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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mort de Belle

L'histoire

Stéphane Blanchon, un Français professeur en Suisse loge avec son épouse Christine la jeune Belle, une Américaine fille d’une amie de sa femme. Un soir, alors que Christine est chez des amis, Belle est étranglée dans sa chambre après avoir salué Stéphane qui travaillait dans son bureau. Les soupçons s’accumulent contre Stéphane, la communauté locale et même sa femme commencent à la soupçonner. Enfermé dans une vie lisse, cet événement va peu à peu le transformer.

Analyse et critique

Pour son cinquième long métrage, Edouard Molinaro fait un retour au polar qui avait fait la réussite de ses trois premiers films (Le Dos au mur, Des Femmes disparaissent, Un Témoin dans la ville) après un détour par la comédie (Une Fille pour l’été). Mais alors que le cinéaste avait débuté sa carrière dans la plus pure tradition du film noir à l’américaine, il va avec La Mort de Belle s’orienter vers une forme plus hybride, qui mêle une enquête précise, proche du whodunit, et un portrait psychologique, celui d’un homme perdu dans sa vie et dans son environnement social. Après avoir travaillé avec Frederic Dard et Boileau et Narcejac, Molinaro s’engage ici dans une adaptation de Simenon, une forme d’aboutissement lorsqu’il s’agit de polar. Il s’empare de l’histoire d’un homme injustement soupçonné de meurtre pour l’emmener sur un terrain qui ferait presque penser au champ d’expression de Fritz Lang, celui de la culpabilité qui existe en tout homme et qui va s’exprimer de manière singulière dans ce film.


La première séquence, marquante, oriente fortement le film. Nous y découvrons Stéphane Blanchon, le personnage principal, attelé à la correction de copies. Il donne un zéro à une copie avant de le transformer en 4, puis renonce à se servir un verre devant la photographie de son père. Le portrait est déjà net, celui d’un homme refusant les excès et les débordements, presque falot. Une image que confirme immédiatement la séquence suivante, qui le voit préférer le travail sur bois, dans son gros pull déformé, à une soirée entre ami. Un moment qui lui autorisera finalement son verre d’alcool, qu’il s’accorde plus comme une récompense que comme réponse à une envie. Ce caractère nous fait paraître ce personnage comme totalement incapable de commettre un meurtre tant il semble étranger à toute pulsion et à tout désir. Et, à la fois, il nous le rend déjà presque suspect tant il est sans humanité, neutre, "trop pur" comme le dira plus tard dans le film le policier qui enquête sur l’affaire, et le croit innocent. Tout le reste du film procède alors de cette introduction remarquable, et elle va faire évoluer constamment la position du spectateur, tiraillée entre l'intuition du policier et celle du juge qui le croit coupable. Dans La Mort de Belle, Molinaro échappe ainsi à la tentation de créer un faux suspense. Il est clair, dès le départ, que Blanchon n’est pas coupable du meurtre de Belle, et jamais la mise en scène ne nous fait croire qu’il y a quelque chose qui nous est caché et qui pourrait remettre en cause cette version. Le suspense qui se construit est bien plus efficace, il repose sur notre perception mouvante de ce qu’est réellement Blanchon, ce que peut être le jugement moral du spectateur sur ce personnage.


Cette introduction cruciale est toutefois très brève avant le drame, donnant le ton d’un film présentant peu d’action ou même de rebondissement mais auquel Molinaro imprime constamment un rythme soutenu. L'enquête est méticuleusement décrite et filmée, et les détails qui vont constamment mettre en difficulté Blanchon semblent un acharnement du destin contre lui. En tout cas le personnage le vit comme cela, dès qu’il croise le regard du médecin et de sa femme, proches parmi les proches, qui se font immédiatement suspicieux. Très vite, il reboit un verre pour se détendre comme si l’armure était en train de se fendre. Mais il reste l’être docile que nous avons dominé, voire un homme soumis à son entourage : "je fumerai plus tard" dit-il, un peu contrit, lorsque le juge Beckmann le retient de le faire. Blanchon va petit à petit se sentir rejeté par la communauté dans laquelle il vit, mais à laquelle il se sent au fond de lui étranger depuis toujours. C’est le sens de la scène de la messe du dimanche, mais c’est aussi présent tout au long de l’enquête, qui n'est pas seulement menée par un policier, mais par une représentation de la communauté : un flic, le juge d’instruction et le docteur. Comme si toute la communauté se dressait contre lui. Et petit à petit, nous ressentons chez Blanchon la naissance d’un regret, celui d'avoir contraint sa vie pour prendre place dans cette communauté. Et ce regret se transforme en culpabilité, celle de sa façon de vivre. En tout cas il le vit comme ça. Il se sent coupable de ne pas avoir regardé Belle, de ne pas avoir vu sa séduction ni celle des autres femmes, de s'être contenté d'une vie qui ne le satisfait pas. Une insatisfaction qui inclut l'aspect sexuel, sujet abordé d'une manière étonnamment frontale et directe dans le film, ce qui en fait l'une des rares œuvres cinématographiques françaises traitant explicitement du désir masculin, surtout à cette époque. Rétrospectivement, il aurait voulu vivre, comme son père avait vécu à l'excès. Et il s’en sent coupable, comme le spectateur peut le ressentir depuis les premières images, devant son effacement excessif.


La Mort de Belle se concentre de plus en plus, au cours de son récit, sur la quête de Blanchon. La recherche du véritable sens de sa vie, qu’il a jusque-là construit par opposition à celle de son père, fêtard invétéré qui en est mort. Le drame qui est survenu au plus près de lui a montré que son existence excessivement discrète et restreinte ne le protégeait de rien. Au contraire, tout ce qu’il a bâtît, au prix du sacrifice de ses désirs, se transforme en menace, se retourne contre lui. La culpabilité qu’il nourrit face à cette erreur de trajectoire à une conséquence radicale, son errance nocturne qui conclut le film, une séquence admirable, presque surréaliste, durant laquelle il rencontre un homme étrange, buveur invétéré, qui va se substituer à l’image de Blanchon. Cette errance concrétise la quête du père de Blanchon, et plus concrètement la quête du sens de sa vie. Mais il est trop tard pour changer, et il est évident que ce passage d’un extrême à l’autre se conclura par un drame. Blanchon, coupable moralement d’avoir choisi le mauvais chemin va se transformer en coupable bien réel, réalisant ainsi la malédiction du père qu’il avait si fortement tenté d’éviter. Dans La Mort de Belle, on n’échappe pas à son destin. La culpabilité existe en tout homme, même chez celui qui semble le plus innocent, et elle finira par s’exprimer.


Construit comme un polar, avec une enquête précise et une mise en scène qui distille des indices discrets sur le coupable La Mort de Belle est surtout le portrait d'un homme perdu, qui porte en lui une malédiction inévitable. Le film fonctionne par la sobriété de la mise en scène de Molinaro, l’efficacité de son montage et la très belle photographie noir et blanc de Jean-Louis Picavet, mais surtout grâce à la performance magistrale de Jean Desailly. Il était l’acteur parfait pour un tel rôle, celui d’un personnage renfermé, bridé. Blanchon aurait pu être un être froid, n’attirant pas la sympathie du spectateur. Desailly lui offre une humanité puissante, une grande complexité, qui fait le succès du récit. La Mort de Belle marque la fin du cycle policier du début de carrière de Molinaro. Il connaitra bientôt ses plus grands succès dans le registre de la comédie, avec de nombreux films au ton bien plus léger. Le film apparait comme une conclusion magistrale de cette série, mais aussi comme la présentation d’un point de vue sur l’humanité et sur la vie particulièrement sombre, qui donne un éclairage singulier à son œuvre et sur sa vision du monde.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 23 mai 2023