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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Décalogue

(Dekalog)

Analyse et critique

En collaboration avec les télévisions polonaise et ouest-allemande, Krzysztof Kieślowski réalise une série de dix moyen-métrages (dont deux deviendront des longs) librement basés sur le Décalogue, tous situés à Varsovie à la fin des années 80. A peu près tout le monde s’accorde à accepter une majorité des Dix Commandements, pourquoi dès lors y désobéit-on si souvent ? Cette faille humaine, le cinéaste l’explore en des histoires rappelant l’importance de la nuance, l’inéluctabilité de la complexité. Rompant avec le didactisme documentaire, il recherche une forme de stylisation nouvelle (opérant la jonction entre la première moitié de son œuvre et son second volet expatrié). Projet ambitieux, convoquant une bonne moitié des acteurs de Varsovie (il y avait alors, selon une plaisanterie du milieu, « ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas »), rien ne préparait pourtant au choc mondial que fut Le Décalogue. Ce succès immédiat, conférant à l’auteur une aura inespérée, doit à l’universalité de ses dilemmes, à même de se poser à des hommes et femmes aux quatre coins du globe. En créant une œuvre évitant délibérément de commenter directement la situation politique de la Pologne, peu avant la chute du Mur, Kieślowski offre, de biais, un commentaire radicalement politique. Ce pays, où les gens vivent, souffrent, se compromettent, s’aiment, comme dans les autres, ne peut rester séparé d’eux. Ici ou ailleurs, les enjeux vitaux sont les mêmes.
 

Un seul Dieu tu adoreras (54 min)

Sur une mélodie à la flûte de pan de Zbiegniew Preisner, ce premier épisode s’ouvre, aux abords d’un étang central pour l’histoire à venir, sur un visage mystérieux au coin d’un feu. Ce regard diaphane est celui d’un jeune homme (Artur Barcis), qui apparaîtra à chaque segment, présence silencieuse, témoin impassible, occupant diverses fonctions, pratiquant plusieurs loisirs. Par l’intersection de nombreuses histoires personnelles, Le Décalogue rompt l’illusion d’une subjectivité reine. Ce témoin, présent au moment de dilemmes, dont l’apparition précède transgressions morales ou décisions, plus rares mais possibles, d’accomplir « ce qui est juste » renforce ce sentiment d’objectivité. Il existe « quelque chose » et « quelqu’un d’autre » hors du crâne d’individus pris dans la tourmente. D’où l’enjeu éthique sur lequel  Kieślowski insiste : « Si je devais donner le message essentiel du Décalogue, ce serait : “Vivez avec égards, regardez autour de vous, prenez garde à ce que vos actions ne causent pas préjudice aux autres, ne les blessez pas ou ne leur causez pas de peine.”» (1)

Le premier segment a librement trait à l’idolâtrie, personnifiée d’abord par un professeur dont le matérialisme correspond à l’idéologie d’Etat promue en Pologne avant la chute du Mur. Krysztof (Henryk Baranowski), père du jeune Pawel (Wojciech Klata), est un rationaliste convaincu, adepte du calcul, confiant en la mesure de toute chose. Il transmet à son fils, intellectuellement prometteur, le goût des échecs et de l’informatique. Soit le jeu ne laissant aucune place au hasard, l’univers numérique des 1 et des 0. Il élève seul le garçon, assisté lorsqu’il s’absente pour raisons professionnelles d’une tante (Maja Komorowska), elle catholique, admiratrice du pape Jean-Paul II (dont des images reviendront au fil de la série). Lui ne croit pas à l’âme, décrit l’existence en termes biologiques. Elle, si, espère un au-delà de la mort corporelle. Pawel est confus. Son ordinateur lui répond, mais il ne lui viendrait pas à l’esprit de lui attribuer une âme. Qu’est-ce qui les distingue ? Si tant est que quelque chose le fasse ? Quel est donc, chez les humains, ce résidu à l’existence problématique que Ryle désignait comme le fantôme dans la machine ? Un soir, alors qu’ils sont tous deux échauffés par l’échec et mat imposé conjointement à une joueuse coriace, Pawel demande de retour chez eux à son père s’il peut, le lendemain, en son absence, aller patiner sur l’étang voisin. Son père calcule informatiquement la masse glaciaire prévisible et en déduit l’activité sans risque. Il lui donne son accord.


La série s’entame donc par le scandale de la mort d’un enfant. D’autres apparaitront au long de celle-ci, souvent traités injustement, révélant au passage le formidable directeur d’acteurs que, tel Kiarostami, Kieślowski fut avec les petits. Par une erreur de calcul aux conséquences tragiques, il interroge le facteur humain. Celui qui empêche encore, comme le père le constate lors d’une conférence, à un ordinateur de traduire une œuvre en en restituant le sens et non l’exactitude grammaticale ou du vocabulaire. Cette faute, aboutissant à une repentance dans une église, fait risquer à ce segment le schématisme (après tout, s’il ne s’était pas trompé dans l’information à pondérer, son calcul aurait tenu la route - il pèche par inattention et orgueil, non pas par rationalité). Heureusement, le propos est plus complexe. Si l’incroyant échoue à protéger son fils, la foi de la tante, sidérée par cet accident, ne lui assure aucune sécurité non plus. La dévotion, au matériel comme au spirituel, mène identiquement à une impasse. C’est en eux-mêmes qu’hommes et femmes devraient ici prendre confiance. Teinté, certes, d’un fond de catholicisme qui imprègne sa vision telle la tache d’encre imprégnant les travaux du professeur, l’humanisme de  Kieślowski n’admet nulle soumission à un jugement décrété par d’autres que soi.
 

Tu ne commettras point de parjure (57 min)

Le parjure du titre intervient tardivement dans le récit. Il n’est pour un certain temps pas si clair de quoi il en retourne. De longues plages de silence entrecoupent les informations que nous récoltons peu à peu, obligeant à prêter attention à l’univers quotidien entourant le drame autant qu’à celui-ci. Dans son immeuble, un médecin (Aleksander Bardini) se voit talonner par une voisine (Krystyna Janda) afin qu’il lui fournisse des informations sur l’état de santé de son époux (Olgierd Łukaszewicz), cancéreux entre la vie et la mort, traité par le premier dans l’hôpital où il officie. Jouant finalement cartes sur table, Dorota lui explique son empressement : amoureuse de deux hommes, elle attend un enfant d’un autre que le mourant. Si celui-ci décède, elle le gardera. S’il vit, elle aura recours à une interruption de grossesse. Le médecin ne paraît pas la juger, mais ne considère pas pouvoir se prononcer à ce stade. Son attitude questionne la rétention d’informations en milieu médical, un paternalisme s’opposant, au nom des réactions possibles de l’interlocuteur, au devoir de dire la vérité. Mais devoir au nom de quoi ? Et à qui (cette femme n’étant pas directement sa patiente) ? Apparaît alors le parjure. Le mari reprend des forces, la femme doit se décider. Acculé, le médecin lui révèle que l’homme mourra. Il ne s’agit que d’une rémission illusoire. Quelques heures plus tard, la nuit tombée, c’est lui qui lui rend visite, étonné de retrouver la santé. A celui-ci, il lui explique qu’il vivra. Dès lors, de deux choses l’une. Ou, pour éviter un avortement, le médecin a menti à l’épouse, ou, pour éviter de lui assombrir ses dernières heures, il a fait de même avec l’époux. La culpabilité envahit son visage. Il est une composante de l’existence que l’utilitarisme semble ici ne pas être en mesure de prendre en compte : l’intégrité de la personne. A quelqu’un est déniée une information vitale, serait-ce en vue de son bien-être ou d’autres vies.


La mise en scène de Kieślowski déploie sa signifiance. Mouche luttant pour sa survie en escaladant hors du verre où elle est enfermée, liquides troubles qui reviendront en marqueurs d’ambiguïté morale et de nécessité de la nuance, cadres de fenêtres encerclant des visages en dialogue, dans leur reflet, avec leur propre conscience... L’écueil consistant à tendre un os à ronger à la critique n’est jamais loin (le cinéaste, du reste, était instinctivement rétif aux tentatives d’interprétations fondées sur ce type de motifs). Le sens du détail va cependant plus loin. Description du milieu hospitalier, d’un club d’alpinisme auquel appartenait le mari, de l’Orchestre philharmonique de Varsovie où Dorota joue parmi les cordes... En inscrivant concrètement son drame dans la vie de la capitale, Kieślowski le rend vivant. Ce qui aurait pu tenir de l’expérience de pensée devient intimement touchant. En travaillant sa spécificité, il améliore l’universalité de son histoire qui, de conceptuelle, devient humaine.
 

Tu respecteras le jour du Seigneur (56 min)

Tandis que certains épisodes prennent leur commandement au pied de la lettre, d’autres en font une lecture métaphorique, ou laïcisée. Tu respecteras le jour du Seigneur tente une approche hybride. La composante religieuse est bien présente, quoique déplacée (ce n’est pas le sabbat mais la veille de Noël qui est mise à mal). Dans le même temps, la faute en son cœur tient à un enjeu domestique - le délaissement de proches pour venir en aide à un ancien amour, avec l’intimité naturelle induite par un rapport d’ores et déjà consommé. Janusz (Daniel Olbrychski) fait le Père Noël pour des enfants de Varsovie. A la messe du soir, il aperçoit Ewa (Maria Pakulnis), que l’on apprendra être sa compagne d’autrefois. De retour chez lui, celle-ci fait irruption. Son homme a disparu, elle a besoin d’aide et ne sait auprès de qui d’autre la requérir. Avec l’autorisation de son épouse (Jonanna Szczepkowska), il l’accompagne de nuit dans cette recherche, faisant les différents hôpitaux de la ville. Leur quête culmine en la visite d’un centre de désintoxication, aux conditions de détentions inhumaines, où le geôlier révèle un antisémitisme gangrénant la société polonaise. L’amour fou de Janusz et Ewa refait surface, travesti en une querelle suicidaire.


L’enjeu du sacré hante cet épisode, signifié par les reflets de nombreux éclairages du réveillon, les plongées (et contre-plongées) imposant un point de vue divin sur les protagonistes. En dépit d’embardées à visée spectaculaire (foncer en voiture contre un tram, puis un sapin des fêtes), certains détails évoquent cet autre cinéaste catholique, chantre de la fidélité, qu’est Rohmer. La messe de minuit occupée à lorgner vers une belle inconnue rappelle Ma Nuit chez Maud, le retour au foyer le final de L’Amour l’après-midi. A ceci près que la tentation rohmérienne précède en principe le rapport. Celle de ce film, si tant est que les personnages envisagent de sceller une nouvelle union, lui succède. Ceux-ci paraissent moins tentés qu’ébranlés, ramenés au (mauvais) souvenir d’une relation impossible, s’invectivant immédiatement tel un vieux couple. Il paraît clair pourquoi Ewa a in fine préféré, dans la douleur et le regret, son présent mari à Janusz, la forme même de leur complicité le trahit : ces deux-là s’entendent trop bien sur comment ne pas s’entendre, ont dû avoir bien des difficultés à faire la seule chose à faire, se quitter. L’issue logique de leur addition semble n’être rien moins que la mort. Située à Pâques, leur virée nocturne pourrait être, le petit matin arrivant, une histoire de résurrection. Aboutissant en une matinée de Noël, elle se gare sur une place d’espérance que rien, dans ce petit monde enneigé, ne vient encore définitivement confirmer. C’est déjà vivre. Janusz aura donc préféré d’autres journées compliquées à plus de journées du tout.
 

Tu honoreras ton père et ta mère (56 min)

Si l’entreprise du Décalogue revient, selon les mots de son auteur, à « douter avec certitude », ce quatrième épisode pousse la démarche dans ses derniers retranchements. C’est la validité d’une filiation qui se trouve ici mise en question. Tu honoreras ton père et ta mère questionne d’abord l’obéissance d’une enfant au vœu posthume de sa mère (qu’elle décachette après sa mort une lettre que son père lui a depuis lors cachée), puis le lien lui-même reliant cette fille à son paternel. La levée du tabou de l’inceste, qu’ils envisagent mais refusent de franchir, marquant la réaffirmation d’un rapport de parenté. Anka (Adrianna Biedrzyńska), aspirante comédienne, vit sous le même toit que son père, Michal (Janusz Gajos), avec lequel elle entretient un lien fusionnel, non sans corrélation avec ses difficultés à s’engager affectivement, une frigidité érotique avec son partenaire, autre étudiant du Conservatoire. Lors d’un voyage d’affaires du paternel, Anka découvre par inadvertance une lettre qu’on lui avait cachée, lui étant adressée. Elle hésite entre l’ouvrir ou non. Elle devine de toute façon ce qui s’y cache. Refusant de la lire, elle fait cependant croire, au retour de Michal, l’avoir fait. Cette absence d’hérédité partagée, occultée par les adultes, se voyant désormais mise à jour, Anka se considère-t-elle toujours comme la fille de Michal ? D’une gifle aux étreintes,  des explications (minimes) à la saoulerie, avant la reprise d’un rituel matinal, le film conduit à un feu de joie flegmatique affirmant une petite victoire des esprits et des affects sur l’appétit des corps et la suprématie des gènes.


Partant d’une histoire douloureuse, Kieślowski fait preuve d’une certaine générosité. La figure angélique récurrente apparaît ici par deux fois, en deux occurrences où décence puis gentillesse respectivement triomphent in extremis. Pourquoi charger la barque portée ? Le cinéaste offre ici un regard tout à l’opposé du mentor d’Anka, metteur en scène pratiquant la direction ultra-directive que Kieślowski réprouve (lui qui était réputé pour laisser ses comédiens très libres de leurs mouvements), lui ordonnant de simuler une affection, sans qu’elle en comprenne elle-même les motivations (« On peut aimer n’importe qui ») quand lui, précisément, n’impose pas cette affection (l’amour apparaît ici comme une faculté réelle mais fragile, déterminée par les complexes entretenus vis-à-vis de figures formatrices). C’est la subversion tranquille de ce segment, récusant l’ordre d’aimer. Car quelle valeur aurait un don opéré sous la contrainte ? Que vaudrait un honneur gagné par la tromperie et l’admonestation ? L’honneur bafoué n’est pas uniquement celui du père, mais de la fille maintenue dans l’ignorance, un statut précaire imposé par ses parents, qui ne sont pas des dieux ni des saints.
 

Tu ne tueras point (57 min)

Dans sa version longue (sensiblement plus violente), Tu ne tueras point a en 1988 ébranlé la Croisette, révélant au monde un cinéaste jusqu’alors relativement confidentiel hors de ses frontières. L’histoire en est diaboliquement simple. Tandis que Jacek (Mirosław Baka) erre dans les rues de Varsovie, commet des actes d’agressivité gratuits (renverser un homme dans les pissoirs, jeter un parpaing sur une route depuis un pont), se procure une corde, fait reproduire en agrandissement la photographie d’une petite fille dont le sens ne s’éclairera que plus tard, Piotr (Krzysztof Globisz) expose face-caméra les principes de l’Etat de droit et le problème de la peine capitale - monopole de la violence par les institutions publiques pour fonction prohibitive des peines n’ayant jamais pleinement été vérifiée. Jacek se fait ensuite prendre en taxi par un chauffeur (Jan Tesarz) qu’il mène sur une route reculée pour l’assassiner sauvagement. Une ellipse nous projette, le jour de son exécution, où son avocat s’avère le préalable interrogé. Depuis la fable platonicienne de l’anneau de Gygès, persiste la justification d’un Etat punitif comme prévention contre certains crimes (selon la constatation que certains tueraient et violeraient sans état d’âme s’ils ne couraient aucun risque d’être sanctionnés). La folie meurtrière qui prend possession de Jacek remet en question la validité, suivant cette logique antique, de la peine capitale. Elle n’empêchera pas un tel cas.


Pour tourner Le Décalogue, Kieślowski convoque différents chef opérateurs (près d’un par épisode) auxquels il ne donne pas de directives appuyées quant à la lumière. Paradoxalement, le résultat paraît globalement homogène. A la notable exception de ce titre. Sławomir Idziak signe la photographie sépia, aux teintes verdâtres et jaunies, annonçant l’accomplissement esthétique (dont il n’atteint pas encore ici l’harmonie) du chef-d’œuvre de son metteur en scène, La Double vie de Véronique. Son travail tend à un expressionnisme en accord avec le symbolisme de la mise en scène (tel ce diablotin se balançant à l’avant d’un véhicule). Tu ne tueras point, épisode où le personnage principal paraît le moins responsable (émotionnellement trop instable, psychiquement trop fragilisé), dénonce la peine de mort. Cela non pas en filmant l’exécution d’un innocent, mais par la voie autrement plus radicale et efficace consistant à filmer celle d’un coupable certain, s’étant illustré par un crime particulièrement incompréhensible et atroce. Sa propre mort, sa violence ritualisée, mécanisée, n’en apparaît que plus violente (la visite préparatoire du lieu de l’exécution par son bourreau est à blêmir d’effroi dans son impersonnalité). En un sens, la tentative finale d’humanisation du tueur (lorsqu’il évoque le trauma de la mort, dont il se sent indirectement coupable, d’une petite sœur) ne fait que fragiliser cette critique. D’autant plus que Jacek paraît alors plus humanisé que sa victime, elle sans nom, caractérisée comme déplaisante. Quoique le principe puisse valoir ici aussi : le pire des humains ne mérite pas d’être tué à nul (voire au moindre) motif, de la manière dont lui l’est. Un Etat ne peut de même avoir droit de vie et de mort sur ses citoyens. Il y a un fond de Rousseau à ce pamphlet (seul épisode directement socio-politique de la série), à son meurtrier hagard, happé par l’absurdité de l’existence, jouant au garnement jusqu’à sombrer dans la psychopathie, encore un pied dans l’enfance (à plusieurs reprises des petits garçons et filles le saluent à travers une vitre), un élément de sauvagerie fondamentale. La critique est redoublée par la culpabilité de l’avocat, jeune promu du barreau anéanti de n’avoir pu sauver la vie de son client, lequel lui transmet la haine de la société. Łazar est le nom de Jacek, tel celui que le Christ ramenait d’entre les morts. Pouvoir que n’a pas le commun des mortels. Quel droit ont-ils dès lors, sachant l’irréversibilité de ce choix, d’ôter la vie à leur prochain ?
 

Tu ne seras pas luxurieux (59 min)

Ce sixième épisode est la version courte de Brève histoire d’amour (1988), non seulement raccourcie mais différant dans son montage et sa conclusion. Tomek (Olaf Lubaszenko), jeune employé timide de la poste, espionne à la lunette depuis la chambre que lui sous-loue la mère d’un ami, une voisine de l’immeuble d'en face, Magda (Grażyna Szapołowska), sexuellement très active. Obsédant à son sujet, désirant s’approcher d’elle, il s’arrange pour être chargé de lui livrer son lait chaque matin, ponctionne son courrier (que cependant il paraît ne pas ouvrir), la fait appeler à son guichet pour encaisser ce qui s’avère des faux... Il finit par révéler son identité et ses motifs, au grand dam de l’intéressée. Faisant plus ample connaissance (après toutefois que son amant du moment a envoyé un poing dans la figure du garçon), elle l’invite chez elle, s’offre à lui et, devant son éjaculation précoce, lui joue un sale tour. Cela ne revenait donc qu’à ça, ce qu’il prétendait de l’amour. Profondément ébranlé, Tomek au retour chez lui se tranche les veines. Magda, immédiatement prise de remords après l’avoir envoyé paître, s’inquiète de son sort, apprend l’accident, se renseigne sur son état. Elle devient, en un paradoxe que préparait la vieille femme les espionnant au moment du passage à l’acte, celle qui épie Tomek, son retour, son bien-être. Un jour, elle l’aperçoit derrière une vitrine. En un plan splendide, le focus, du reflet de son visage sur une vitre, passe à celui, en fond de champ, du garçon. Il ne l’espionne plus, expliquera-t-il quand elle viendra à sa rencontre.


Depuis Fenêtre sur cour, le voyeurisme au cinéma renvoie, cela même qu’il le veuille ou non, à la position de spectateur cinéphile, cette pulsion de regarder, considérée comme satisfaisante pour elle-même. Que désire Tomek, lui demande Magda ? Lui-même ne sait pas trop : pas s’introduire chez elle, pas forcément coucher avec (bien qu’il finisse par accepter son invitation). Juste la regarder. Il n’a pas complètement tort. Provoquer une rencontre, la harceler de coups de fil est dans l’affaire sa première erreur. Agir s’avère ou décevant ou dangereux. Le dérèglement de la luxure passe chez lui par une intimité dérobée, puis carrément perturbée. Magda, elle, ne fait de mal à personne. Du moins jusqu’à ce qu’elle entraîne un puceau dans son intérieur pour une correction, manière de pervertir un être confus quant à la nature de ses sentiments, son ressenti, encore en formation (« C’est malsain, à ton âge », le prévient celui qui le punit d’avoir joué les voyeurs). La faute se transmet de lui à elle. Au final, chacun aura quelque chose à pardonner à l’autre, ce qui ouvre la possibilité d’une égalité. (On n’ose imaginer le résultat, si, moins modeste, le film ne s’en était pas tenu à un enjeu d’estime réciproque mais aurait posé concevable une idylle entre les deux personnages.) Le basculement de perspective est au cœur du récit, de son traitement formel. Changement de perspective raccord avec l’évolution des personnages - Tomek découvrant la tristesse de Madga, Magda réalisant plus tard la réalité de son amour, qui n’est pas que le désir physique qu’elle faisait intervenir pour mieux s’en moquer. Le sentiment amoureux se caractérise par l’absence de l’aimé/e, la méconnaissance de son point de vue (quand Tomek espionne Magda, nous ne la connaissons que par lui ; quand elle le fait à son tour, c’est lui qui s’illustre par sa distance). Nous sommes pleinement du côté de celui, puis de celle, qui souffre de son amour, qui reconnaît l’importance de l’autre dans sa propre vie à la capacité qu’il/elle a d’affecter la personne amoureuse. Il n’est finalement pas beaucoup question de plaisir dans cette réflexion sur la douleur d’aimer.
 

Tu ne voleras pas (55 min)

Peut-on voler ce qui est à soi ? Telle est la question rhétorique au centre de ce septième épisode, de mon avis le meilleur de l’ensemble. Majka (Maja Barelkowska) est la véritable mère d’Ania (Katarzyna Piwowarczyk), petite fille à laquelle la première est présentée comme sa sœur, élevée par la mère de celle-ci, Ewa (Anna Polony). Ne supportant plus cette situation fausse, Majka dérobe au détour d’une sortie l’enfant. Elle se rend chez le vrai père d’Ania, Wojtek (Bogusław Linda), ancien enseignant nourrissant des velléités d’écriture, aujourd’hui fabriquant artisanal de peluches (de ses nounours au spectacle costumé auquel Ania assistait, le film est un témoignage de la grande tradition du divertissement pour enfants à l’œuvre dans les cultures slaves). Ayant mis enceinte Majka alors qu’elle était son élève, à seize ans, il avait accepté l’anonymat, de ne pas réclamer la paternité, tandis que la mère avait cédé la maternité officielle à la sienne, la grand-mère cachant son désir d’élever une autre enfant derrière un souci face aux aptitudes parentales de sa fille. La première marque de réussite du segment tient à sa capacité à passionner pour un cas déjà survenu, que des personnages connaissant chacun la situation s’exposent l’un à l’autre au bénéfice du public. Après quelques heures, Majka annonce le kidnapping à ses parents. Il est clair qu’elle ne leur rendra pas l’enfant (elle ne laisse pas le temps à sa mère au téléphone d’accepter une fois pour toute sa proposition de ré-établir officiellement la situation), mais ce qu’elle compte en faire, elle, demeure incertain. Fuyant de chez Wojtek (le film laissant entendre qu’il aurait été, serait encore, le plus à même de s’occuper d’Ania) lui restent la possibilité de franchir la frontière ou (ce que son déséquilibre émotif ne rend pas implausible) de se débarrasser de sa fille, solution qu’elle considère à l’approche d’une rivière.


Il y a donc le vol littéral (un rapt) et thématique (une spoliation). Refusant le manichéisme, Kieślowski ne prétend pas que la mère authentique serait en pleine capacité d’éduquer seule un enfant. Il n’en reste pas moins que la manière dont elle s’est vue dépossédée de sa progéniture est particulièrement injuste. Cela non pas pour elle uniquement, mais pour une autre qui en souffre (une fillette au sommeil troublé par la panique, maîtrisant mal sa vessie, ne comprenant pas qu’il lui faille du jour au lendemain appeler sa sœur « maman »). Une violence psychique à l’atrocité évidente lui est infligée. Elle est le témoin d’adultes pour le moins défaillants, pris à son sujet même dans des dilemmes et altercations qu’elle n’est pas en mesure d’intégrer, ni intellectuellement, ni affectivement. Accompagnée d’une composition inspirée de Zbigniew Preisner, leur fuite, tout explicables qu’en soient les motifs, ne peut aboutir à une solution optimale, un lieu d’apaisement, de sécurité retrouvée. Il n’y a pas de lien intègre avec lequel renouer. Par ce cas aberrant mais en un sens banal (les mères-filles spoliées de leur enfant par leurs parents ne sont pas une rareté), l’épisode pointe  un manque d’intégrité touchant non seulement les proches (silence complice du grand-père, lâcheté résignée du père) mais la société polonaise plus généralement. Une corruption systématique est à l’œuvre. On sonne chez un notable influent au petit matin pour, en dernier espoir d’y trouver gain de cause, requérir un service. Le Flaubert que lit à ses heures perdues une guichetière de gare de campagne indique de quel milieu social venait initialement cette petite employée (et laisse dès lors deviner les raisons qui lui ont fait occuper un poste décentré, déconsidéré et ennuyeux). Une société de la fausseté, de l’échange de bons procédés, du mépris de l’intelligence et de la rectitude. Le dernier plan renvoie, en un visage stupéfié, à celle, pourtant la plus concernée, que jamais qui que ce soit ne consulte. Se pose alors la question dont les protagonistes se dispensent : peut-on posséder une personne ?
 

Tu ne mentiras pas (55 min)

Le principe d’une faute déjà commise avant le début du film se trouve ici radicalisé. Ce n’est plus une histoire proche que l’épisode convoque, mais les fantômes de l’occupation nazie, la manière qu’a la société polonaise d’occulter ses heures sombres du siècle dernier. Varsovie devient la dépositaire, en ses murs et ses carrefours, d’un drame collectif refoulé. Sofia (Maria Koscialkowska), professeure déjà âgée, donne un séminaire d’éthique et de philosophie politique. Sur un modèle casuistique, des élèves lui exposent, devant l’assistance, un cas à discuter. Le premier consiste en un fait divers... que nous comprenons être l’affaire du Décalogue II, mise en abîme de l’ambition éthique de Kieślowski. Intervient ensuite une visiteuse venue d’Amérique, Elzbieta (Teresa Marczewska) : en 1943, une petite fille juive, trouvant refuge chez un couple catholique, dans l’attente d’un curé devant la mener vers une autre cachette, fut abandonnée à elle-même par ceux-ci. Le cas stipule qu’ils n’acceptaient pas de mentir aux autorités. Dans un cadre historique, l’exemple rejoue la querelle Kant/Benjamin Constant quant à l’obligation de ne pas mentir (soit le problème du déontologisme moral quand il tourne au dogmatisme). A la réaction de la professeure, l’attitude de la raconteuse (elle a l’âge et le profil pour avoir été cette fille, manie une croix en pendentif avec un degré de dérision qui restera indécidable jusqu’à ce qu’on la découvre plus tard priant dans une chambre), il apparaît clair que l’une et l’autre sont les protagonistes de cette histoire. Bouleversée, Sofia retrouve à la fin du cours Elzbieta, qu’elle ignorait être encore en vie. L’invitant chez elle, elle lui expose les raisons de cet abandon (lié au risque qu’un réseau résistant soit par elle démantelé), peut-être encore inacceptables, mais moins irrecevables que celles présumées par la victime. Le remords n’en est pas moins irrésoluble.


Tu ne mentiras pas opère la jonction entre plusieurs segments de l’ensemble. Outre la mention du deuxième épisode, le tunnel débouchant sur Praga pris dans le Décalogue III est emprunté de jour en sens inverse, tandis qu’un personnage important (mais absent) du Décalogue X fait un caméo avant les hostilités. Lieux et personnages réapparaissent, se croisent, d’un épisode à l’autre, « truc » repris par Joe Swanberg pour sa propre série à visée existentielle et réflexive, Easy. Tant de vies, tant de problèmes différents dans un même immeuble, rappelle la professeure. C’est le cœur moral de ce récit, portant sur la responsabilité collective, le poids de nos actions sur autrui (on ne peut pas vraiment faire « ce qui est juste » quand cela débouche sur le malheur d’une innocente). Si les dilemmes présentés jusqu’alors tendaient à questionner l’utilitarisme, c’est la logique du devoir, de l’obéissance stricte à la règle qui, inversement, est ici remise en question. Kieślowski, contre les systèmes moraux à prétention universelle, cherche les cas limites, ceux où l’intégrité rompt avec la règle ordinairement raisonnable. Kant détestait, à raison au vu de son projet, la casuistique - cette manière de chercher la petite bête aux lois générales. Il y a un élément de cette traque à l’exception (et, partant, de catholique) dans la réflexion du cinéaste, sa manière d’explorer des situations où des motivations personnelles apparaissent, changeant la donne par rapport à des justifications abstraites de prime abord peu réfutables. Mener à bien cette enquête sceptique oblige à se poser la question du monde, de la capacité de l’éthique à coïncider à son cours (question que pose avec une acuité agressive la Shoah). Le Juste qu’Elzbieta désirait rencontrer pour remercier (Tadeusz Łomnicki) est un tailleur brisé par les brimades, les punitions reçues pour avoir bien agi, ne désirant plus revenir sur son passé, regrettant peut-être l’aide qu’il a apportée. Pour Kant une dimension inévitable de l’éthique : qu’elle soit pratiquée sans espoir de récompense.
 

Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui (58 min)

Roman (Piotr Machalica) apprend d’un confrère médecin qu’il est, suite à des causes qui ne sont pas pleinement exposées, incapacité sexuellement pour le restant de ses jours. Marié à Hanka  (Ewa Błaszczyk), il l’enjoint à, si ce n’est déjà fait, prendre un amant. Quand il découvre des indices sur l’identité de ce « remplaçant », la jalousie l’étreint. Son couple se délite, le désespoir l’amène à envisager le suicide. Une chape particulière de fatalité pèse sur cet épisode. Fatalité de l’impuissance, ligne du désespoir menant à vouloir sacrifier sa propre existence. La surexposition blafarde de la photographie indique le paysage mental de l’homme impuissant, soumis à un destin sur lequel il n’a plus aucun contrôle. Cette fatalité est cependant questionnée par le récit : le hasard faisant que Roman ne répond pas à un téléphone qui pourrait lui épargner une tentative de suicide (comme un hasard des transports public du Décalogue VI décidait de l’entrée, fatale, du garçon dans l’appartement de la luxurieuse), cette jeune cantatrice avec laquelle, qui sait, il pourrait peut-être reconstruire un autre couple que celui trop érodé par son interruption des rapports sexuels. « L’amour est dans le cœur, pas entre les jambes. Ce n’est pas une gymnastique. » se défend Hanka devant la peur de l’abandon de son époux. Cette part de biologie s’avère pourtant consubstantielle de la relation conjugale. Une fois le désir évanoui, les autres preuves d’amour qu’ils tentent de se donner l’un l’autre paraissent caduques.


Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui se confronte au sentiment d’humiliation, redoublé par le remplacement, comme amant, d’un chirurgien raffiné par un modèle d’ineptie en anorak. Le contraste est tel que Kieślowski paraît amalgamer vigueur sexuelle avec pure et simple imbécillité. Suivant Hanka (qui à ce moment le fuit) à la montagne, ce compétiteur scelle le destin d’un autre homme dévoré par la mortification et la paranoïa. Le cinéaste, qui adorait les sports de neige, travaille avec cet hiver d’altitude une ligne esthétique éthérée, toute en blancheur angélique, ramenant à la condition fatale de celui qui ne possède plus son corps, une après-vie désignant autant la non-existence que désormais il hante que celle qui, plus concrètement, l’attendrait s’il réussissait à attenter à son existence. Le segment est un puissant correctif aux tentations dualistes, aux espoirs de l’autonomie de l’esprit par rapport au déterminisme des corps. Une illustration du cauchemar de la désincarnation.
 

Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui (58 min)

A la mort de leur géniteur, avec lequel ils n’entretenaient pas grand lien, deux frères découvrent à leur stupéfaction l’immense valeur de la collection de timbres que ce philatéliste avait constituée au cours de sa vie. Ni Jerzy (Jerzy Stuhr), bourgeois conformiste et pantouflard, ni Artur (Zbigniew Zamachowski), rebelle en carton du groupe « City Death », ne savent comment respecter ce capital objectif, qu’ils sécurisent mais perdent, sans en avoir dépensé un centime, en subissant une arnaque coûtant, de plus, un rein au premier. Ce dernier épisode offre une rupture de ton bienvenue, tendant vers une satire féroce de l’âpreté au gain qui caractérisera les pays de l’Est après la chute du Mur. Ce n’est toutefois pas dans la farce picaresque que Kieślowski se montre le plus totalement à son aise, comme le démontrera la semi-réussite de Trois couleurs : Blanc, partageant un ton combinard avec le final de sa tragi-comédie humaine.


Il est encore question d’intégrité. Respecter la passion d’un défunt ou convertir son fruit en une somme ? L’un allant ensuite jusqu’à céder une partie de son corps pour de l’argent. Le montage parallèle entre l’opération de Jerzy et le cambriolage de leur coffre-fort, juxtaposant imagerie organique et valeur symbolique (le timbre, au même titre que le billet, doit sa valeur à celle qu’une communauté lui attribue) rappelle la conception de Locke selon laquelle la propriété commence par celle de son propre corps. Les personnages deviennent, littéralement, corrompus jusqu’à la moelle. Cette corruption touche jusqu’à la contre-culture, accusée de part en part d’hypocrisie (la caricature de l’underground des pays de l’ancien Bloc n’est pas exécutée de main légère). L’idolâtrie est un tort partagé, de l’obsession du collectionneur à l’attitude d’une infirmière groupie, excitée autant qu’inhibée à l’idée d’un contact de la main avec le visage d’un chanteur adulé. Au final, le passionné idolâtre paraît toutefois le personnage le plus honnête, celui pour lequel l’argent ne comptait pas. Les coupures de journaux qu’il conservait au sujet de l’un de ses fils prémunissent contre le doute qu’il ne s’intéressait absolument pas à sa progéniture. Il est le seul ici à aimer une chose pour elle-même, non pour sa valeur d’échange.

Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui dénonce une économie réduite au troc, où tout peut s’échanger (la valeur des timbres n’est pas indiquée en zlotys par l’expert mais selon les biens qu’ils permettraient d’acquérir), au détriment de la dignité des personnes vivantes, du respect de la mémoire des morts. Un climat dans lequel les plus retors n’auront aucune peine à prendre le dessus sur les moins avisés (le molosse derrière la vitre d’un sinistre revendeur donne les clés de comment ses interlocuteurs se retrouveront roulés par celui-ci dans la farine). La conclusion du Décalogue prophétise une décennie au pic de corruption inégalé, que Kieślowski vivra, avant son décès, à l’étranger, résultant pour les post-communistes en un droit du plus fort, un blanc-seing à l’exploitation éhontée. La corruption gangrène, en sa phase terminale pour les deux dépossédés, le lien fraternel, ébranlé par le soupçon. Le film se termine cependant sur une note ironiquement optimiste. Jerzy et Artur se réconcilient, unis dans leur dépit, l’hilarité désolée face à la dérision de leur vaine aventure. Tout leur ayant échappé ou presque, ils ne se sont pas perdus l’un l’autre.


(1) In Coffret Le Décalogue, Potemkine

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Par Jean Gavril Sluka - le 10 mai 2017