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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Vie facile

(Easy Living)

L'histoire

Adulé par les foules, protégé par son club et aimé de sa femme, Pete Wilson (Victor Mature) est le meilleur joueur de la ligue américaine de football. Sa vie est rythmée par ses exploits sur le terrain jusqu’au jour où il apprend qu’il est victime d’une malformation cardiaque. Dès lors, deux options s’offrent à lui : prendre une retraite paisible ou continuer de courir après la gloire et risquer sa vie…

Analyse et critique

Après le tournage de Berlin Express en 1948, Jacques Tourneur est pressenti pour réaliser Secret de femme. Mais Dore Shary - qui dirige alors la RKO - préfère confier le projet à Nicholas Ray dont le premier film, Les Amants de la nuit, a fait sensation. A cette époque, Jacques Tourneur est un cinéaste reconnu : auteur de quelques grands succès RKO sous la houlette de Val Lewton (La Féline, Vaudou, L’Homme-léopard), il souhaite s’affranchir du studio et mettre fin à son contrat. Pour cela, il doit encore réaliser un film. Dore Shary lui propose alors un nouveau projet : La Vie facile. Adapté d’une histoire d’Irving Shaw, le scénario raconte les déboires sportifs rencontrés par un "quarterback" de l’équipe des New York Chiefs. Peu enthousiasmé par le sujet, Tourneur rechigne puis accepte la proposition de Shary. Quelques années plus tard, il déclarera à propos de La Vie facile : « Je n’ai jamais été à un match de football, je n’ai jamais joué au football et le sport ne m’intéresse pas ! » Dans la même interview, il avouera détester le film pour une raison qu’il doit garder secrète… Malgré cette prise de position intransigeante, il reste néanmoins intéressant de se pencher sur ce film mal aimé par son auteur et par la majorité des critiques. On lui reproche souvent un scénario décousu, la faiblesse de son interprétation ou le manque d’implication de son réalisateur. Parmi ses rares défenseurs, Bertrand Tavernier et Nicolas Coursodon (50 ans de cinéma américain) soulignent les qualités du film et incitent à sa redécouverte. La chronique proposée ici s’inscrira dans cette approche critique positive !

Dans un premier temps, il faut souligner la qualité du scénario rédigé par Charles Schnee. En adaptant la nouvelle Education of the Heart d’Irving Shaw, il signe ici un script qui préfigure celui des Ensorcelés qu’il rédigera quelques années plus tard pour Vincente Minnelli. D’un point de vue dramatique, les deux films ont en commun la construction du récit et son arrière-plan politique : chacune des histoires est bâtie comme la critique d’une microsociété (l’industrie du cinéma pour le Minnelli et celle du sport pour le Tourneur). Dans les deux cas, la satire faite du milieu où évoluent les protagonistes peut être étendue à la société américaine de l’époque. Charles Schnee a écrit ces deux scénarios à la fin des années 1940, période pendant laquelle l’économie américaine se reconstruit dans un contexte de Guerre Froide et de peur de l’autre. Le libéralisme économique prône alors la réussite professionnelle, la glorification de l’argent et l’individualisme. Dans ces deux scénarios, Charles Schnee s’en prend avec virulence à ce modèle économique dans lequel l’homme est traité comme une marchandise.

La Vie facile raconte l’histoire d’un héros à la fois victime d’une crise professionnelle et sentimentale. Sa déchéance sportive entraîne inexorablement celle de son couple. Lizabeth, son épouse, ne porte son attention que sur la notoriété que lui apporte son mari. Si sa relation l’aide à progresser socialement, elle en est satisfaite. Dans le cas contraire, elle la rejette et part en quête d’un autre homme. A travers cette étude de mœurs, Schnee montre comment le mode de vie imposé par notre société vient dicter nos sentiments. Le scénario met également en péril la solidarité entre les hommes. Ainsi, l’amitié que Pete Wilson partage avec un des joueurs de l’équipe ("Papy") est mise à rude épreuve pendant tout le récit. Après avoir montré l’intensité de cette relation dans la première scène, Schnee va multiplier les tensions et trahisons entre les deux hommes. Parallèlement, le scénario souligne l’absence de solidarité entre les membres de l’équipe de football : lorsqu’un des joueurs est renvoyé du groupe, peu semblent porter attention à son désarroi. Et quand Pete demande à la secrétaire ce qu’elle en pense, elle lui dit avec ironie « C’est son affaire […] dans toutes affaires on n’aime pas entretenir des poids morts. » Cette réponse cinglante est un parfait exemple des dialogues concoctés par Charles Schnee qui, outre la richesse dramaturgique de son script, nourrit son récit de réparties acides. Il donne ainsi quelques coups de griffe à "l’American Way of Life " des années 40. Années 40, 50… 2000, le modèle économique ne semble malheureusement pas avoir beaucoup changé, et l’étude de mœurs élaborée par Schnee demeure toujours aussi pertinente pour les spectateurs qui auront la chance de découvrir La Vie facile.

Si le scénario de Schnee est brillant, la réalisation de Tourneur est à l’avenant. Malgré son dédain pour le film, il n’en demeure pas moins que le cinéaste d’origine française s’est impliqué sur ce projet. Preuve en est un symbolisme omniprésent pendant tout le récit et des images très stylisées. Certes, Jacques Tourneur n’atteint pas ici l’expressionnisme formel de sa trilogie fantastique, mais il utilise sa caméra avec précision et intelligence. Dans son ouvrage (1) consacré au réalisateur, Michael Henry Wilson remarque la répétition de la figure de la grille. On observe en effet de nombreuses images utilisant ce symbole : les fenêtres et leurs ombres lors de la première scène entre Anne (Lucille Ball) et Pete Wilson, la grille en arrière-plan du premier baiser entre Liza et Pete, les stores et leurs ombres portées lors de la visite chez le médecin, les grilles des vestiaires, ou encore celle qui sert de toile de fond à la scène finale. Cette figure a une double symbolique : elle est d’abord une référence au terrain de football américain (communément appelé "la grille"). Mais elle est surtout un moyen de montrer l’isolement du héros et par extension celui des hommes emprisonnés par les règles de la société.

Outre ce symbolisme évident, Tourneur compose également certaines scènes avec une ironie mordante. Ainsi, il filme une scène de ménage entre Pete et son épouse lors d’une soirée à laquelle ils sont invités : l’ambiance est feutrée et une chanteuse y interprète le titre Easy Living composé par Leo Robin. La caméra de Tourneur semble flotter dans l’air jusqu’à ce qu’elle capte les deux protagonistes. La musique s’arrête alors et laisse place à une dispute âpre, avant que la caméra s’envole de nouveau pour retrouver la chanteuse susurrer la fin de son morceau : « Living for you is Easy Living. It's easy to live when you're in love and I'm so in love there's nothing in life but you. »

Tourneur disait détester le sport, il le prouve avec (encore une fois) beaucoup d’ironie en filmant la vie d’un quarterback de football sans jamais montrer le spectacle sportif. En parfaite adéquation avec le travail de son scénariste, il s’intéresse d’avantage aux coulisses du sport et à leurs aspects les moins glorieux qu’à la vitrine que constituent les matchs. On est ici bien loin du style glorifiant et pesant d’un Sam Wood (Un homme change son destin ou Vainqueur du destin). Tourneur filme les vestiaires, l’infirmerie, l’entraînement, et se sert de ce décor pour disséquer les relations entre les hommes.

Par ailleurs, on a souvent reproché au film sa dramaturgie décousue. Si Charles Schnee a voulu montrer comment la vie du héros bascule, il a été entravé dans son projet par le tristement célèbre Joseph Breen. Directeur de la Production Code Administration, Breen avait en charge de faire respecter le code Hays visant à imposer une rigidité morale aux films hollywoodiens. Dans le cas de La Vie facile, la commission présidée par Breen exigea de couper des séquences mettant en scène de manière évidente l’adultère dans la relation du héros avec sa femme. Ainsi, les rapports qu’elle entretient avec un riche homme d’affaires ne sont jamais explicites. Il est clair que ces coupes rendent parfois le récit mystérieux. Néanmoins, la mise en scène de Tourneur est suffisamment fine pour suggérer cette relation extraconjugale. Ainsi, lors d’une scène où Lizabeth évoque son avenir avec Howard Vollmer (son amant), ses poses provocantes et ses réparties sont une preuve largement suffisante de la relation qu’elle entretient avec cet homme. Ici (et comme dans toutes les scènes où apparaît Lizabeth) le film adopte un style riche en suggestions et en non-dits. Un style extrêmement proche du film noir.

Côté interprétation, il faut souligner la remarquable performance de Victor Mature. Habitué aux personnages de géants (Samson et Dalila, L’Egyptien, Tumak, fils de la jungle), Mature sort de quelques grands rôles où son talent a éclaté. On pense notamment au Carrefour de la mort de Henry Hathaway, La Proie de Robert Siodmak, mais surtout La Poursuite infernale de John Ford où il incarne Doc Holliday. Dans La Vie facile, il se sert de son corps afin de rendre crédible son personnage de quarterback. Pour exprimer la souffrance physique et psychologique de Pete Wilson, Mature utilise son visage que Tourneur filme souvent en gros plans. Il réussit à faire passer l’émotion avec subtilité et prouve l’étendue de son talent. Un talent auquel il ne croyait guère en déclarant à qui voulait l’entendre : « Je ne suis pas un acteur et j’ai 64 films pour le prouver ! » Victor Mature tournera de nouveau avec Tourneur en 1959, dans Timbuktu, avant de mettre fin à sa carrière au début des années 60 pour se consacrer au golf !

A ses côtés, on retrouve Lucille Ball. Star de la télévision et de la comédie, l’actrice incarne Anne, la secrétaire qui aide Pete à remonter la pente. Son jeu énergique donne du rythme au film et sert à merveille la virulence des dialogues de Charles Schnee ! Enfin, Lizabeth Scott joue le personnage de Liza Wilson. Cette actrice, que l’on retrouvera parfois dans l’univers du film noir, n’est malheureusement pas très convaincante dans son rôle. Trop timorée, elle peine à entrer dans la peau d’une femme fatale. Certaines scènes en pâtissent (on pense notamment à la relation qu’elle entretient avec son amant présumé). Elle y paraît bien timide et manque assurément d’aplomb. De la même façon, lors des scènes de ménage avec Pete Wilson, on aurait aimé la voir plus incisive, plus garce. Bref, on aurait préféré voir ici une Ida Lupino !

Si le film souffre de quelques faiblesses, parmi lesquelles l’interprétation de Lizabeth Scott et un final quelque peu expédié, il demeure néanmoins une excellente petite surprise compte tenu de sa faible notoriété. Evidemment, on pourra dire que Schnee a écrit un scénario plus abouti pour Minnelli (Les Ensorcelés), que Jacques Tourneur était parfois beaucoup plus impliqué dans ses projets (Canyon Passage ou La Griffe du passé). Mais si La Vie facile n’est pas un chef-d’œuvre absolu, il n’en demeure pas moins un très bon film issu du système des studios. Un film engagé, stylisé, moderne et d’une grande originalité.

(1) Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion (Michael Henry Wilson (Editions du centre Pompidou, 2003)

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 6 septembre 2008