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Critique de film

L'histoire

« Je m'appelle Pierre, j'ai cinquante ans, j'avais choisi ma vie... et puis qu'importe, j'ai lâché prise... j'ai eu peur de moi... je rentre dans le rang. »

Pierre, (Claude Rich) le narrateur de cette histoire, qui en est aussi l'un des principaux protagonistes, est médecin des armées. Comme on l'apprendra nous un peu plus tard dans le film, il vient d'être expulsé la mort dans l'âme d'un Vietnam à feu et à sang. De retour en France, désoeuvré, ayant trahi la maxime qu'il avait faite sienne, « Adieu vieille Europe, que le diable t'emporte », il se réengage dans la marine et est affecté à bord de l'escorteur d'escadre Jauréguiberry. Le destin l'aura embarqué sur un vaisseau de la Royale commandé par un pacha rongé par la maladie, (Jean Rochefort) effectuant son ultime mission, avec pour dernière ambition de porter un coup de chapeau sous forme d'adieu au Capitaine de chalutier Willsdorff (Jacques Perrin). Tous les deux ont connu ce Willsdorff, lui même ancien lieutenant de vaisseau et surnommé par tous le Crabe tambour. L'évocation des faits d'armes du Lieutenant Willsdorff donnera lieu à un dialogue à fleurets mouchetés entre le capitaine de vaisseau et le médecin de bord au gré du voyage vers les bancs de Terre-Neuve. Régulièrement interrompue par les besoins du service à bord, l'assistance aux pécheurs, l'étrange discussion mêle respect et pudeur, quête de savoir et non-dit, questionnement de l'âme humaine et mystère ; le vieux commandant traçant imperturbable son sillon cherche encore des réponses dans la parabole, Qu'as tu fait de ton talent ?...

Analyse et critique

« Je prends. »
Le Crabe tambour est sans doute le chef-d'oeuvre de Pierre Schoendoerffer ; adaptation de son roman homonyme sortit en 1976, Schoendoerffer a reçu le Grand Prix du roman de l'Académie Française pour son livre. Lors de la 3ème cérémonie de remise des Césars du cinéma en 1978, Pierre Schoendoerffer verra son film nominé six fois et récompensé trois fois :
César du meilleur acteur : Jean Rochefort
César du meilleur acteur dans un second rôle : Jacques Dufilho
César de la meilleur photographie : Raoul Coutard

En 1976, l'armée française est enfin sereine et apaisée après des années de bouleversements, après les grandes perturbations de la Libération, après la défaite en Indochine et le renoncement en Algérie, et enfin après les choix hasardeux de certains de ses cadres lors du putch d'Alger. C'est le moment choisit par Schoendoerffer pour évoquer les destins d'une poignée de survivants, ultimes témoins des dernières convulsions engendrées par ces changements. Car ce sont souvent les mêmes hommes qui ont participé à tous ces évènements. Les portraits qu'il dresse de ces militaires sont tout en retenu, ce sont les toiles d'un peintre qui ressent une profonde empathie pour ses sujets. L'auteur choisit délibérément de leur faire incarner les différents archétypes d'hommes qu'il aura lui même côtoyés pendant la campagne indochinoise, dans les camps de prisonniers viêt-minh ou pendant son travail de réalisateur de documentaires au Maroc et en Algérie. Les officiers décris dans Le Crabe tambour ont tous eu des choix difficiles à faire. La lutte morale engagée des années plus tôt entre le vieux commandant et Willsdorff, et qui est à peine dévoilée, est le coin que Schoendoerffer enfonce dans nos certitudes. Non pas un choix simplement manichéen entre le bien et le mal, mais un choix entre un bien et autre bien comme il le fait dire au personnage de Jean Rochefort, souvent au prix de lourds sacrifices.

La condition de prisonnier de guerre : un sort que Pierre Schoendoerffer connait bien. Durant la bataille de Dien Bien Phu, avec sa caméra, il fait équipe avec un photographe, Jean Peraud, qui devient son ami. Alors qu'ils sont faits prisonniers à l'issue de la bataille, Peraud a ses mots à l'adresse de son compagnon d'arme : « Il ne faut jamais être prisonnier. » Leur tentative pour s'échapper se terminera hélas très mal. Schoendoerffer est repris, Peraud disparaît à tout jamais. Ce témoignage fort et marquant transpire dans toute l'oeuvre du réalisateur. Il donne lieu à une très belle scène et surtout à un dialogue saisissant entre le médecin et le lieutenant Willsdorff qui vient d'être libéré, sur le conflit moral qui se pose aux prisonniers, sur la contrainte et sur le sentiment d'abandon.

Tous les témoignages accordent une grande part de vérité à la description de la vie à bord du Jauréguiberry, illustrée aussi par la langueur du récit, grâce notamment aux images de bateaux en pleine mer ou à l'authenticité des ordres et des manoeuvres. Cette torpeur qu'on lui reproche (et qui est la réelle illustration du rythme de vie sur un bateau, la forme rejoint le propos) permet aussi de se délecter de chaque bruit, de chaque micro-événement, de chaque attitude ; et avec des acteurs de la trempe de Claude Rich et Jean Rochefort, c'est un vrai régal. Le Jauréguiberry est évidement un vrai bateau de la marine française qui a été mis à disposition de Pierre Schoendoerffer pour tourner les images du Crabe tambour juste avant qu'il ne soit désarmé. Comme des respirations rythmant le voyage, les flashs-back illustrant les aventures de Willsdorff alternent avec les histoires du chef mécanicien (Jacque Dufilho) ; les petites parenthèses sur la lande du pays bigouden sont des histoires vraies, loufoques, elles sont des racines de marin extravagantes qui authentifient le récit.


Avant le prologue de son roman homonyme, Pierre Schoendoerffer cite quelques lignes de Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad. Il n'y a pas de Kurtz dans Le Crabe tambour, mais il y a bien une remontée de rivière à bord d'un petit bateau et cette rencontre avec un responsable de village indigène allié des français, moitié gourou moitié chef de guerre. Le même type de situation lorsque, au cour d'un banquet donné en son honneur, le crabe tambour assiste à cette démence fantasmagorique durant laquelle une vieille femme à l'allure de sorcière place des cigarettes allumées dans la bouche de têtes décapitées jonchant le sol. Les charges sur la rivière au son du cor de chasse et au beau milieu de la jungle s'apparentent bien à des sauts vers une forme de folie primitive.

La musique de Philippe Sarde est un habile mélange. Le thème principal est une partition pour orchestre, propre à décrire la marche du Jauréguiberry au milieu du déferlement des tempêtes mais aussi les sombres sentiments du Commandant interprété par Jean Rochefort. Là où Philippe Sarde fait preuve d'audace, c'est lorsqu'il ajoute un instrument à corde traditionnel Vietnamien et les cuivres (clairon et cor de chasse) sonnant la charge des vedettes rapides dans le brouillard de la rivière Tonkinoise. De temps en temps, il va même jusqu'à superposer les trois sonorités dans un mélange fantasque et baroque qui continue néanmoins à fonctionner. Le Crabe tambour est un film qui continue de nous interroger longtemps après sa vision, un film ambitieux qui ne livre rien d'autre qu'une bonne dose d'authenticité et surtout pas des réponses. Parce qu'il n'y a pas de révélations fracassantes à la fin des voyages, seulement l'image d'un grand jeune homme en uniforme blanc, un chat noir sur l'épaule et un sourire enfantin sur le visage et qui envoie toujours le même message signal en scott : adieu... adieu... adieu... adieu... adieu...

« Terminé pour la machine ! »

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La fiche IMDb du film

Par Homerwell - le 17 novembre 2009