenir, lorsqu'elle entend un groupe d'amis discutait du roman Le Rayon vert de Jules Verne, et expliquait ce phénomène physique étrange. Rohmer s'attarde alors avec tendresse sur son visage baignée de la lumière du couchant, réanimée miraculeusement par une excitation intime, un espoir revivifié. Pourtant, et c'est toute l'intelligence merveilleuse de la narration, la rencontre déterminante, l'événement proprement dit, qui la sauve, advient sans la moindre annonce, dans la soudaine apparition d'un homme, Vincent, qui s'assoit tout près d'elle dans un hall de gare et lui adresse un simple sourire. C'est toute la brutalité imprévue de l'événement réel qui se manifeste dans cette scène, sans donner aucun signe de sa venue. Dans l'immanence de cette communication immédiate, Delphine oublie toutes ces craintes, et répond naturellement à l'événement, en osant proposer à Vincent qu'elle l'accompagne au port de Saint-Jean-de-Luz. En réalité, ce n'est pas tant l'inconnu qui se présente ici, ou du moins, pas du point de vue de Delphine. Car, pour une personne aussi précaire et sensible que Delphine, l'événement est un choc si redoutable qu'il faut en prendre la mesure à l'avance, l'appréhender de loin, lui associer toute une mythologie romantique et personnelle pour le reconnaître quand il arrive ; à l'image de cette rencontre à la gare qui se conforme aux attentes romantiques de Delphine, et qui ne la prend donc pas au dépourvu comme les rencontres forcées par ses amis.

Néanmoins, cette seule rencontre ne suffit pas, dans l'état de désarroi profond où elle se trouve, pour qu'elle croit à nouveau dans les faveurs du destin, dans la possibilité d'une vie heureuse. Il n'y a qu'une seule chose qui puisse apaiser cette tourmente infernale, mettre un terme à cette machination retorse de l'existence fautive, c'est le vert, non pas seulement un morceau, mais, comme un paroxysme symbolique, un signe incontestable du destin, un réconfort cosmique : le rayon vert rarissime, dernière lueur du soleil couchant. Ce « salut » de Delphine reste tout de même ambigu, et si l'on peut croire à une réconciliation véritable avec le destin, à la récompense romantique de cette longue attente désespérée, il y a tout de même une autre interprétation envisageable. Tout est conforme, dans ce dernier épisode, aux attentes de Delphine, de la rencontre romantique au signe vert, comme si elle avait eu raison tout du long d'espérer cette heureuse conclusion, et qu'enfin le soulagement ultime d'être en connivence avec l'ordre du monde lui était rendu. Mais n'est-elle pas, elle-même, en train d'interpréter les événements selon ses propres superstitions, selon le schéma idéal qu'elle a fixé depuis longtemps, sans réaliser le caractère incertain de cette rencontre, à la fois miracle et hasard ? N'est-elle pas confortée dans ses illusions, comme si toutes les occasions manquées n'étaient juste pas les siennes, ne convenaient pas à son projet ? Il y a, dans sa vision romantique de l'avenir, un rejet de tout ce qui n'est pas déjà attendu, de l'inconnu et de l'imprévu. Cette faiblesse là, ce manque d'ouverture à la vie dans ce qu'elle peut avoir d'intimidant et de bouleversant, d'étranger, est le trait des caractères les plus sensibles, qui ne peuvent recevoir la présence du réel sans médiation, sans l'atténuer d'une manière ou d'une autre, sans la fragmenter, sans lui imposer une forme. Rohmer connaît la vulnérabilité de ces êtres intimidés par la vie, et pourtant si épris d'elle, n'aspirant qu'à la rejoindre, à leur rythme. Il accompagne Delphine avec une pudeur si précieuse, une compassion si intime, pour que l'on découvre à l'image toute la force de ce désir, et tous les obstacles à son expansion innocente. Le rayon vert n'était pas nécessaire en soi pour que Delphine renoue avec la vie, la rencontre avec Vincent, et l'affection mutuelle, étant déjà manifestes. Mais Delphine ne pouvait s'en passer, elle ne pouvait pas prendre seule la responsabilité de son existence ; il fallait ce signe superflu, peut-être même n'était-il pas réel, cet infime rayon vert, pour qu'elle puisse retrouver la confirmation de son droit de vivre. La générosité de ce film repose peut-être finalement sur cette dernière indulgence, l'illusion accordée à Delphine pour répondre à son fragile espoir de résurrection, sans se soucier de la réalité du prodige, tant qu'il ramène cette femme désolée à la vie.

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La fiche IMDb du film

Par Sebastien Vient - le 23 mars 2021