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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Barbare et la Geisha

(The Barbarian and the Geisha)

L'histoire

1856, Japon. Townsend Harris (John Wayne), consul des Etats-Unis d’Amérique, est le premier diplomate occidental à être officiellement autorisé à s’installer sur l’archipel, suite à un traité négocié deux ans plus tôt entre les Etats Unis et le Japon. Mais l’île, à la politique profondément isolationniste, discute les termes du traité et renâcle à reconnaître le statut de Harris, refusant de discuter avec lui le moindre accord commercial. Reçu froidement par le gouverneur de la région où il a accosté (So Yamamura), la mission de Harris sera dès lors de se faire accepter par les Japonais et leurs instances dirigeantes. Cependant au bout de quelques jours le gouverneur lui offre les services d’une geisha, Okichi (Eiko Ando), qui s’installe elle-même à contre-cœur chez l’américain. Alors que la geisha est explicitement envoyée là pour satisfaire sexuellement Harris celui-ci résiste à la tentation. Pourtant le temps passant des sentiments amoureux naissent entre eux, sans qu’ils n’osent se l’avouer. Mais alors qu’Harris réussit à sauver la population du village d’une épidémie de choléra et qu’une entrevue avec le Shogun semble enfin possible, des opposants fomentent un complot contre lui et impliquent Okichi.

Analyse et critique

Quand Huston s’attaque au projet du Barbare et la Geisha il s’agit du deuxième film dans le contrat de trois que le réalisateur a signé en 1957 avec Barry Adler de la 20th Century Fox. L’insuccès au box-office de Moby Dick a laissé Huston dans une position financière délicate et il accepte de jouer le jeu du studio malgré son toujours insatiable désir d’indépendance créative. Adler respecte néanmoins le goût du dépaysement de son réalisateur et lui confie naturellement ce projet se déroulant au Japon. Huston a en effet tourné ses cinq derniers films loin du territoire américain, African Queen (1951) entre l’Ouganda, le Congo et l’Angleterre, Moulin Rouge (1952) en France, Plus fort que le diable (1953) en Italie, Moby Dick (1956) au Pays de Galle et en mer à partir de différentes îles européennes, Dieu seul le sait (1957) à Trinidad et Tobago. Travailler ainsi éloigné d’Hollywood satisfait pleinement son tempérament aventurier et lui permet de conserver une plus grande marge de manœuvre, alors qu’il a encore en tête le souvenir douloureux du charcutage par la MGM de son film La charge victorieuse (1951). Pourtant, à cause du mécontentement de sa star, John Wayne, Le Barbare et la Geisha subira un sort en plusieurs points similaire.

Huston est plutôt enthousiasmé par le projet. Ayant beaucoup apprécié les films japonais qu’il a eu l’occasion de voir (il cite notamment Rashomon d’Akira Kurosawa et La porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa), il ambitionne de tourner avec une équipe entièrement japonaise et de proposer une esthétique similaire à celle de ses homologues nippons. S’il a à cœur de faire preuve d’authenticité à plusieurs niveaux de la production, qu’il s’agisse des décors, des costumes ou du choix des figurants, Huston et son ami scénariste Charles Grayson n’ont cependant guère de scrupules concernant le respect de la vérité historique au sujet de leurs protagonistes. La première version du scénario, rédigée par Ellis St. Joseph, traite donc des activités au Japon d’un personnage réel, Townsend Harris, le premier consul étranger à avoir été en poste sur l’île. Si celui-ci a bien exercé cette fonction de 1856 à 1861 et a effectivement réussi à négocier des accords commerciaux après plusieurs mois de défiance et d’isolation, il n’a a priori jamais vécu de passion amoureuse avec une geisha de 30 ans sa cadette. Au mieux aurait-il été en conflit avec une de ses femmes de ménage nommée Okichi qu’il aurait fait renvoyer. Mais qu’importe, la légende d’une romance secrète et tragique persista indépendamment des livres d’histoire et Huston accepta d’en faire le centre de son intrigue. Grayson et lui ajoutèrent également l’épisode spectaculaire et fantaisiste de l’incendie du village (qu’Harris aurait provoqué pour protéger la population d’une épidémie) ainsi que l’idée d’une conspiration criminelle dont la geisha serait, bien malgré elle, le premier instrument.

Ce personnage de diplomate, qui passe du simple et austère négociateur à un homme courageux et romantique, pouvait désormais légitimement intéresser une star comme John Wayne. L’acteur étant à l’époque aussi sous contrat à la Fox, il est bien difficile de savoir si l’idée de lui offrir le rôle vint des producteurs ou du réalisateur, mais aussi curieux que ce choix de casting puisse paraître Huston semblait à l’origine en être pleinement satisfait[1]. Il voyait l’occasion d’offrir au public un visage plus tendre du comédien mais surtout trouvait en lui une incarnation de l’Amérique qui offrirait un réel contraste une fois immergé dans la culture asiatique. Wayne de son côté était heureux d’avoir l’occasion de travailler avec un réalisateur reconnu, qui avait offert un Oscar à Deborah Kerr l’an passé et à Humphrey Bogart en 1952. Mais dès le début du tournage les deux hommes ne parvinrent pas à s’entendre. Huston souhaitait réaliser une œuvre au rythme lent, à la fois légère et profonde, sensible et méditative. Il s’attardait sur les plans d’extérieur et les scènes du quotidien dans le village Japonais. Wayne apparemment voyait cela comme du dédain à son égard, reprochant au metteur en scène de ne pas assez le mettre en valeur et de ne pas avoir compris l’essence du projet[2]. Ceci d’autant plus que le scénario n’était pas complètement réécrit lorsque le tournage a démarré, la découverte tardive par les comédiens des nouvelles scènes fut le point de départ de plusieurs disputes.

Huston évoque dans son autobiographie son désarroi lorsqu’il vit le film dans sa version finale. À son insu le montage a été revu, des scènes retournées[3]. Il est difficile de déterminer quels éléments proviennent de choix de Huston et lesquels n’en sont pas, mais dans des biographies de John Wayne nous trouvons quelques détails expliquant ses partis-pris en vue des modifications. Il s’agissait principalement pour l’acteur de se donner une allure plus séduisante, plus conforme à son image d’homme fort[4]. Il semble en effet que Huston, par esprit de contradiction, se soit amusé à volontairement défaire, voir dégrader cette image, filmant le comédien sous son « mauvais profil »[5]. Les reshoots auraient été réalisés par Wayne lui-même, aux Etats Unis. On peut donc supposer que seules des scènes d’intérieur dans des décors plutôt restreints peuvent être de lui tandis que les extérieurs et les scènes de foule sont nécessairement de Huston. Mais, quoi qu’il en soit, personne n’était satisfait du résultat[6]. Qu’en est-il à l’arrivée ? S’agit-il d’un « John Wayne movie » conventionnel ou d’un grand Huston mutilé ? Malheureusement aucun des deux. Il était sans doute trop tôt au sein de l’industrie Hollywoodienne pour que le réalisateur soit en mesure de s’affranchir des contraintes d’une grosse production Cinemascope/Technicolor de la Fox au point de véritablement réaliser son « film Japonais ». Même sans la résistance de Wayne il est probable que le résultat eût été insatisfaisant.

Le sujet pourtant ne manque pas d’intérêt, l’irruption d’un Américain isolé dans cet archipel fermé au monde depuis des siècles, complètement préservé de toute influence étrangère, rappelle l’argument d’autres chefs d’œuvre hustonniens du dépaysement comme African Queen ou L’homme qui voulut être roi. Mais ni l’énergie comique du premier ni le souffle de l’aventure tragique du second ne se retrouvent réellement dans ce Barbare et la Geisha. Le film ne trouve jamais son ton, son équilibre. Les prises de contact entre le Duke et la culture japonaise produisent d’étrange situations loufoques d’incompréhension mutuelle qui tirent régulièrement le film vers la comédie mais cela s’accompagne souvent de réflexions paternalistes sans nuances, qui les rendent à l’arrivée plus pénibles qu’autre chose. L’intrigue romantique quant à elle ne parvient pas à prendre le dessus, le film consacre en réalité la majorité de ses scènes aux problèmes diplomatiques et aux relations entre Harris et les officiels Japonais. Mais là encore le film déçoit, si les enjeux politiques sont forts et que le cadre historique intrigue, les scènes de négociation sont globalement plates et peu vraisemblables. Il en va de même pour l’étonnante scène à grand spectacle, qui voit Harris sauver les habitants du village d’une épidémie de choléra en faisant bruler les bâtiments du quartier infecté, et dont les conséquences sont difficiles à croire. Harris est en effet porté aux nues par la population, alors même que le virus est arrivé par la faute d’un navire occidental contaminé dont certains marins ont débarqué sans autorisation. Harris incarnant depuis le début pour les Japonais l’idée d’une corruption venue de l’extérieur, il semble très étonnant que ceux-ci lui témoignent une telle reconnaissance alors qu’il vient de détruire la moitié du village et que, d’une certaine manière, leurs craintes vis-à-vis du monde extérieur se confirment.  De manière aussi peu convaincante, la négociation finale entre Harris et la cour de l’empereur est expédiée, Harris obtient gain de cause en n’ayant rien fait d’autre qu’un éloge bien peu original des valeurs progressistes et libérales des Etats-Unis. Un éloge d’ailleurs bien surprenant de la part de Huston tant il est inconditionnel, mais qu’on ne peut attribuer avec certitude aux changements ultérieurs de Wayne.

Néanmoins l’interprétation de Wayne parvient ponctuellement à nous attendrir, malgré les changements qu’il a imposés. Son personnage reste un rôle à contre-emploi qui le montre en difficulté plus souvent qu’à l’accoutumée. On pense à la seule scène de combat du film, qui le montre brutalement mis au sol par la prise de judo d’un homme trois fois plus petit que lui, ainsi qu’aux séquences de cérémonies officielles où le grand homme déambule l’air ahuri, à la fois impressionné et déstabilisé. À l’image du Robert Mitchum amoureux candide de Dieu seul le sait, Huston présente ici un personnage qui ne parvient pas à « conclure » avec le protagoniste féminin, qui frise le ridicule dans quelques scènes et qui peine à rester maître de son destin. En effet dans la dernière partie du film le diplomate s’avère finalement plus spectateur qu’acteur. Outre des cadeaux fait à l’empereur et son discours sur les valeurs progressistes, il attend que les hommes de pouvoir Japonais prennent leur décision, ne sachant à qui se fier, ne sachant qui est pour ou contre lui. De la même manière il est complètement inconscient du complot ourdi contre lui et n’en prendra connaissance qu’une fois sauvé par Okichi.  En cela on peut identifier la persistance bien identifiée chez Huston du thème de l’échec, ou au moins d’une forme d’impuissance masculine, auquel Wayne n’adhérait sans doute pas beaucoup. Quoi qu’il en soit en face de lui la comédienne Japonaise Eiko Ando fait malheureusement pâle figure. Constamment infantilisée en tant que servante ne parlant pas l’anglais et à qui Harris doit tout apprendre, elle semble globalement fade et dénuée de caractère. On a bien du mal à croire aux sentiments qui naissent entre les deux, et encore moins à s’en émouvoir. Choisie notamment pour sa grande taille, on aurait aimé la voir tenir tête à son patron américain. On peut d’ailleurs supposer que plusieurs de leurs scènes à deux furent l’objets de reshoots. Dans la plupart des séquences qui les rassemblent le comédien apparait effectivement plus à son avantage, dans des postures dominantes et sous une lumière plus chatoyante que d’habitude. Pour autant le sacrifice final d’Okichi offre un tardif moment de grâce à son personnage. Acte de résilience silencieux typiquement Japonais, il s’agit pratiquement de son seul véritable acte autonome, ainsi que du seul véritable enseignement qu’elle offre à Harris. L’accomplissement de ce destin tragique, accompagné par la superbe musique du compositeur Fox Hugo Friedhofer, constitue l’un des rares moment d’émotion romantique du film.   

Une autre des qualités du film tient à la magnificence et à la méticulosité de sa reconstitution. Le fourmillement de détails, la quantité de figurants costumés, l’ampleur des décors, la beauté des éléments de décoration, ne peut qu’impressionner. On perçoit là le désir originel de Huston de proposer une expérience contemplative et de plonger le spectateur dans ce monde à part, ce monde perdu du Japon d’avant l’ouverture à l’Occident. Malgré les modifications apportées par le studio c’est bien ce qu’il ressort globalement de l’esthétique du film. Le technicolor est parfaitement maitrisé, faisant ressortir de délicates teintes bleutées en extérieur, dorées en intérieur. Huston joue régulièrement sur les avant-plans et les travellings latéraux, dévoilant progressivement le décor au spectateur comme s’il se trouvait lui-même derrière une porte coulissante. A ce titre on retiendra en particulier la séquence qui voit Harris traverser les salles du palais impérial en vue de sa rencontre avec l’empereur. Huston impose un rythme très lent qui voit les portes coulissantes s’ouvrir les unes après les autres pour dévoiler la profondeur du couloir que doit traverser l’étranger, alors qu’Harris apparait tout au bout de celui-ci. En travelling arrière nous l’accompagnons tandis qu’il remonte une longue file de courtisans accroupis. Un plan point de vue montre ensuite sa vision bloquée par le dos de son guide, alors qu’aucun Japonais ne lève le regard vers lui. Nous ne pouvons que partager le sentiment de différence et d’inconfort dans lequel sa position isolée l’installe.

Il s’agit désormais avant tout d’une curiosité que ce Barbare et la Geisha. Le génie de Huston affleure par instant dans un film bancal qui semblait condamné à décevoir. La mise en scène élégante et en retrait de Huston aurait pu offrir un spectacle contemplatif unique dans le paysage hollywoodien de son époque mais s’est heurtée à la personnalité trop rugueuse et fière de son acteur principal. En résulte un film dont on peine à saisir le point de vue, plutôt ennuyeux et que ses trop rares qualités formelles et thématiques ne parviennent pas à sauver. Sans surprise le public ignora royalement le film, auquel de toute façon ni Wayne, ni la Fox, ne croyait plus. Le troisième film du contrat de Huston avec la Fox, l’adaptation du roman Les Racines du ciel de Romain Gary, sera une nouvelle déconvenue aussi bien commerciale qu’artistique. Mais le tempérament hors norme et désinvolte de l’infatigable réalisateur lui permettra de passer outre ces embuches, il délaissera un temps le registre de la fresque d’aventure et réalisera à travers ses drames psychologiques du début des années 60 (Les Désaxés, Freud, La Nuit de l’iguane) quelques-uns de ses plus beaux films. On regrettera surtout que la rencontre entre les deux John, deux monstres sacrés de l’histoire du cinéma Américain, n’ait pas fait plus d’étincelles, mais sans doute le Duke était-il allergique au « thème de l’échec » qui traverse le cinéma de Huston jusque dans ses films les plus conventionnels.

Sources :
Axel Madsen, John Huston : A biography, 1978, Open Road Media, Chapitre 15
John Huston, trad Suzanne Chantal, John Huston, un livre ouvert, 1982, Pygmalion Chapitre 23 et 24
Gaylyn Studlar et David Desser, Reflections in a male eye, 1993, Smithsonian Institution Press
Michael Munn, John Wayne: The Man Behind the Myth, 2004, New American Library, Chapitre 18
Scott Eyman, John Wayne: The Life and Legend, 2014, Simon & Schuster

(1) Huston déclarait à la conférence de presse d’annonce du projet : « Je veux propulser la gigantesque silhouette du Duke dans l’univers exotique qu’était l’empire Japonais au dix-huitième. Imaginez ! Cette figure massive, avec toute son innocence et sa naïveté, avec son aspect grossier, se déplaçant au milieu de ces personnes minuscules. Qui mieux pour symboliser les grands, étranges, Etats-Unis d’Amérique d’il y a cent ans ? Duke est notre homme. » Cité par Axel MADSEN, « John Huston : A biography »
(2) « Après seulement quelques jours de tournage, j'ai réalisé que je n'étais qu'un des personnages dans le projet de Huston de réaliser une tapisserie narrative. Il ne semblait y avoir aucune véritable exploration de la personnalité de Townsend. Je suppose que Huston a pensé qu'il suffisait de dire que Townsend était comme John Wayne, et donc il m'a juste fait vivre une série de scènes certes magnifiquement tournées, mais sans substance. » Wayne cité par Michael MUNN, “John Wayne: The Man Behind the Myth
(3) « Le titre original du film était simplement L’histoire de Townsend Harris. […] Après mon départ, John Wayne prit l’affaire en main. Il comptait beaucoup pour la Fox, qui souscrivit à toute ses exigences. Le film sortit avant mon retour en France, à la suite du tournage des Racines du Ciel. Lorsque je pus le visionner enfin je fus consterné. De nombreuses scènes avaient été refaites à la demande de Wayne, et le film avait été massacré. » Via John Huston, « John Huston, un livre ouvert »
(4) « Dans une scène Wayne trouvait ses pattes de barbe déplaisantes, une autre parce qu’il se trouvait trop vieux, et deux autres furent refaites, expliqua le producteur Eugene Frenke à Huston, “pour donner [au personnage de Harris] un peu de vitalité. » Wayne cité par Scott Eyman, « John Wayne: The Life and Legend »
(5) « Je n'avais aucune idée que Wayne ferait preuve d’autant de vanité. Mais il n'arrêtait pas de dire : « Mon meilleur profil est à droite », alors j'ai photographié son profil gauche chaque fois que je le pouvais. Un film doit être un partenariat entre réalisateur et acteur. Mais nous étions en désaccord presque depuis le début. » Huston cité par Axel MADSEN, « John Huston : A biography »
(6) « J'ai essayé de travailler avec Huston, mais il n'arrêtait pas de me dire : « Ne t'inquiète pas. Tout se mettra en place. » Et ça ne s’est foutrement pas passé comme ça. Quand je l'ai vu, c'était exactement ce que j'avais pensé que ce serait; une luxueuse tapisserie avec du monde au premier plan. Alors j'ai dit : 'Au diable de tout ça. Si Huston veut partir en Afrique [pour aller tourner les Racines du ciel] et laisser son film en ruine, je vais faire quelque chose pour y remédier.» Mais c'était irrécupérable. J'ai détesté ce putain de film. » Wayne cité par Michael Munn dans John Wayne: The Man Behind the Myth

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Par Nicolas Bergeret - le 8 février 2023