Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Portrait de Dorian Gray

(The Picture of Dorian Gray)

L'histoire

Londres, 1886. Lord Henry Wotton (George Sanders) rencontre chez son ami, le peintre Basil Hallward (Lowell Gilmore), un jeune et bel aristocrate nommé Dorian Gray (Hurd Hatfield). Ce dernier est marqué par les propos de Wotton, qui célèbre la beauté et pleure le fait que celle-ci ne puisse qu'être éphémère. Découvrant le portrait que Hallward vient de faire de lui, Dorian en vient à souhaiter que celui-ci vieillisse à sa place et qu'une éternelle jeunesse lui soit offerte. La statuette d'un chat égyptien semble recueillir son vœu...

Peu après, Dorian fait la connaissance d'une chanteuse de cabaret, Sybil Vane (Angela Lansbury), dont il tombe amoureux et qu'il décide d'épouser. Lord Wotton le met en garde quant à la pureté des sentiments de la jeune femme et lui soumet une triste mise en scène afin de mettre son amour à l'épreuve. Il s’exécute, mais la manoeuvre est si perfide que Sybil, dévastée, en vient à se suicider. Dorian découvre alors que son portrait s'est transformé, le visage de son double arborant désormais un air dur. Il comprend qu'il a été entendu, que sa beauté est désormais inaltérable et que son double va se transformer à sa place. Il se met à fréquenter les bas-fonds, passant des nuits de luxure à Whitechapel. Les années passent, Gray sombre dans la débauche et le vice, mais sa beauté demeure intacte tandis que son portrait devient monstrueux...

Analyse et critique

Albert Lewin est un cinéaste rare et délicat, un grand amateur d’art qui s’est passionné pour le cinéma qui lui a bien mal rendu son amour. Après une maîtrise à Harvard, Lewin sert dans l'armée américaine pendant la Première Guerre mondiale avant d'enseigner l'anglais à l'Université du Missouri. En 1921 et 1922, il œuvre comme critique de théâtre et de cinéma pour The Jewish Tribune, cette nouvelle activité l’amenant à rencontrer Samuel Goldwyn pour qui il devient lecteur puis script clerk. Il est engagé par Louis B. Mayer en 1923, passant de script clerk à scénariste à partir de 1924, année où est fondée la MGM. Il entre alors au service d'Irving Thalberg dont il devient rapidement le bras droit. En 1929, il prend la tête du département scénario du studio, écrit plusieurs films et œuvre également comme superviseur de production puis producteur associé. En 1937, suite à la disparition de Thalberg, il passe à la Paramount. Déçu par la tournure des productions dont il a la charge, il fonde en 1940 avec son ami David L. Loew la Loew-Lewin Inc. Après vingt années passées dans l'ombre, il est temps pour lui de passer à la réalisation et c'est ainsi qu'il signe en 1942 son premier film, The Moon and Sixpence. Albert Lewin a alors 48 ans et sa carrière se réduira à seulement six réalisations...

Après cette adaptation d'un roman de Somerset Maugham inspiré par la vie de Paul Gauguin, il tourne deux autres films où perce son amour de la peinture et de la littérature : Le Portrait de Dorian Gray (1945) d’après Oscar Wilde et The Private Affairs of Bel Ami (1947) tiré de Maupassant. Le cinéaste évoque à travers cette merveilleuse trilogie le rapport profond qu'entretient l’art et la vie. Pandora en 1951 est un autre aboutissement artistique, l'un des plus beaux films de l'âge d'or hollywoodien. Après les échecs publics de Saadia (1953) et The Living Idol (1957), et affaibli par une crise cardiaque, Albert Lewin décide de prendre sa retraite du cinéma et retourne à ses livres et ses tableaux. Il disparaît en 1968, quasi oublié de tous.

Fin lettré, homme cultivé et sensible, on pouvait compter sur Lewin pour adapter intelligemment (il se charge seul de l'écriture du scénario) le roman d'Oscar Wilde, peut-être la création la plus troublante et torturée de l'auteur. De fait, alors que tout autre cinéaste aurait tiré le film vers l'horreur, lui signe une œuvre noire et dérangeante, assez unique dans la production de l'époque. Lewin ne sacrifie jamais la complexité du récit, y ajoutant au contraire des réflexions qui lui appartiennent en propre et qui, loin de trahir Wilde, apportent une densité supplémentaire à cette fable cruelle.

Dans The Moon and Sixpence, Charles Strickland (George Sanders) quitte son emploi et ses proches pour se consacrer à la peinture. Sa vie prend un nouvel éclat, mais sa passion de l’art va lentement l’emmener vers sa chute, Strickland se convainquant que l’art ne doit sa beauté qu’à son statut éphémère. En se réappropriant le matériau d'Oscar Wilde (qui s'intéresse plus à la supériorité de l'esthétique sur l'éthique), Lewin poursuit dans sa deuxième réalisation cette réflexion sur l'art. Dorian Gray est un jeune mondain frappé par la beauté de son visage reproduit par le talent d’un peintre. Il exprime alors le désir de toujours conserver cette jeunesse et se rend compte que son vœu est exaucé : dès lors, c’est son portrait qui vieillit et change tandis que lui conserve son apparence. Non seulement le portrait vieillit à sa place, mais il reflète également tous les vices du jeune homme qui, lui, semble toujours aussi pur et innocent. Mais la beauté ne peut être que parce qu’elle ne dure qu'un temps. Et elle n'est pas qu'une simple surface, elle est aussi un reflet intérieur, l'expression de l'âme. Dorian se damne en désirant rendre sa beauté éternelle, en imaginant qu'elle puisse demeurer vierge de toute corruption alors que lui même plonge dans le vice. C'est ce que nous raconte en substance ce conte philosophique à travers les multiples strates d'un récit magnifiquement agencé et d'une mise en scène aussi précise qu'inventive.

Dans le final de The Moon and Sixpence, film en noir et blanc, les toiles du peintre brûlaient en couleur. Vingt ans avant Andrei Roublev, le cinéaste filmait ainsi la puissance de l’art de la même manière que le fera Tarkovski dans son chef-d'oeuvre. Ailleurs dans le film, George Sanders déclarait que « le pêché est la seule note de couleur qui subsiste dans la vie moderne. » Dans Le Portrait de Dorian Gray, Albert Lewin joue de nouveau sur des irruptions de couleurs dans un film au noir et blanc magnifiquement contrasté et prolonge, ce faisant, la sentence de Sanders. Ce sont en effet les tableaux - celui du jeune Dorian Gray et celui du monstre qu'il devient - qui apparaissent dans un flamboyant Technicolor. Et ce n'est que la plus voyante des idées de mise en scène qui émaillent le film, Lewin cherchant constamment des solutions visuelles pour exprimer la portée symbolique et philosophique du roman d'Oscar Wilde.


Lewin est un amateur des tournages en plateau qui lui permettent de maîtriser chacun de ses plans, comme un peintre ses tableaux, et ainsi de jouer sur une extrême stylisation. Il filme ainsi la demeure de Dorian Gray comme une incarnation de sa psyché torturée, avec ce grand escalier qui mène à une salle fermée où il cache son terrible secret et ses souvenirs d'enfance, avec cette coupole qui surplombe le hall et qui est comme une aspiration du jeune homme à la rédemption divine, avec ce sol en damier blanc et noir qui symbolise la bataille entre le Bien et le Mal qui fait rage en lui. Lewin joue sur des compositions savantes alliant travail sur la profondeur de champ, multiples jeux sur les reflets, cadres dans le cadre, effets de lumière - comme ce plan où une lampe vacille, éclairant ou plongeant dans le noir le visage de Dorian Gray qui cite explicitement celui du Corbeau. Le cinéaste travaille également sur le raffinement de ses décors victoriens, chaque élément du mobilier, chaque accessoire étant précisément placé - voir à ce titre le jeu avec l'idole du chat ou encore un corde de pendu qui réapparaît régulièrement.


Son perfectionnisme fait que le budget initial du film passe de 1 130 000 dollars à 1 920 000, le tournage s'étalant sur près de cinq mois. L'excellence de l'équipe artistique de la MGM faisant une nouvelle fois des merveilles. Harry Stradling comme directeur de la photo, l’indispensable Cedric Gibbons à la direction artistique, le décorateur Edwin B. Willis : tous à leur niveau participent à la réussite stylistique du film. Gordon Willes, décorateur de The Moon and Sixpence puis plus tard de Bel Ami, seconde Albert Lewin en tant que special assistant. Il aide le réalisateur à peaufiner chaque détail des décors, des accessoires et des costumes, sa minutie le disputant à celle du cinéaste. Si la beauté des décors frappe immédiatement l’œil, le film fourmille de détails minutieusement disséminés. On peut ainsi s'amuser à chercher du sens derrière chaque tableau, livre, statuette et même dans des cubes d'enfants dont la disposition changeante au cours du récit raconte les rapports de force entre les personnages. (1)

Lewin, depuis l'illusion des plateaux, recrée des mondes lointains, à la fois en termes temporel et géographique. Ses films se déroulent ainsi souvent dans le passé et en Europe : Le Londres de l'ère victorienne ici, l'Espagne dans Pandora, la France dans The Moon and Sixpence... Comme si, toujours, il cherchait par l'imaginaire à échapper à l'environnement carnassier de Hollywood. Lewin a souvent entendu dans les couloirs des studios que son goût pour l'art et la culture n'étaient pas les bienvenus, et si au moment du Portrait de Dorian Gray il a encore le soutien de la MGM qui produit le film (ou du moins de Louis B. Mayer qui le soutient malgré les mauvais retours des producteurs exécutifs), les échecs successifs de ses films vont entériner aux yeux de la profession qu'il n'a pas sa place dans le monde des studios. Mais pour Lewin, il n'y a pas de calcul possible. L'art est pour lui un absolu, la seule chose qui permette de dépasser le chaos et l'horreur du monde.

L'horreur dans Dorian Gray c'est ce monde de masques, d’apparence, Lewin décrivant une aristocratie qui dissimule sa décadence derrière une rigidité affichée. On imagine parfaitement cette haute société qui ne cesse d'en appeler au bon goût, à la morale et la bienséance alors qu'elle s’encanaille dans les bas-fonds. Le pouvoir magique du tableau redouble ainsi sur un mode fantastique cette vision d'une aristocratie aussi déliquescente qu'hypocrite, Oscar Wilde se livrant dans son roman à une véritable satire des mœurs de son temps, fustigeant cette société bien mise qui n'a eu de cesse de lui nuire. Cette dépravation typique de l'ère victorienne, celle de Stevenson (Docteur Jekyll and Mister Hyde) et des crimes de Jack L'Eventreur, est restituée à merveille par Lewin qui pour reconstituer ce Londres de la nuit fait parvenir comme source d'inspiration à son équipe artistique des peintures de Gustave Doré.

Mais la beauté parvient à percer çà et là dans cet univers étouffant et déliquescent. Et la beauté, c'est avant tout l'art. Avant qu'il ne soit corrompu et se transforme, le portrait de Dorian et ses couleurs éclatantes émergeant du noir et blanc montrent que l'art possède cette capacité à s'arracher de la fange, à s'affranchir du réel et qu'il se révèle même parfois plus présent, plus fort que la vie même. Il y a aussi cette scène magnifique où Dorian joue sur le piano d'un bar un prélude de Chopin, la sublime mélodie venant sublimer le lieu, transformant le bouge en chapelle dédiée à la beauté. La culture et l'art sont partout, des vers d'un poème d'Omar Khayyam (Rubaiyat) qui ouvrent le film aux Fleurs du Mal dans lequel Lord Henry se plonge, en passant par la représentation de Don Giovanni de Mozart à laquelle assiste Dorian Gray juste après avoir appris le suicide de Sybil. A chaque fois, ces citations viennent enrichir le film en explicitant l'intériorité des personnages : Don Giovanni annonce la transformation de Dorian en séducteur vénéneux ; la profonde mélancolie du jeune homme s'exprime dans le prélude en ré mineur de Chopin ou dans la Sonate au clair de lune de Beethoven que l'on écoute à  un autre moment du film ; Les Fleurs du Mal font écho à ce mélange de beauté et de réalisme cru qui est au cœur du discours du film.... Sans parler des vers d'un jeune poète que Dorian cite à Sybil et qui n'est autre qu'Oscar Wilde.

Mais si l'art permet d'en garder une trace éternelle, la beauté est beauté car elle est éphémère et fragile. En refusant de voir celle de son visage faner et disparaître, Dorian se transforme en une copie de lui-même rigide et sans émotion. Il demeure aux yeux de tous un être raffiné et charismatique alors même qu’il sombre dans la luxure et le crime, n'étant plus rien d'autre que l'enveloppe lisse d'un démon. On l'a dit, Oscar Wilde stigmatisait ainsi de la plus belle des manières ses contemporains, tout en apparence et mondanité, masquant sous l'élégance et le bon goût ces turpitudes dont ils ne parviennent à se passer pour se sentir vivre. Le portrait est là pour témoigner, pour révéler la vérité d'une âme de plus en plus noire.

Le travail d'Ivan Le Lorraine Allbright sert à merveille cette mise en image de la corruption. Dans l’œuvre du peintre américain, la mort et les ravages du temps sur les corps occupent une place centrale et le tableau qu'il compose pour le film est l'une de ses œuvres les plus terribles et marquantes. Lewin avait demandé à son frère jumeau Malvin Allbright de peindre le tableau de la jeunesse. Merveilleuse idée à laquelle il ne put malheureusement donner suite. C'est finalement Henrique Medina qui signe cette peinture, son style plus académique provoquant finalement un contraste bienvenu avec l’œuvre tourmentée d'Allbright. Une autre idée de génie n'a pu se concrétiser, Greta Garbo étant en effet prête à sortir de sa retraite pour interpréter Dorian Gray. Idée provocante, fidèle à l'homosexualité prégnante des récits de Wilde, mais qui ne passa pas la barrière de la censure. Mais Hurd Hatfield avec sa beauté androgyne nous offre une prestation habitée qui nous fait rapidement oublier l'absence de la Divine. Lewin s'attache à rendre son visage le plus lisse, le plus impassible possible, Dorian n'affichant nulle émotions, celles-ci étant aspirées par son double maléfique. Pour obtenir ce résultat, Lewin refuse de filmer l'acteur après 16h00 pour ne pas avoir de traces visibles de fatigue qui risqueraient de faner sa beauté. L'homosexualité est toujours bien présente mais évoquée (plus ou moins) discrètement, au détour d'un dialogue ou par le biais d'un regard. On doit bien sûr cette mesure à l'impossibilité d'évoquer frontalement l'homosexualité dans le cadre d'une production de studio. Mais cette retenue obligée correspond finalement bien à l’œuvre d'Oscar Wilde, lui aussi contraint par les bonnes mœurs de son époque de contourner la censure par de subtiles allusions. C'est d'ailleurs l'année de la publication du Portrait de Dorian Gray (1891) que Wilde rencontre Lord Alfred Douglas de Queensberry et entame avec lui une relation amoureuse. Comme pour rompre avec un mariage que l'on imagine de circonstance avec Constance Lloyd, Wilde se montre publiquement avec son amant, ce qui provoque l'ire du père de ce dernier, une série de procès et sa condamnation en 1895 à deux ans de travaux forcés. Comme le portrait transformant Dorian, c'est peut-être l'écriture du roman et le scandale provoqué par sa sortie qui ont poussé Wilde à affirmer son homosexualité. Car si le timide Dorian se transforme en séducteur de femmes, c'est pour les faire souffrir et l'on sent bien que c'est par Lord Henry Wotton qu'il est réellement attiré.

Après The Moon and Sixpence, Albert Lewin fait de nouveau appel à George Sanders pour incarner ce conseiller charismatique à la philosophie de vie aussi amorale que fascinante. Cultivé, raffiné et cynique, le personnage ressemble de manière troublante à son interprète. La collaboration des deux hommes ne s'arrêtera pas là et Sanders trouvera dans le film suivant de Lewin l’un de ses plus beaux rôles, l’un des plus proches de sa propre vie, celui de Bel Ami, dandy hanté par l’ennui et rongé par le désespoir qui juge aussi durement ses contemporains que lui-même. Lewin et Sanders étaient faits pour se rencontrer : deux intellectuels, deux personnes raffinées à la sensibilité à fleur de peau qui ne pouvaient survivre dans l’univers carnassier des studios. Lewin ne fera que six films, Sanders se suicidera en 1972, laissant pour seul mot : « Cher monde, je te quitte parce que je m’ennuie. »


(1) Ce jeu sur les lettres des cubes d'enfants est précisément décrit par Patrick Brion dans Albert Lewin (Bibliothèque du film, Durante), ouvrage passionnant et très documenté dans lequel nous avons puisé moult informations pour cette chronique.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : théâtre du temple

DATE DE SORTIE : 2 decembre 2015

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 décembre 2015