
L'histoire

Ann Sutton (Gene Tierney) est l’épouse d’un brillant psychanalyste (Richard Conte). Kleptomane, elle est arrêtée dans un magasin lorsqu’elle tentait de voler un bijou. Un mystérieux personnage apparaît alors dans sa vie : le docteur Korvo, témoin des faits, négocie avec la police pour éviter le scandale à Ann et promet de la soigner. Dès lors, la jeune femme tombe dans les griffes du dangereux Korvo…
Analyse et critique

Adapté d’un roman de Guy Endore, le scénario de ce film noir, intitulé en français Le mystérieux Docteur Korvo, est signé Ben Hecht. Pour l’anecdote, rappelons que certaines copies du film ne créditent pas Ben Hecht mais un certain Lester Barrow. L’explication de ce mystère est simple : à cette époque, Hecht est un fervent soutien de la cause sioniste dans la guerre qui oppose les Juifs à l’Angleterre. La Fédération Britannique des Exploitants boycotte alors toute œuvre où son nom apparaît. La Fox, dirigée par Zanuck, contourne l’obstacle en affublant le scénariste d’un pseudo qui n’est autre que le nom de son chauffeur !! Hecht, que l’on avait connu plus inspiré dans le registre psychanalytique avec Spellbound (La maison du Docteur Edwardes, A. Hitchcock, 1945), signe ici un script indigne de son talent. Certes le triptyque amoureux est séduisant, l’intrigue inventée par Guy Endore n’est pas dénuée d’intérêt, mais la caractérisation des personnages, notamment celle du docteur Barrow, est particulièrement faible et peu crédible. Comment un brillant psychanalyste peut-il vivre avec une épouse kleptomane sans se douter de sa maladie ? Comment peut-il observer sa femme sans réaliser qu’elle est sous l’emprise d’une séance d’hypnose ? Lorsque Barrow comprend cette réalité (dans le final du film), il tombe des nues alors qu’il est censé être un spécialiste du comportement humain !! De son côté, le personnage interprété par Gene Tierney a toutes les caractéristiques d’une victime "premingerienne". Mais contrairement à Laura Hunt (Laura) ou Morgan Taylor (Where the Sidewalk Ends), Gene Tierney incarne ici une héroïne peu crédible, notamment lorsqu’elle veut cacher, à tout prix, sa kleptomanie : alors qu’elle est accusée de meurtre, elle continue à taire ce secret qui pourrait pourtant l’aider à la disculper. Le spectateur a alors bien du mal à comprendre un tel acharnement ! Enfin, la crédibilité des actes du Docteur Korvo est également difficile à avaler : l’auto-hypnose qu’il s’inflige alors qu’il est gravement malade tient malheureusement plus d’un mauvais vaudeville que d’un récit policier. Dès lors, peut-on considérer que l’échec de l’adaptation de Hecht condamne le film ? La réponse est évidemment négative, car malgré ce scénario invraisemblable, la mise en scène de Preminger force de nouveau l’admiration.

L’utilisation quasi-systématique de la grue en intérieur est une des caractéristiques du style Preminger. A l’aide de cette technique et de la précision diabolique de ses cadrages, l’œil du public reste au plus près des personnages et baigne dans une ambiance parfaitement fluide que certains critiques de l’époque qualifièrent d’aquatique (Truffaut encore). Afin d’amplifier cette atmosphère, Preminger utilise à foison les fondus enchaînés et gagne ainsi en élégance et en discrétion.

L'harmonie visuelle ainsi créée plonge le public dans une atmosphère empreinte de volupté, mais la force émanant de la "Preminger’s touch" ne peut tenir dans une simple mise en forme élégante. Si le style Preminger séduit tant de cinéphiles, c’est parce que la beauté des images vient se heurter à la "froideur" de l’interprétation et du propos. Dans Whirlpool (comme dans la majorité des films de Preminger jusqu’au début des années soixante au moins), les comédiens sont dans un registre de "non-jeu". Gérard Legrand rappelle que lors du tournage d’Exodus (1960), Preminger hurlait à l’encontre de Lee J. Cobb : "Vous n’êtes pas à l’Actor’s Studio ici !". Chez Preminger la direction d’acteurs impose au jeu des comédiens un style glacial, presque inquiétant. C’est d’ailleurs une caractéristique que le maître autrichien partage avec Hitchcock chez qui l’interprétation ne devait jamais écraser la mise en scène. Aujourd’hui, force est de constater qu’après des années de règne de l’Actor’s Studio, ce style clinique semble trouver un nouveau souffle : des cinéastes comme Laurent Cantet, Alejandro Amenabar ou M. Night Shyamalan renouent avec ce style. Chez eux comme chez Preminger, le contraste provoqué par la beauté des mouvements de caméra et le minimalisme de l’interprétation crée une atmosphère étrange où se mêle fascination et inquiétude pour le plus grand plaisir du spectateur…
En revoyant Whirlpool, une réflexion s’ouvre sur le rôle indispensable ou non du scénario dans l’appréciation d’une œuvre cinématographique... Contrairement à ce que disait Gabin, nous sommes en droit de penser qu’un grand film n’est pas que le fruit d’une bonne histoire. Preminger le prouve avec Whirlpool où la richesse, la beauté et l’originalité de la mise en scène permettent d’oublier les faiblesses du script et de se plonger dans l’œuvre avec un œil contemplatif. Toutefois, il est raisonnable d’apprécier Whirlpool avec moins d’enthousiasme que les sommets du début de carrière de Preminger que sont Laura ou Mark Dixon. Moins abouti dans sa mise en scène et plombé par un scénario négligé, ce 14eme long métrage américain d’Otto Preminger n’en demeure pas moins un superbe exercice de style que tous les admirateurs du cinéaste autrichien se plairont à (re)découvrir avec énormément de plaisir !