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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Crime de Monsieur Lange

L'histoire

Nord de la France, près de la frontière belge : un couple de jeunes gens, Amédée Lange et Valentine, trouve refuge dans un petit hôtel. Très vite, les clients reconnaissent l'assassin en fuite dont tous les journaux parlent. Alors pendant qu'Amédée se repose, Valentine vient leur raconter comment ce jeune homme ingénu, employé dans une imprimerie et rêvant d'aventures folles dans le Far West américain, a pu en effet être conduit à commettre un crime.

Analyse et critique

Sans faire offense à ses débuts dans le muet, à ses premiers coups d’éclat du début des années 30, ni même encore (et surtout) aux quelques merveilles qui illumineront ses années d’après-guerre, on peut considérer qu’il existe au cœur de la filmographie de Jean Renoir une période paroxystique dans la deuxième moitié des années 30 : entre Toni (1935) et La Règle du jeu (1939), le cinéaste a tourné neuf films presque tous exemplaires, qui continuent de subjuguer par la force de leurs sujets autant que par la maestria de leurs formes. En ouverture de cette parenthèse enchantée (Toni, profondément estimable par ailleurs, devant probablement être mis un peu à part, pour plusieurs raisons), Le Crime de Monsieur Lange demeure l’un des témoignages les plus flagrants de cette manière incomparable (en tout cas en France) d’accomplissement artistique : sous de  primes apparences presque modestes, voilà un film qui aura su restituer (bien mieux que beaucoup d’autres) l’air de son propre temps, tout en conservant une acuité, un naturel et une vigueur aujourd’hui encore désarmants.

On a parfois réduit Le Crime de Monsieur Lange à son ancrage politique, en tout cas à sa profonde imprégnation de l’esprit du Front Populaire contemporain. De fait, les réalisations à venir de La Vie est à nous ou de La Marseillaise faciliteront rétrospectivement l’image d’un cinéaste alors profondément investi par une adhésion idéologique inconditionnelle. Les choses ne sont en réalité par aussi simples : idéologiquement, Jean Renoir était quelqu’un d’assez mouvant - ce que Jacques Lourcelles qualifie dans son dictionnaire de « caméléon », ou ce que Jean Gabin aurait plus tard appelé une « pute » (1) - et sa saisie du projet aura été, plus que tout, affaire de circonstances. Au début des années 30, le cinéaste débutant Jacques Becker avait plusieurs fois collaboré avec le scénariste-peintre-décorateur catalan Jean Castanier, et les deux hommes s’étaient rapprochés du groupe Octobre, troupe de théâtre contestataire de sensibilité communiste ou anarchiste, parmi les membres de laquelle on trouvait les frères Prévert. Durant cette période, Becker et Castanier ont notamment développé un scénario intitulé Sur la cour, l’histoire d’une coopérative formée conjointement par des imprimeurs et des blanchisseuses. Mais - pour des raisons imprécises - le producteur Halley des Fontaines décide de faire passer le projet à Jean Renoir, qui l’accepte (2), à la grande déception de Becker, lequel ne pardonnera à Renoir que des années plus tard.

Assez vite, Jacques Prévert se joint à Renoir et Castanier dans leur remodelage du scénario initial, désormais renommé Le Crime de Monsieur Lange. Là encore, les circonstances sont heureuses ; car si les trajectoires des deux monuments du cinéma français que sont Renoir et Prévert devaient un jour se croiser, cela ne pouvait guère survenir qu’à cet instant précis, au cœur de l’été 1935, où Renoir se rapproche du groupe Octobre quand Prévert commence à s’en éloigner, où Renoir rallie la cause communiste au moment même où Prévert se met à s’en méfier... Bien moins improvisé que ce que Renoir aura ensuite proclamé à qui ne souhaitait entendre que ça (notamment, à la fin des années 50, aux rédacteurs des Cahiers, futurs chefs de file de la Nouvelle Vague), le film suit assez scrupuleusement le scénario, militant et pédagogue, sur lequel Prévert a finalement posé sa marqué : face à un patron infâme (sur lequel nous reviendrons, inévitablement), c’est l’internationale des idéalistes qui s’unit, des ouvrie(è)r(e)s jusqu’aux nantis (l’héritier loufoque et attachant incarné par Henri Guisol), prêts à adhérer à un projet collectif d’autogestion. Sans envolée poétique excessive, le film propose des dialogues ciselés, qui servent le propos et nourrissent les élans libertaires et enthousiastes des personnages. Surtout, par sa structure même, le film soumet à un jury populaire (les clients de l’hôtel où Valentine et Amédée trouvent refuge, mais au-delà, les spectateurs du film) la question morale de la culpabilité de Lange, annoncée dès le titre : certes, Lange a commis un crime, mais est-il réellement coupable ? Tout le récit en flash-back apparaît alors comme une plaidoirie qui ne se contente pas de légitimer l’acte criminel, mais déplace le problème sur la question morale : à cet égard, la quasi-exemplarité de Lange - sa naïveté presque - s’oppose méthodiquement à l’ignominie sans nom de sa victime. Démonstration parfaitement orientée, qui fait que même le spectateur le plus méfiant se verra soulagé par le plan final qui voit les deux fuyards absous par le jury informel de leurs pairs prolétaires. Pour tout dire, s’il fallait tout de même retenir une faute de goût morale dans le film, ce ne serait finalement pas tant pour cette caution méthodique accordée à un assassin « légitime » que pour la brève liesse, furtive mais inconfortable, qui accompagne chez les habitants de la cour l’annonce de la perte de l’enfant d’Estelle (l’idée qui rend les enfants coupables des fautes de leur père était peut-être plus communément admise à l’époque). Quoi qu’il en soit, on retrouve dans Le Crime de Monsieur Lange quelque chose de l’essence la plus pure du travail (dans le fond comme dans la forme) de Jacques Prévert, qui ne s’exprimera ensuite à de telles hauteurs qu’en de bien rares occasions (d’ailleurs, il ne serait pas illégitime d’établir plusieurs liens entre Le Crime de Monsieur Lange et le futur Le Jour se lève, tourné en 1939 par Marcel Carné).

Mais quand bien même il s’y trouve des leçons que l’on peut continuer de méditer quelques décennies plus tard, Le Crime de Monsieur Lange ne doit pas être réduit à un instantané ni de l’orientation politique de son scénariste-vedette ni même de la situation toute particulière vécue par la France à l’orée des succès électoraux du Front Populaire. Ce qui frappe le plus, désormais, c’est davantage sa vitalité inouïe, et l’enthousiasme méthodique avec lequel Jean Renoir décide de filmer cette « féérie », pour reprendre le mot de François Truffaut. Dès le début du film, le spectateur est plongé dans le bouillonnement de cette cour, par le biais du mouvement continu ou des protagonistes ou des appareils. Mettant en place cette mobilité et cette fluidité qui soutiendront l’extraordinaire dispositif formel de La Règle du jeu, Renoir laisse ses comédiens sortir du cadre pour mieux les retrouver au gré d’un panoramique ou de jeux d’apparitions/disparitions astucieux sans être ostentatoires.


André Bazin s’est abondamment, schéma à l’appui (3), penché sur le plan mythique (en réalité deux plans raccordés par un cut au moment où Lange entre dans la cour) menant à l’assassinat de Batala, voir ci-dessus), mais, de façon évidemment plus modeste, tout le jeu de circularité et de mouvements croisés auquel obéit ce plan prestigieux se trouve là dès le début du film : lorsque l’on entre dans la cour, et après une brève chamaillerie entre le truculent concierge incarné par Marcel Lévesque et son fils Charles (première image ci-dessous), Renoir propose un plan formidable, tout à fait annonciateur de ce mécanisme : le concierge est dans la cour, et arrive sur le palier, accompagné par un panoramique latéral sur la gauche. Sa femme surgit alors dans le plan, fixant le mouvement de la caméra, et ouvre une porte qui dégage la profondeur de champ sur l’intérieur de leur appartement. Alors que le concierge s’apprête à sortir du cadre pour monter l’escalier, une jeune femme entre dans l’appartement des concierges pour discuter avec l’épouse, immédiatement suivie par Valentine qui monte les escaliers en courant, rattrapant le concierge par le biais d’un panoramique haut/gauche.



Mentionnons également ce plan, à 50 minutes de film, qui voit Amédée enlacer Valentine dans son lit puis tendre le bras pour éteindre la lumière (d’ailleurs, l’opérateur caméra, tellement pressé d’amorcer son panoramique, l’anticipe brièvement avant de s’arrêter, laissant les deux amoureux un instant sur le bord gauche du cadre) ; le panoramique droite se poursuit alors, pour laisser apparaître par la fenêtre les quelques lumières toujours allumées de la cour, tandis qu’un son de radio monte progressivement, annonçant l’accident du train dans lequel se trouvait Batala.


Terminons, de façon non exhaustive, par un audacieux champ/contrechamp un peu fou : dans le champ, Lange commence à arracher les affiches bouchant la fenêtre de Charles. La caméra semble alors s’envoler, littéralement, pour montrer la foule des habitants aux fenêtres de l’immeuble, dont Meunier. Puis la caméra redescend pour retrouver Lange, tandis que Meunier, qui a pris l’escalier hors-champ, surgit dans le cadre. Arrivent alors de nombreux personnages, qui dissimulent alors à la vue du spectateur la fenêtre sur laquelle s’active Lange. Survient alors le contrechamp de Charles dans son lit, fenêtre bouchée. Au moment où le panneau est enfin abattu, c’est tout le cadre qui gagne en profondeur, et l’on découvre alors Estelle, ramenée par la foule de la cour jusqu’à son tendre.



Quatre exemples qui obéissent tous, à leur manière, à cette logique de fourmillement (il se passe constamment des choses hors du cadre, dont nous ne saisissons que des bribes) mais aussi de collectivité : c’est, plus que les individualités qui l’habitent, la cour en elle-même qui semble influer sur le comportement des personnages, qui ne sont en définitive jamais aussi bons ou honorables que lorsqu’ils s’y trouvent (pensons à la scène où Lange, après avoir tenté de séduire Estelle, cède aux avances d’une cocotte un peu vulgaire).

Mais, à la fois dans cette logique militante (le "bien" ressort mieux par contraste avec le "mal") et « féérique » (dans tout conte de fée, il y a un méchant), le dernier effet spécial du Crime de Monsieur Lange se nomme Jules Berry. Dans un film à l’interprétation hétérogène (pas tant qualitativement qu’en terme de registre), le cabot de gala se délecte, tout en miel et en fiel, à interpréter cet odieux Batala, qui représente aujourd’hui encore (voire aujourd’hui encore plus qu’hier) l’archétype de l’ordure dont on rêverait tous qu’elle disparaisse : menteur, hypocrite, lâche, profitant de son médiocre petit pouvoir pour humilier ses subalternes ou abuser des femmes, et ne jurant que par l’argent, encore et toujours l’argent (d’ailleurs, on avouera avoir été surpris de voir une critique aussi explicite des pratiques de, disons, "mutilation publicitaire", dans un film des années 30)... Sans ambition de subtilité, et avec une tendance affirmée à dévorer les scènes où il intervient, Jules Berry compose ainsi un personnage indispensablement détestable, qui soutient le projet idéologique du film autant qu’il lui offre certains de ses moments les plus éminemment cinématographiques. On n’oubliera pas de sitôt cette agonie en soutane, s’achevant sur ces dernières paroles drolatiques et cruelles à la fois : « Va me chercher un prêtre... »

(1) Anecdote rapportée à Bertrand Tavernier dans son Voyage à travers le cinéma français.
(2) 
Pascal Mérigeau suggère que si Renoir fut immédiatement excité par un tel sujet, c’est parce qu’il créait un écho avec un projet de coopérative survenu durant l’adolescence de son père Auguste, au moment où celui-ci travaillait dans un atelier de porcelaine.
(3) D'où le célèbre schéma ci-dessous :


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 25 avril 2018