L'histoire
En Malaisie, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le Capitaine Lingard fait la connaissance d'un homme de mauvaise réputation, Willems, qui est rejeté par la communauté blanche. Il décide de lui donner une nouvelle chance en le recommandant à un commerçant. Mais Willems file à nouveau un mauvais coton. A cause de sa passion pour Aïssa, une indigène, il trahira ses bienfaiteurs et alliés.
Analyse et critique
Carol Reed réalise là une puissante adaptation du second roman de Joseph Conrad, Le Paria des iles. Dans cet ouvrage comme dans les plus célébrés Au cœur des ténèbres et Lord Jim, il est question d'un homme qui en s'enfonçant et se perdant dans la jungle y exacerbe les démons intérieurs qu'il a emmenés avec lui. Dans Au cœur des ténèbres, Kurtz façonnait un monde à l'image de sa mégalomanie et de son dégoût de la civilisation, Lord Jim y résolvait fatalement sa culpabilité et son besoin d'héroïsme. Willems, héros de ce Outcast of the Island s'y perdra tout autant si ce n'est que le chaos qu'il sèmera n'est même pas animé par les intentions initialement nobles des héros précités.
Trevor Howard livre une interprétation des plus intenses pour ce personnage méprisable. Willems est un homme peu fiable, qui en quelques heures va tout perdre. Après un coup fourré de trop, il perd sa place de bras droit d'un puissant importateur en Malaisie, est aussitôt quitté par sa femme et abandonné par ses "amis" qu'il a tant de fois méprisés et pris de haut. Une dernière chance lui est pourtant offerte lorsque son ancien mentor, le Capitaine Lingard (Ralph Richardson), le prend sous aile et lui donne le secret de sa réussite : la connaissance d'un périlleux raccourci pour une île isolée au milieu des récifs où il commerce et fait vivre une peuplade paisible. Laissé là pour se remettre d'aplomb, Willems va détruire ce paradis. Reed, tout en conservant l'imagerie et le dépaysement souhaité pour un tel spectacle d'aventures, instaure d'emblée un climat étouffant.
La scène d'ouverture nous plonge dans cette atmosphère portuaire au cadre surchargé d'activités de commerce, de population, et en définitive de tentations. Notre héros flambeur ne peut que s'y égarer corps et âme comme le montrera sa déchéance à venir. C'est une même logique qui anime Reed lorsque le récit se déroule ensuite dans l'île et sa communauté sauvage. Le réalisateur n'a de cesse de filmer en inserts les jeux bruyants de la multitude d'enfants autochtones qui renvoient Willems tout d'abord à son isolement et à son ennui, puis à l'obsession qui lui sera fatale : la belle et sensuelle Aissa, fille du chef local. Carol Reed filme longuement les déambulations communes, le jeu de cache-cache et les regards de plus en plus brûlants et insistants entre Willems et Aissa dans le quotidien de l'ile. Cet aspect étouffant prend un tour plus concret à travers le désir tenace de Willems, renforcé par le mystère dégagé par la sensualité d'Aissa dont le mutisme suggère autant (et jusqu'au bout) un sentiment similaire qu'une forme de manipulation. La belle va, en effet, servir d'instrument pour faire trahir à nouveau tous ses principes à Willems, les chefs du village souhaitant communiquer le parcours du raccourci à d'autres commerçants et rompre ainsi l'équilibre instauré par Lindgard.
Le cadre exotique devient donc une prison à ciel ouvert où seules les caresses d'Aissa parviendront à apaiser Willems, la relation entre eux étant davantage dépeinte comme une addiction que comme une histoire d'amour. Hormis la figure de droiture incarnée par le Capitaine Lingard (Ralph Richardson, parfait de noblesse bienveillante et grimé pour avoir l'apparence du vieux loup de mer alors qu'il avant encore la quarantaine) et sa fille jouée par Wendy Hiller, aucun personnage n'est à sauver notamment l'ambitieux et détestable Almayer (Robert Morley). Les trois personnages étaient d'ailleurs les héros de La Folie Almayer, le premier livre de Conrad qui forme une trilogie avec Le Paria des iles et La Rescousse paru bien plus tard. Le film fait preuve d'un érotisme marqué pour illustrer la liaison entre Willems et Aissa, que ce soient les mouvements de cette dernière capturés dans toute leur lascivité durant ses activités ordinaires ou lorsque les amants s'abandonnent enfin à leurs pulsions. Cela donnera l'un des plus beaux moments du film quand Willems n'en pouvant plus se dirige dans la nuit du côté de l'ile où vit Aissa, la cherchant du regard avant que la silhouette de celle-ci se dessine sous le pont d'une rambarde. L'on n'en verra guère plus (la censure anglaise veille) mais l'effet est diablement efficace et l'ellipse fait fonctionner l'imagination.
Ainsi animée par ce seul attrait physique, cette relation est vue comme une malédiction (ce qui est explicitement souligné le temps d'un dialogue) qui va détruire le héros mais aussi tout ce qui l'entoure. La conclusion est d'une terrible noirceur à travers un saisissant échange entre Lingard et Willems, qui n'aura même pas l'honneur d'une fin sacrificielle comme Kurtz ou Lord Jim. Bien au contraire, il sera condamné à errer dans le chaos qu'il a provoqué et désormais méprisé de celle qu'il a tant poursuivie.