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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Dernier des géants

(The Shootist)

L'histoire

John Bernard Books, l'une des dernières grandes gâchettes de l'Ouest, débarque à Carson City pour apprendre d'un vieil ami, le médecin Dr Hostetler, ce qu'il savait déjà, la présence irrémédiable du cancer et l'impossibilité d'une guérison. Les quelques jours passés dans la pension de la veuve Mrs Rogers, sa relation avec le jeune Gillom vont laisser à Books le temps de réfléchir à la manière dont il veut quitter un monde qui ne ressemble déjà plus à celui qui fut le sien.

Analyse et critique


C'est sur ce film emblématique, Le Dernier des géants, que s'achève la carrière du mythique John Wayne, en 1976, sous la direction de Don Siegel. Si le rôle n'était initialement pas conçu pour lui, il est difficile de ne pas y voir, rétrospectivement, un chant du cygne parfaitement accompli. Il s'agit, pour l'acteur comme pour le personnage, de tirer une digne révérence, de préserver ce qui fut en donnant à la fin ce caractère de conclusion choisie, qui, pour J.B. Books, légende de l'Ouest, et John Wayne, légende de cinéma, signifie par-dessus tout rester fidèle à soi-même et à la vie menée jusque-là. Le parallèle tient probablement d'une illusion, mais il n'en demeure pas moins parlant. En situant son film à l'orée du XXe siècle, dans un contexte de modernité naissante, Don Siegel laisse seulement au western l'espace et le temps pour disparaître. Cette vie rugueuse de l'Ouest sauvage, incarnée par J.B. Books, est filmé par Siegel au moment même où elle devient mythe et récit, quelque chose qui n'a déjà plus lieu d'être, sinon dans un souvenir fantasmé. Et pourtant l'homme qui faisait partie de ce monde, qui n'est déjà plus, est toujours là, encore bien vivant, et c'est autour de ce drame de la perdurance par-delà sa propre époque que se construisent aussi bien les enjeux narratifs que la mise en scène cinématographique. Le Dernier des géants est bien ce western anachronique qui, sous une forme relativement classique, interroge plus profondément l'histoire de ce temps d'avant la modernité, où la violence était encore synonyme de civilisation.


Infiniment minime au regard de la montagne qui se dresse derrière lui, la silhouette de J.B. Books nous apparaît pourtant solidement arrimée à son cheval, inébranlable malgré la fatigue, comme un élément naturel de ce décor immense et désert. Le film s'ouvre sur ce premier plan large, avant de brusquement passer à une enfilade de scènes de fusillades, dans un montage effréné où la voix du jeune Gillom (Ron Howard) énumère les nombreux haut-faits du célèbre J.B. Books, l'une des plus légendaires gâchettes de l'Ouest américain. Durant tout le film, c'est justement la voix juvénile et admirative du jeune garçon qui tiendra lieu de mise en récit mythique. C'est elle qui assurera au film, d'une manière ambivalente, quelque chose du western traditionnel ; c'est elle qui mobilisera constamment l'imaginaire qui s'y attache. Sans elle, il devient plus difficile de déterminer aussi bien le genre que le ton du film, puisqu'au fond, au-delà du nom glorieux qui s'attache à sa personne, J.B. Books n'est rien d'autre qu'un vieil homme sur le point de mourir. D'ailleurs, lorsque Gillom le rencontre pour la première fois, il le prend simplement pour un vieillard égaré, bon à rien. Ce n'est qu'une fois le nom prononcé, et la légende invoquée, qu'il change d'aspect à ses yeux, qu'il devient bien plus qu'un homme malade et fatigué. La maladie et la faiblesse ne peuvent pas exister chez une telle légende, Gillom ne peut le concevoir, et, lorsqu'il l'apprend finalement, il apprend là quelque chose qui ne s'accorde pas avec sa vision du monde. Il est important d'insister sur le point de vue de Gillom, parce qu'il s'agit aussi du nôtre, celui du spectateur qui s'attend à un western dans les règles, et qui lui non plus ne peut imaginer le grand John Wayne perdre la face. Ce qui fait la particularité du Dernier des géants, c'est bien l'absence totale, dans la narration, d'une adversité extérieure. Il manque, pour remplir le schéma-type du western, cet élément d'adversité, cette quête à accomplir ou cet ennemi à vaincre. L'adversité, en l’occurrence, est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'un mal plus insidieux, qui ne dégaine pas, et contre lequel nul courage n'est de taille.


Don Siegel parvient à construire un récit qui, de manière assez remarquable, mobilise les éléments imaginaires du genre, sans jamais les inclure dans l'action. Ils sont virtuellement présents tout du long, mais ce n'est jamais à travers eux que se cristallise la tension du drame. Books ne rencontre réellement aucune menace extérieure, et tous les personnages qui prennent figures d'ennemis ne créent jamais aucune tension. Ils n'ont aucune fonction réelle, et Books ne les affrontera que de manière détournée et superficielle. Seule la lutte intérieure, non pas contre la maladie, qui ne peut être défaite, mais contre la perspective d'une mort indigne, motive l'action et déclenche ce qui ne ressemble que de loin à une scène de western. C'est parce qu'il ne peut pas vaincre cette adversité-là, parce que cette adversaire-là le pliera à genoux, lui crèvera tout le corps de douleur, jusqu'aux cris et aux pleurs, que J.B. Books décidera d'organiser finalement cette parodie de « shoot-off », face à trois personnages insignifiants, dans le seul but de « partir en beauté ». Il est bien conscient qu'il ne s'agit là que d'une mise en scène, mais c'est bien le seul geste digne qu'il peut encore accomplir, pour échapper à la terreur qui le guette. Pour la première fois de sa vie, il joue une fusillade, et transforme ce qui était jusque-là une vie bien réelle en mythe consacré. Il n'importe aucunement à Books d'être remémoré par la postérité, il n'agit ainsi que pour conserver la seule liberté qui lui reste, celle de choisir une mort digne, à l'image de sa vie.


L'un des drames vécus par Books est de n'être pas mort plus tôt. Il n'a pas disparu avec le temps qui assurait la cohérence de son existence. Il demeure et persiste, dernière grande gâchette de l'Ouest, la seule qui ne soit pas encore morte, comme le mentionne un journaliste. Aux yeux des autres, il apparaît comme une relique vivante d'un passé sur le point d'être révolu. Figure de mythe encore vivante, chacun attend sa mort pour qu'enfin l'affaire soit réglée, et le récit achevé. Ils veulent tous, du croque-mort au journaliste, avoir un souvenir de ce fantôme en passe de disparaître, que ce soit ses cheveux, son cheval, son témoignage ou sa mort. Il n'a déjà plus la même existence que les autres. La caméra de Don Siegel ne cesse de faire signifier cette présence étrange que prend Books dans le contexte de cette ville déjà moderne ; dès son arrivée, il est filmé en contre-plongée à travers les roues du tramway, de même que dans toutes les scènes d'extérieur, au milieu de la population, il fait immanquablement figure d'intrus. Débarquant de la montagne, après des années de solitude sauvage, il est confronté, à travers la ville naissante qu'est Carson City, au nouveau siècle qui s'annonce, un siècle qui ne veut plus de lui que sous la forme domestiquée du mythe. Avec Books, c'est toute une civilisation qui s'écroule, substituée progressivement par une autre. Il se compare lui-même, indirectement, à la reine Victoria qui vient tout juste de mourir, à l'orée du nouveau siècle, en 1901. Comme elle, il n'appartient plus au même temps que son époque ; comme elle, il veut à tout prix rester digne et ne pas perdre les valeurs et le sens qu'il donnait jusque-là à sa vie.


Si le film présente bien cette image, du « shootist » dépassé par son époque, davantage à sa place au milieu des montagnes que dans une ville civilisée, Books devient plus subtil lorsqu'il laisse entrevoir, par la relation amicale qu'il entretient avec sa logeuse Mrs Rogers (Lauren Bacall), la possibilité d'une transition pour lui d'un monde de violence à celui, plus apaisé, du foyer familial et de la passion tranquille. Cette perspective d'avenir serait même presque naturelle pour Books, une manière déjà vue de raccrocher sa vie d'aventure. Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois qu'un personnage joué par John Wayne aspire à terminer sa vie dans le repos. Mais le problème est bien que l'issue fatale du cancer lui interdit tout avenir. En laissant seulement entrevoir cette possibilité, le film montre bien à quelle aporie insurmontable est confrontée la volonté de vivre de Books. Il est terrifié lorsqu'il entend de la bouche de son médecin (James Stewart), le calvaire physique qui l'attend. Un jour, il se réveillera dans son lit et ne le quittera plus jamais. Books le comprend comme un affaiblissement intolérable de sa vie, qui n'a en vérité rien à voir avec la mort. La mort, aux yeux de Books, devient tout autre chose, une manière de sauver la vie contre sa propre déliquescence. Ce qui est admirable dans ce personnage, c'est qu'il ne veut qu'une chose : continuer à vivre la vie qu'il a toujours menée, celle qui fut, de son propre aveu, une vie formidable. Mais pour ce faire, il lui faut en passer par la mort. La vie est digne, ou elle n'est plus la vie ; et alors une mort digne lui ressemble davantage. C'est paradoxalement pour conserver sa vie que Books met en scène la fusillade qui conduira à sa mort, c'est pour vivre qu'il choisit de mourir ainsi. Il ne quitte pas la vie, il n'abdique aucune force dans la mort. Un suicide n'aurait eu à ses yeux que la forme d'un renoncement. Comme il l'avoue à Mrs Rogers, il n'a pas le courage d'affronter la maladie, et il se sent devant elle comme « un homme seul dans le noir. » C'est le néant qui s'insinue dans sa vie, qui l'interrompt et la transforme, qui le pousse à choisir une autre voie, dans le droit fil de sa vie passée. Tout l'enjeu moral du film réside dans l'alternative posée à Books, entre ces deux figures de la mort : une mort qui n'appartient à personne et détruit tout ce qui fut d'un homme, et une mort choisie qui complète et parachève une vie qui ne perd rien au bout du chemin, une mort qui s'écrit librement.


L'absence apparente de tension dramatique est un trompe-l'œil habile, qui déguise d'insignifiants événements le lieu réel de l'intrigue, soit le corps malade de Books. Il ne se passe rien d'autre que la propagation imperceptible de ce mal contre lequel rien ne peut être fait, sinon l'apaisement temporaire de la douleur par une dose d'opium. Le vrai problème de Books n'est pas d'accepter cette mort inévitable, mais de conserver sa vie dans la mort, de ne pas se voir dépossédé par la maladie de toute la dignité et la force qui l'accompagnèrent tout du long. C'est la nécessité de revenir au sens antérieur de sa vie qui ramène le film, d'une manière très ambivalente, vers la forme du western, comme si l'histoire de Books, ne pouvant écrire un avenir différent, devait répéter le passé, pour parachever ce qui aurait dû être une conclusion naturelle à cette sorte de vie : la mort par les armes. La mise en scène de Don Siegel révèle bien l'allure de violente mascarade que prend cette mort calculée, qui se termine dans les mains horrifiées du jeune Gillom. Après avoir tué le barman, il jette l'arme au loin, comme si cette violence-là n'avait plus de sens pour lui, comme si elle n'était plus nécessaire. Il prend alors la mesure de ce qui vient de se passer, de la réalité terrible, à mille lieues du mythe et de la légende, d'un homme en train de mourir sous ses yeux. Et la voix du jeune Gillom, qui narrait au début du film les exploits de Books, se tait finalement. Il comprend alors que la violence n'est plus possible, qu'elle n'a plus rien à faire dans un monde où la survie ne dépend plus d'elle. La qualité singulière et déstabilisante du Dernier des géants réside bien dans cette mise en scène factice, où tout événement extérieur semble n'avoir aucun poids et ne produire aucun effet. Ce n'est certes pas un film qui procure un sentiment immédiat, ou donne lieu à un jugement assuré. Il laisse bien au contraire le spectateur circonspect et déboussolé, devant un film qui, en son principe même, abolit toute tension et même toute possibilité dramatique. On ne pourrait souhaiter pour un film plus grande qualité que celle de rendre quasiment impossible la tâche de le juger, et c'est bien pour pour cette absence totale d'intentions évidentes qu'il faudrait recommander Le Dernier des géants, le dernier film du grand John Wayne.

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La fiche IMDb du film

Par Sebastien Vient - le 15 décembre 2018