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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Nuit des forains

(Gycklarnas afton)

L'histoire

1900 . Une troupe de forains sillonne les villes et la campagne suédoises. Albert Johansson, le directeur, est au bord de la rupture. Il désire quitter son cirque, qui essuie échec sur échec, ainsi que sa maîtresse Anna, pour retrouver la sécurité d’un foyer familial qu’il a abandonné il y a trois ans. Alberti profite d’un passage dans la ville où habite Agda, son épouse, pour essayer de renouer avec sa vie d’antan. Anna, jalouse, trompe Alberti avec Franz, un acteur cynique.

Analyse et critique

Une image d’abord. Ou plutôt une scène. Un souvenir, un rêve, un fantasme… amalgame qui porte en germe tout le cinéma de Bergman pourrait-on dire avec un soupçon de forfanterie. C’est un flashback irradié de lumière, un morceau de temps qui déborde du récit, un morceau autonome qui éclaire tout le film d’un jour nouveau. C’est le récit du clown triste, Frost, et de sa femme Alma. C’est d’abord une histoire contée par un membre de la troupe. C’est la parole qui se voit doublée puis dépassée par la reconstitution des faits. Un des ces récits à l’intérieur du récit dont Bergman a le secret, digression qui importe souvent plus que l’histoire principale. La séquence rompt brutalement avec le ton réaliste du film. On y navigue quelque part entre Bunuel et Eisenstein, vision surréaliste qui joue des analogies basiques, comme celle associant canon et sexe, traitement fantastique qui fait balancer le récit entre cauchemar et souvenir traumatique. C’est donc l’histoire de Frost, mari jaloux, qui voit sa femme Alma se déshabiller devant une armée en campagne avant d’aller se baigner en compagnie de jeunes militaires. Cette armée en guerre ressemble à un véritable champ de foire, avec sa foule de spectateurs assistants à la boucherie et au spectacle du mari jaloux. Est-ce le pire cauchemar de Frost qui prend vie devant nos yeux ? Sont-ce ses craintes intimes exacerbées, incarnées ? Qu’importe en fait, car la séquence, réelle ou non, nous explique le personnage mieux que mille discours. Elle nous dit quelque chose de sa vérité intime, et surtout interroge chacun de nous sur ses propres sentiments. Ici la mesquinerie, le regard des autres, tuent autant que les canons. La honte, l’humiliation, paralysent Frost. Ses cris déchirants nous sont inaudibles, Bergman filmant les hurlements du clown sans lui permettre d’inonder la bande son de ses appels de détresse.


C’est un drame humain, intime mis en spectacle devant une foule de militaires et de badauds, comme plus tard celui d’Alberti s’étalera sur la scène de son cirque. C’est le regard des autres, toujours, qui conditionne la honte. De telles scènes d’humiliation publique, on en trouve dans L’attente des femmes, dans Une leçon d’amour, elles font partie du quotidien selon Bergman, comme le sont la souffrance, l’impossibilité de vivre seul, la douleur de vivre à deux. C’est une séquence magnifique où Bergman souffre avec ses personnages, comprend leur douleur et nous la restitue de manière viscérale. Bergman est le seul cinéaste qui ait su parler aussi profondément de l’homme. Son œuvre s’apparente plus aux écrits de Dostoïevski, Gorki, Tchekov ou Gogol qu’aucun autre cinéaste (il eut été certainement judicieux de citer Strinberg si l’auteur de ces lignes avait eu au moins la curiosité d’en lire un de ses écrits). L’homme a toujours été au cœur de son cinéma, il en parle avec cruauté, parfois, avec amour, toujours. Bergman se livre complètement sans à aucun moment devenir exhibitionniste ou égocentrique. C’est simplement qu’écarter toute pudeur est pour Bergman le seul moyen de nous parler directement de ce qui touche au cœur de nos vies. Il nous offre son intimité comme le corps d’un cadavre autopsié afin de livrer les secrets de la vie. C’est au prix de cette mise à nu que Bergman peut nous faire ressentir cette douleur que tout un chacun connaît et que le cinéma se refuse habituellement à décrire, trop triviale, trop intime, trop proche. Bergman la remet au premier plan, cette souffrance, arrache les masques qui la cachent, nous l’offre dans sa flamboyante banalité. Les personnages humiliés sont profondément marqués dans leur chair, ils ne seront plus jamais les mêmes, sentiront toute leur vie le poids du regard des autres qui jugent et se moquent. Du Visage à En présence du clown, en passant par La Honte ou encore Le Rite, Bergman n’aura de cesse de nous en décrire les ravages.


L’humiliation, c’est le quotidien de tout artiste, car chaque jour il se met à nu et s’expose. C’est une crainte qui taraude, qui l’enserre et l’étouffe. Les artistes du théâtre de la ville où font halte la troupe d’Alberti expriment une forme de mépris envers les forains, qui masque le mépris qu’ils ressentent envers leur propre art. Ils souffrent du renoncement qui les a poussés à offrir du boulevard, ils ont honte de s’être ainsi prostitués. Ils rêvaient de l’Art pour l’Art, et ne vivent plus qu’en séduisant le public. Bergman a tout au long de sa carrière eu cette approche ambivalente de son art. Il a toujours filmé pour le public, s’est satisfait de chacun de ses succès, s’est régalé de son ivresse, tout en acceptant pour certains de ses films d’aller à l’encontre de ses attentes. Souvent il a souffert du rejet de certaines de ses œuvres, parfois il a été pris par l’angoisse du succès, tour à tour Alberti ou directeur du théâtre de la ville.

La Nuit des forains est l’admirable description du monde des artistes ambulants, et à chaque instant éclate l’amour du cinéaste pour les acteurs, le théâtre, la scène. Ces scènes que l’on retrouve de film en film, scènes miniatures de théâtres de marionnettes, scènes où se déchirent et s’aiment les acteurs. Ces acteurs, ces artistes, qui peuplent le monde de Bergman, sont à la fois les gens les plus durs et les plus sincères, et ce malgré les artifices qu’ils déploient. C’est d’eux que surgissent les vérités les plus crues, les plus violentes. L’Artiste dit la vérité en vivant dans un monde de mensonges. Mais à trop vivre dans le simulacre, l’imitation, si l’artiste est le seul à même de faire surgir la vérité, souvent il se perd en route, s’efface, disparaît. Pour se retrouver, s’aimer à nouveau, Alberti et Anna doivent cesser de jouer un rôle afin de se redécouvrir l’un l’autre, de se redécouvrir eux-mêmes. Pour cela il faut scruter les miroirs pour retrouver son image, son corps, sa substance. Chercher son reflet dans l’eau qui irrigue tout le film, rivière, océan, pluie, ruissellement des caniveaux. Quitter l’espace de la scène pour rejoindre le public et se contempler, d’où le jeu constant de Bergman sur la place du public, sur la représentation, qui marque chacun de ses films.

Que l’humiliation et la honte soient issues de leur art ou de leur vie privée, chacun des personnages du film les ressent comme une marque au fer rouge. Si Alberti, Anna, Franz, souffrent de l’adultère, chacun réagit différemment. Si Frost, le clown, ravale sa honte et ramène sa femme au foyer, Franz s’enfonce dans l’orgueil. Alberti, lui, menace de tuer ou de se suicider. La Nuit des forains explore ainsi une foule de sentiments, Bergman usant de l’acuité de son regard comme de la lentille d’un microscope.


La Nuit des forains appartient à la première période de l’œuvre de Bergman, période qui court jusqu’à la rupture que représentent Les Communiants et Le Silence. Des premières œuvres romantiques et sentimentales, qui n’ont pas la sécheresse et l’âpreté de réalisations futures. Bergman tourne beaucoup, La Nuit des forains est son treizième film en sept ans de carrière et il n’est alors âgé que de trente cinq ans. Dès ses premiers films sa maîtrise du cinéma sidère. Une maîtrise trop grande même, sa filmographie semblant déjà se fermer sur elle-même. Deux ans après La Nuit des forains, c’est le succès de Sourires d’une nuit d’été, et en moins de dix ans de carrière, Bergman semble avoir déjà filmé l’œuvre d’une vie, être parvenu à la plénitude de son art. Les Fraises sauvages, Le Septième sceau viennent le placer au panthéon des plus grands. Et pourtant, contre toute attente, sa grande œuvre est à peine entamée. Bergman va tout effacer et recommencer. La révolte, le refus de se répéter, le désir constant de se renouveler, d’explorer d’autres voies, la peur de "faire du Bergman". Le Septième sceau c’est de l’estampillé Bergman, c’est clos, presque rigide, trop démonstratif, et ça le cinéaste n’en veut plus. Il faut tout recommencer, tout biffer. Il faut rejeter la solennité, se frotter plus directement au trivial, à l’impur, retrouver le plaisir de filmer.

Mais on trouve dans la première partie de son œuvre des thèmes et des formes que Bergman réutilisera, creusera, tout au long de sa carrière. La Nuit des Forains, comme les autres films de cette époque, montre déjà ces visages que le cinéaste scrute longtemps, à la recherche des marques de peur et de solitude, de mal être, de doute. Les personnages craignent la faucheuse, Alberti implore une morte de lui parler de ce qu’il y a après, lui conjure d’apaiser ses angoisses. C’est aussi un film à la sexualité affichée, presque choquante à l’époque de sa sortie. Un an après son interprétation de Monika. Harriet Andersson y est de nouveau provocante de sensualité ("Tu sens l’écurie, le mauvais parfum et la sueur. Je te lécherai comme un chien" lui dit son amant).

Ce qui est essentiellement nouveau dans La Nuit des forains, c’est la rencontre de Bergman avec celui qui deviendra son chef opérateur attitré, son plus proche collaborateur, l’immense Sven Nykvist. Le style Bergman va alors pouvoir se déployer pleinement, Sven Nykvist offrant son œil et son génie de la lumière aux visions du cinéaste. Après des années d’une photographie marquée par l’influence de ses aînés scandinaves (Sjöström en premier lieu), Bergman peut enfin marquer de son propre sceau l’histoire du cinéma. Des années de mise en scène théâtrale lui ont donné un sens de l’éclairage et de la composition hors du commun (à l’image de Kazan). Bergman privilégie avant tout les éclairages, considérant qu’ils sont déterminants aussi bien au cinéma qu’au théâtre. Nykvist comprend presque instinctivement les vues de Bergman et sait leur donner corps, une véritable osmose entre deux artistes de génie. Si La Nuit des forains n’est que le balbutiement d’une longue collaboration, on trouve, comme dans la séquence du Clown Frost, des expérimentations formelles audacieuses. Dans cette scène de flashback, Nykvist et Bergman n’hésitent pas à aller à l’encontre des canons communément admis en surexposant à outrance les extérieurs. Première étape d’une longue et inlassable série de recherches formelles visant à donner corps à l’univers du cinéaste. Car pour Bergman, la lumière éclatante d’un soleil du nord qui ne se couche plus, exprime les pires angoisses. C’est la lumière des cauchemars. C’est celle irradiante dans laquelle Frost est englouti par la honte.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 5 juillet 2006