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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mauvaise graine

(The Bad Seed)

L'histoire

Kenneth Penmark, colonel de l'armée américaine, part comme souvent pour Washington et laisse seules sa femme Christine et sa petite fille Rhoda, un véritable petit ange blond en apparence. Les Penmark sont une famille aisée et vivent dans un bel immeuble appartenant à Mme Breedlove, une femme férue de psychanalyse qui adore la gamine. Lors d'une sortie scolaire au bord d'un lac, survient un grave accident. Un garçon qui avait gagné la première place à un concours de l'école, au grand dam d'une Rhoda envieuse, s'est noyé. Des faits non élucidés commencent à accuser la petite fille, capricieuse, roublarde et insensible, qui révèle peu à peu une personnalité troublante. Sa mère, de plus en plus isolée dans ses doutes, commence à s'inquiéter alors que des événements anciens concernant Rhoda et son propre passé enfoui remontent progressivement à la surface...

Analyse et critique

Dans le cinéma hollywoodien de studio, la figure de l'enfant est avant tout celle de la pureté, de la tendresse, de la douceur et de la bonté. L'enfant est l'être qui apaise le tumulte des adultes et cristallise les espoirs placés en l'avenir. Si un certain humour, parfois méchant, pouvait à l'occasion assombrir légèrement cette image immaculée de l'enfant, jamais au cinéma les petites têtes blondes n'étaient associées à une menace quelconque. Les écrivains, de leur côté, avaient déjà osé désacraliser le mythe de l'enfant angélique, particulièrement dans la littérature fantastique (Le Village des damnés, film anglais de 1960 réalisé par Wolf Rilla, allait offrir une parabole sociopolitique qui fera date). Mais l'intérêt marqué de Hollywood pour la psychanalyse dès les années 1940 allait redistribuer les cartes. Si les principaux sujets d'expérimentations demeuraient les adultes, avec leurs névroses associées créatrices des drames et des crimes les plus épouvantables, on allait assez vite s'intéresser à ce qui pouvait parfois se cacher derrière l'apparente innocence de nos chers bambins. C'est donc sous l'angle d'une lecture scientifique qu'un tabou allait progressivement éclater ; l'alibi de la psychanalyse permettait de ne pas franchir trop violemment la frontière de ce qui pouvait être acceptable et par le studio et par le public. La Mauvaise graine, dont il est question ici, a d'ailleurs eu maille à partir avec la censure et sa conclusion fut réécrite pour ne point trop choquer.

The Bad Seed est une production Warner mise en scène par Mervyn LeRoy. Si ce réalisateur n'inspire aujourd'hui qu'un respect poli et n'évoque rien d'autre que le travail de studio accompli avec professionnalisme, sans doute avec raison, il faut se souvenir qu'il fut l'un des artisans les plus en vue de Hollywood dans les années 1930 et 1940. Acteur, assistant, gagman, scénariste, chef opérateur puis enfin réalisateur, LeRoy est à l'image de ces pionniers entièrement voués aux grands studios, dans lesquels ils sont progressivement montés en grade en occupant des postes divers et variés. A cette glorieuse époque de l'âge d'or et des moguls tout-puissants, peu nombreux étaient les cinéastes capables d'imprimer leurs marques distinctives sur leurs films. Le studio dictait le style et les meilleurs de ces artisans, dont faisaient partie Mervyn LeRoy, l'appliquaient souvent avec grand talent, d'autant qu'on confiait régulièrement à ce dernier de grosses productions et des films se voulant ambitieux. Ainsi on retrouve le nom de LeRoy au générique d'œuvres historiquement importantes, et parfois essentielles dans leur genre concerné, comme le film de gangsters et le film social. Pour ne citer que quelques titres célèbres parmi ses plus grandes réussites : Je suis un évadé (1932), Chercheuses d'or (1933), La Ville gronde (1937), Waterloo Bridge (1940), Trente secondes sur Tokyo (1945), Les Quatre filles du Dr March (1949), Ville haute, ville basse (1949), Quo Vadis ? (1951). Devenu enfin lui-même producteur, Mervyn LeRoy allait pouvoir trouver plus de liberté et initier la mise en chantier de certains de ses films. C'est le cas de La Mauvaise graine, certainement son dernier long métrage à bénéficier d'une certaine reconnaissance, puisque l'intérêt et la qualité de l'œuvre du réalisateur commencent à décliner à l'orée des années 1950.

The Bad Seed est à l'origine un roman de William March adapté au théâtre par le dramaturge et parfois scénariste Maxwell Anderson (What Price Glory, Key Largo, Jeanne d'Arc, Le Faux coupable). Mervyn LeRoy, qui sortait d'une succession de films imposés par Jack Warner, découvrit la pièce à New York et décida de la porter l'écran. Il parvient à engager les acteurs principaux de la pièce montée à Broadway qui l'avaient impressionné et qui connaissaient parfaitement leur rôle : l'incroyable petite Patty McCormack, Nancy Kelly, Eileen Heckart et Henry Jones. Aucune star, des comédiens peu connus du grand public, rien n'allait devoir interférer avec la singularité de l'histoire qui allait être racontée et l'impression de réalisme allait en être renforcée, même si l'origine théâtrale du film est parfaitement revendiquée dans la mise en scène. Mais au théâtre, les artistes peuvent se permettre bien plus de liberté et LeRoy va en faire l'amère expérience. L'épilogue de la pièce déplut fortement pour son immoralité au Johnson Office, organisme chargé de délivrer une approbation aux scénarios. Dans le texte original, la petite Rhoda restait impunie pour ses crimes, et continuait innocemment à jouer au piano les quelques notes d'Au clair de lune. Jack Warner choisit l'organisme de censure contre le réalisateur qui voulait conserver la fin originale. Et c'est le scénariste John Lee Mahin, collaborateur régulier de Victor Fleming et auteur des scripts de Mogambo et des Cavaliers pour John Ford, qui modifia la conclusion du film en incorporant une sorte de châtiment divin qui, non seulement apparaît complètement incongru dans la logique du récit, mais amoindrit aussi et surtout l'impact du film.


Pourtant, l'aspect conte de fées morbide que voulait d'entrée donner LeRoy à son film aurait dû épargner aux producteurs de telles tergiversations moralistes, mais il était vraisemblablement encore trop tôt en 1956 pour faire d'une adorable petite blonde une meurtrière psychopathe sans aucuns regrets ni remords (la même année, les adolescents, eux, pouvaient déjà être dépeints comme de dangereux asociaux dans le Graine de violence de Richard Brooks).

La Mauvais graine débute sur un générique sur fond de paysage de nuit mystérieux aux accents oniriques, sur une musique inquiétante d'Alex North qui mêle la comptine associée au personnage de Rhoda (Au clair de la lune) à sa composition originale. La caméra panote du lac vers la ville au loin où va se dérouler l'action. Le ton est donné dès le début : le spectateur va assister à un conte. Pourtant, ce style sera vite abandonné et seulement repris en toute fin de film. Le but est ainsi d'encadrer la narration par deux séquences volontiers grandiloquentes, afin d'appuyer sur l'aspect fable de cette histoire provocante pour son époque. Car le film assume pleinement son origine théâtrale. Le récit se déroule principalement dans un seul décor souvent filmé sous un même angle large : le salon de la famille Penmark (avec des allers-retours dans la chambre de l'enfant), dans lequel tous les personnages - dont un criminologue - viennent défiler (on retiendra les monologues très joués de la dénommée Hortense Daigle, mère du petit garçon mort dans le lac). Seules rares exceptions : l'espace boisé près du lac où les enfants vont pique-niquer, lieu du crime qui va déclencher le nœud dramatique, l'extérieur de l'immeuble, domaine de LeRoy Jessup, l'homme à tout faire un brin sadique qui va payer de sa vie sa clairvoyance, et l'hôpital où seront admises la mère et sa fille.

Cette option concourt d'ailleurs à renforcer la névrose de Christine, véritable personnage central du film, qui se retrouve isolée dans ses interrogations de mère qui a enfanté un monstre. C'est son point de vue qui dicte la réception des événements ; Le Roy recourt à ce sujet à une belle idée de mise en scène en montrant le drame survenu à Jessup en restant sur le visage effaré de la maman à son balcon, la seule à connaître le responsable de l'incendie meurtrier, avec en fond sonore les cris de l'infortuné et les notes jouées au piano par l'auteur du crime. Le sujet est donc traité avec un classicisme sans trop d'originalité dans les déplacements des personnages dans ce cadre restreint, ni dans l'utilisation de la caméra. Néanmoins, à des moments précis, Mervyn LeRoy joue intelligemment avec la profondeur de champ, soit pour déséquilibrer le cadre avec des avant-plans quand une tension dramatique ou une menace se font sentir, soit pour imprimer une domination de certains personnages sur d'autres à certains instants précis du développement de l'histoire. Cette économie de moyens permet également à LeRoy de donner plus de force au travelling avant rapide en contre-plongée sur Christine (le seul du film) lorsqu'elle découvre la médaille du garçon décédé dans les affaires de sa fille. De même, quelques jeux de miroir développent les thèmes du double et celui des rapports discrets qui unissent Jessup, donné comme un homme sinistre et menaçant, et la petite fille.


Ainsi donc, le portage à l'écran de la pièce se fait de manière très directe, sans une nécessaire transposition formelle qui aurait pu, et dû, donner plus de créativité et d'intensité au propos. D'ailleurs, le générique de fin fait défiler les comédiens qui viennent saluer les spectateurs comme au théâtre, un procédé qui permet en plus de dédramatiser l'histoire qui vient de nous être narrée. On pourrait aussi avoir le sentiment que surjeu de Nancy Kelly, partagée entre son amour pour son enfant et l'horreur d'avoir donné naissance à un monstre, tient lieu d'effet de mise en scène. La force du propos suffit cependant à imprimer une tension palpable au récit, surtout quand une mère décide de commettre l'irréparable pour se sortir d'une telle situation. Le sujet est abordé en s'appuyant sur des concepts scientifiques. La psychanalyse est clairement citée grâce au personnage de la voisine et logeuse férue de Freud, qui s'essaie à l'interprétation des comportements dans les soirées mondaines. L'autre aspect analytique est introduit par l'allusion à l'hérédité : la perversité et le crime se transmettraient-ils par les gênes ? Dans le film, la prédisposition criminelle relève de l'atavisme, même si l'on a sauté une génération. D'où le titre du roman original, The Bad Seed, et sa métaphore biologique. La Mauvaise graine, le film, progresse par révélations successives des "preuves" qui démontreraient la validité d'une telle hypothèse. Ces quelques considérations scientifiques liées au déterminisme transgénérationnel sont toujours d'actualité aujourd'hui, même si les sciences comportementales dénoncent la facilité et l'innocuité de tels raisonnements liés à la génétique. Il n'en reste pas moins que le traitement trop sage de Mervyn Le Roy (et du studio) nous prive d'un spectacle véritablement dérangeant avec notre regard d'aujourd'hui - qu'il faut cependant prendre en compte pour relativiser notre sévérité à l'égard du film - même si rien n'obligeait le réalisateur à coller à ce point à la pièce de Broadway.

Néanmoins, ce film se suit avec intérêt et plaisir. L'interprétation de la jeune Patty McCormack, 11 ans au moment du tournage, force le respect. Ce petit ange blond manipulateur, très bien élevé mais obséquieux, sait installer un malaise quand l'actrice récite sans remords, et avec un mélange de malice et d'innocence, les détails de ses graves forfaits. De même quand elle se laisse envahir par ses accès de rage. Sa petite voix obsédante associée à la comptine qu'elle exécute machinalement au piano nous reste en mémoire quand le film s'achève. Il est dommage que cette Mauvaise graine ne soit pas allée jusqu'au bout de son propos et nous laisse avec une sensation d'œuvre inaboutie, sans oublier le surgissement impromptu de moralisme judéo-chrétien qui conclut le film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 29 mars 2007