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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Miel du diable

(Il miele del diavolo)

L'histoire

Jessica (Blanca Marsillach) vit une relation sulfureuse avec Johnny, un saxophoniste jazz de renom. Portée par un insatiable désir, elle s'abandonne à cet homme dominateur et manipulateur. Ailleurs dans la ville, le chirurgien du cerveau Wendell Simpson (Brett Halsey) n'éprouve plus aucune attirance sexuelle pour son épouse Carol (Corinne Cléry) et leur couple n'est plus que frustrations et tromperies. Simpson retrouve sa libido lors d'une passe avec une prostituée qui vire au morbide. Déjà troublé par cette révélation, il perd pied lorsque sa femme découvre qu'il a des relations rémunérées. C'est perdu et tremblant qu'il est appelé par l’hôpital pour opérer Johnny qui vient de subir un traumatisme au cerveau. L'intervention vire à la catastrophe et Johnny ne survit pas à son accident. Jessica, persuadée que Simpson est en faute, rumine sa vengeance. Elle le harcèle de coups de téléphone anonymes qui ne calment en rien sa douleur; et finit par le kidnapper. Elle l'entraîne dans sa maison à la campagne et l'enchaîne. Commence alors un jeu d'humiliations et de tortures qui finit par réunir peu à peu ces deux âmes perdues...

Analyse et critique

Lucio Fulci tombe gravement malade après le tournage de Murderock. Une hépatite C combinée à une cirrhose le tient pour un temps éloigné des plateaux et c'est très affaibli qu'il accepte de tourner Le Miel du diable, une pure commande qui va se révéler étonnamment être l'une de ses œuvres les plus personnelles. (1) Produit avec trois francs six sous, signé par un réalisateur qui depuis le milieu des années 80 voit sa carrière et sa renommée décliner, doté d'un pitch racoleur, Il Miele del diavolo a tout du téléfilm érotico-sulfureux que les chaînes de télé italiennes programmaient à la chaîne en deuxième partie de soirée, d’autant que Corinne Cléry vient de s’illustrer dans Histoire d’O. Or le film frappe par sa tristesse, sa mélancolie, et se dévoile comme une histoire d'amour tragique et bouleversante.


Le Miel du diable raconte comment une improbable passion amoureuse va naître de deux histoires d’amours dysfonctionnelles (Jessica et Johnny, Wendell et Carol) qui s’achèvent brutalement ou des suites d’une lente agonie. Fulci démarre les présentations par le couple formé par Jessica et Johnny. Leurs visages apparaissent dès le générique. Johnny joue du saxo, Jessica se pince les lèvres de désir. Derrière ses consoles, Nicky, l'ingénieur du son, semble autant s'intéresser au jeu de Johnny qu'au couple. Une série de gros plans sur les yeux du trio vient capter des échanges de regards chargés de sous-entendus, de secrets et de jalousie. L'explication ne nous sera donnée que vers la fin du film, et ce n'est que rétrospectivement qu'il nous sera possible de comprendre les réels enjeux de cette séquence d'ouverture.


Alors que tout son corps appelle l’étreinte, Jessica se refuse à Johnny car il ne la veut pas, il veut seulement une partie d'elle (on a compris laquelle). Or elle veut être aimée dans son entier, dans tout son être, mais le désir est si fort... Le premier réflexe devant une telle scène est de ricaner, les dialogues et la musique n’aidant pas à la prendre au premier degré. Or il n’y a jamais de second degré chez Fulci, chez lui tout est littéral, l’horreur comme l’amour. Alors oui, la scène aurait pu être ridicule mais quelque chose s’en dégage qui nous happe rapidement. Il y a ce mur d’un rouge profond qui occupe tout le fond lorsque Jessica est dans le plan et qui semble émaner d’elle. Il y a la musique qui se complexifie, se fait caresses, halètements, soupirs de plaisir. Et surtout il y a cette tristesse dans le regard de Jessica que l’on comprend esclave de son désir. Fulci découpe sa séquence en deux mondes distincts. Celui du bas où Jessica frotte son sexe contre le saxophone, ondulant son corps, portée par le plaisir. Celui du haut avec son visage sur fond rouge, ses larmes et sa souffrance mêlée de plaisir.


D'autres scènes de sexe suivront, chacune venant expliciter un peu plus la relation morbide qui est la leur. Elle le masturbe en moto, sexe et danger, comme si le plaisir était conditionné par la présence d’un risque. Puis une scène d'amour dans la maison, plus classique a priori mais où l'on retrouve cette notion de danger avec un berger allemand qui ne cesse tout du long d’aboyer à la porte. Johnny est un prédateur, un manipulateur égocentrique, un dominateur qui plie Jessica à son désir. Une caricature du mâle dominant que Fulci associe à la mort. Lorsque Jessica découvre qu'elle est enceinte, Nicky lui intime d'avorter afin de ne pas ruiner la carrière de Johnny. Ce qui aurait dû être le fruit de leur passion est prêt à être sacrifié pour le bien-être du mâle.


Avec Wendell et Carol, Fulci décrit un autre couple dysfonctionnel, non plus cette fois à cause d’un trop-plein de désir qui sert l’instinct dominateur du mâle, mais suite à une lente usure du désir. Autant Johnny et Jessica brûlent, autant Wendell et Carol ne ressentent plus rien. D’un côté un couple qui se consume dans le plaisir, le sexe, de l’autre un couple qui se glace. Carol se fane car elle ne reçoit plus l'attention qu'elle réclame. Wendell n’a, quant à lui, plus aucune attirance pour sa femme et il essaye de réveiller son désir auprès d’une prostituée. Et il retrouve bien sa libido mais d’une manière inattendue, lorsqu’elle répare son bas avec son rouge à lèvres, dessinant comme une cicatrice à l’orée de son sexe. Le chirurgien est fasciné et se laisse happer par son désir sadomasochiste. Là encore, l'attendu érotisme de la scène est contrecarré par une musique atmosphérique en mineur et la scène de sexe en elle-même ne dure que quelques secondes, l'excitation retombant d'un coup. Fulci nie avoir fait un film érotique. De fait, Le Miel du diable ne vaut pas pour ses scènes chaudes à l'esthétique M6 mais bien par cette constante présence de la mort qui vient les contaminer. Le classique Eros et Tanathos. Chaque scène de sexe est soit rapidement interrompue (citons l'éjaculation précoce de Wendell lorsqu’il fait l’amour à Carol ou encore, dans la deuxième partie, Jessica qui lui verse de la cire chaude sur le dos), soit parasitée par un élément extérieur (le chien qui aboie, un coup de fil anonyme de Jessica qui interrompt une réconciliation nuptiale entre Wendell et Carol et qui réveille la frustration de cette dernière). Il est clair que si l’objectif des producteurs est de faire un film rose, l’intérêt de Fulci se situe bien ailleurs ; et cette manière de pervertir la commande, en chargeant chaque scène érotique d’une tension morbide, conduit le spectateur vers une deuxième partie encore plus trouble.


Celle-ci démarre lorsque Johnny s’arrête en pleine session d’enregistrement suite à une attaque cérébrale. C’est là que l’histoire de Jessica et Johnny rejoint celle de Wendell et Carol. La mort qui va réunir deux êtres qui ne se connaissaient pas, la mort qui va faire naître un nouvel amour. Mais nous n’y sommes pas encore et lorsque Wendell est appelé en urgence au bloc pour opérer Johnny, Carol vient de découvrir qu’il fréquente des prostituées et est en train de lui faire une scène. La frustration qui a conduit Wendell à multiplier les aventures extra-conjugales vient soudainement contaminer l'histoire d'amour entre Jessica et Johnny. Le chirurgien qui tourne en boucle sur les paroles de Carol rate en effet son opération, et Johnny n’y survit pas.


Jessica transforme sa tristesse en obsession, écoutant la musique de Johnny en boucle, ne s’habillant plus qu’avec ses vêtements, couvrant ses murs de photos de lui. Une obsession qu'elle porte bientôt sur le chirurgien et qui fait monter en elle un irrépressible désir de vengeance. Après l’avoir harcelé au téléphone, elle finit par le kidnapper et l’enchaîne dans sa maison de campagne. Elle détruit sa voiture avec fureur et revient vers sa victime en chantant la mélodie de Johnny, toute entière habitée par lui, par son absence, par son désir de le venger. Et maintenant l’objet de sa haine lui appartient...


La possession, c’est ce qui caractérise Jessica. Elle qui voulait que Johnny lui appartienne complètement, qui voulait un bébé pour avoir enfin quelque chose à elle, comme un morceau de son amant qu'elle aurait fait entièrement sien. Jessica qui maintenant attache le docteur Simpson et le traîne en laisse comme un chien. Mais cette pulsion de possession et de domination semble être une émanation de Johnny, comme si Jessica avait été contaminée par cette figure de pervers narcissique qui a exploité son désir pour la soumettre. Après la disparition de Johnny, enfermée dans sa chambre couverte de photos de son amant, elle regarde une vidéo dans laquelle il lui déclare son amour. Mais la scène ne reste pas longtemps romantique et se termine en viol. Toute relation sexuelle ou amoureuse est montrée comme une prison. Lorsque Johnny fait une déclaration d'amour à Jessica, il tourne autour d'elle en moto, image qui la montre prisonnière de son désir, de son amour. Lorsqu’il lui fait l’amour, il la soumet, la plie à ses désirs.


La disparition de Johnny ne met pas un terme à cette relation de domination. Son image ne cesse de revenir hanter Jessica, d’incessants flash-back perçant le récit au présent. Les murs de la prison ne s'arrêtent pas à la relation physique, ils subsistent alors même qu'il n'y a plus rien. Elle a été possédée par lui et maintenant par son fantôme, par ses souvenirs. Le présent et le passé se mélangent. Elle vit entre deux mondes, le présent ayant même moins de réalité que le passé. Le présent est devenu un cauchemar, un délire, le passé un refuge, ce qu'elle habite vraiment. Le film s'avère particulièrement intéressant dans la description de cette soumission totale qui dépasse la simple présence physique. Johnny continue à l'obséder, réapparaissant constamment, s'incarnant dans les objets, le décors, les vêtements, dans la chair même de Jessica. Et tout son cheminement va être de s'affranchir de lui mais en transférant son obsession sur Wendell.


Car Jessica n'est pas montrée uniquement comme une victime, et elle devient une figure manipulatrice et perverse dans la seconde moitié du film. Peut-être qu'elle se retrouve entièrement possédée par l'esprit de Johnny mais peut-être avait-elle déjà en elle cette perversion et que c’est celle-ci qui était le ciment de leur couple. Elle humilie Wendell, le torture, et c’est sur cette relation sado-masochiste que va s’inventer ce nouveau couple. Wendell prend en effet du plaisir à ce jeu de soumission et retrouve sa libido. Et Jessica, en interchangeant la position qu’elle tenait lorsqu’elle était avec Johnny, retrouve des sentiments, une passion. Jessica passe toute la dernière partie nue, se déshabillant de son histoire passée pour renaître dans une autre. Fulci n'utilise pas le nu à des fins érotiques, mais pour montrer que Jessica a besoin de l'oubli pour pouvoir recommencer à vivre. Ou plutôt qu’elle a besoin de se nettoyer de l’image de Johnny pour comprendre qu’elle porte en elle la capacité d’aimer, qu’elle n’est pas morte avec son amant.


Si les situations sont extrêmes (les relations sado-masochistes entre les différents personnages, les accès de violence), le film est en fait très romantique et évoque de façon assez bouleversante le travail de deuil. Lorsqu'elle accepte l’amour de Wendell, qu’elle prend la tête ensanglantée du chirurgien et la cogne contre son ventre et son sexe, le chien est à nouveau à la porte, aboyant, comme dans sa scène de sexe avec Johnny. Si la première fois le chien était comme une prémonition du drame à venir (Wendell sera littéralement ce chien après son kidnapping), il est ici comme un surgissement du passé qui menace de condamner Jessica au malheur, à un ressassement sans fin de son trauma. Mais un nouveau cycle recommence, une histoire d'amour naît, improbable, perverse et totale. Jessica enterre le chien avec le pull de Johnny et se lance dans une nouvelle vie. Le film devait se terminer sur une vue de l'océan mais Fulci décide d’ajouter un pistolet entre les deux amants comme pour indiquer que leur histoire ne pourra que se terminer que dans le sang. Il y a tout au long du film un rapport entre le couple et la mort. Jessica rêvait d'un enfant, symbolisé dans le film par cette poupée à laquelle elle s'accroche désespérément. Mais avec Johnny leur seule descendance est la violence et la mort. Elle retrouve la poupée démembrée, à terre comme son rêve brisé. Et dans la scène extrêmement cruelle où Johnny la filme et l'humilie, c'est un revolver qu'elle a entre les jambes et dont elle semble accoucher. Comme si toute histoire d'amour ne pouvait que conduire à la mort.


Si le film nous touche malgré ses nombreuses imperfections, c’est que l’on y découvre un Fulci très sensible et qui semble avoir mis beaucoup de lui dedans. D’abord dans le personnage de Wendell, le cinéaste ayant souvent avoué avoir raté ses histoires d'amour à cause de son obsession pour son travail. On peut aussi l’imaginer habité par des images morbides et par une forme de misanthropie (bien sensible dans ses films) qui venaient peut-être perturber ses relations intimes, à l’image là encore de son personnage. Surtout le film parle très frontalement d’un amour brutalement interrompu et de la complexité du travail de deuil. Fulci ne s’est jamais complètement remis du suicide de sa femme en 1969 alors qu’elle pensait être atteinte d’un cancer incurable, et il trouve dans ce film l’occasion de raconter très frontalement cette tragédie ainsi que du travail (impossible, semble nous dire le pistolet) pour se reconstruire ensuite.


Le film souffre toutefois d’un aspect fauché et la mise en scène de Fulci et la photo n’échappent pas toujours à une esthétique télévisuelle très datée années 80. Le ridicule n'est donc pas absent : Jessica sur la plage avec le thème du film repris à l'ocarina synthétique ou encore se jetant sur la vitre du studio quand Johnny tombe dans le coma. Le bon goût n'est donc pas de tous les plans et Fulci loupe beaucoup de choses par son manque de dosage, en en faisant souvent beaucoup trop. Mais le film recèle dans le même temps des passages très réussis, de belles idées de compositions visuelles et de mise en scène. Cette frontière est particulièrement sensible dans la séquence à Venise, chromo de carte postale assez ridicule jusqu’à ce qu’il soit soudain brutalisé par un montage haché, une musique discordante et un rouge venant envahir l’écran. Fulci utilise à ce moment-là un cliché pour préparer le terrain à une expérimentation formelle, une mise en scène qui permet efficacement d'expliciter ce qui n'était que sous-entendu dans les échanges de regards au début du film.


Mais Fulci n’a pas tout le temps cette conscience du cliché et ceux-ci se retrouvent en outre renforcés par la partition fort peu enthousiasmante de Claudio Natil. Cependant si le thème jazzy au saxo s'avère totalement ridicule, étrangement il fonctionne. A l'image en fait d'un film qui par sa franchise et une forme de naïveté transforme ses défauts en quelque chose de profondément touchant. Côté interprétation, on passera vite sur le jeu de Stefano Madia, qui avec ses airs de Kiefer Sutherland latin s'avère assez insupportable... ce qui convient finalement bien au rôle de Johnny. La Française Corinne Cléry (O d’Histoire d'O, James Bond girl dans Moonraker) s'avère assez touchante dans celui de Carol même si elle est finalement assez peu présente à l'écran. La flamme du film, c'est Blanca Marsillach qui malgré quelques failles passagères dans son jeu (elle en fait souvent trop) se révèle très charismatique et imprime vraiment sur son visage le désespoir de Jessica. On la verrait bien dans un Julio Medem - de fait, l'actrice est d'origine espagnole - qui comme Fulci ne craint pas le ridicule (et s'y engouffre par endroits) et l'excès mais parvient malgré tout à nous toucher.

Le Miel du diable est le dernier film de Fulci réalisé dans des conditions acceptables et sur lequel il conserve le contrôle. Le dernier sursaut avant la véritable chute, sa carrière allant très vite sombrer dans des productions fauchées aux montages financiers improbables, comme l’emblématique Zombi 3. On sent le budget serré, on devine un cinéaste fatigué qui a conscience que sa carrière est derrière lui et c’est aussi ce qui rend le film si poignant malgré ses évidents défauts. Soit ça passe, soit ça casse, comme ce poème de Wendell qui vient clore le film et où Fulci se fait poète : « When you’ve spent your life like a fortune you believed would never end / A second chance will come to you, like a long-lost friend / A great joy will fill you and flush you hot / No more will you ever be cool / For she is the Devil’s honey-pot / And you will drown in her... Yyou fool ! »


(1) Comme expliqué dans les bonus de l'édition Blu-ray, le film ressemble sur bien des points à La Gabbia (1985) que Fulci a écrit et qu'il pensait tourner avant que le producteur n'en confie la réalisation à Giuseppe Patroni Griffi : on y trouve Blanca Marsillach qu'il reprend pour Le Miel du diable (ainsi que son actrice fétiche Florinda Bolkan), un homme entravé et torturé (interprété par Tony Musante) ainsi qu'une figure féminine dominatrice et sadique (Laura Antonelli).

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 5 septembre 2019