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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Main du diable

L'histoire

Randonneurs et touristes se retrouvent pour dîner dans un relais de montagne. Un homme étrange et visiblement inquiet (Pierre Fresnay) fait irruption et demande une chambre. Il porte avec lui un mystérieux paquet qu’il ne quitte pas des yeux. Soudain, un orage éclate provoquant une coupure de courant. Lorsque la lumière revient, le paquet a disparu et l’homme est désespéré. Il raconte alors son histoire…

Analyse et critique

En 1940, le Ministère de la propagande nazie crée la Continental-Films. Société de production française financée par le régime allemand, cette structure a pour objectif de produire des œuvres distrayantes et contrôlées par l’occupant. Le tristement célèbre Joseph Goebbels, en charge de la propagande, déclarera avoir fondé le studio pour y produire des  « films légers, vides, et si possibles stupides » ! Autrement dit, un moyen d’occuper les esprits et de limiter toutes formes de résistance. A la tête du studio, il nomme Albert Greven. Ancien militaire allemand et admirateur de la culture française, Greven jouera un rôle particulier dans les productions de la Continental. Il est évident que si le contrôle voulu par Goebbels est bien mis en place, le caractère ‘stupide’ des films ne sera jamais développé par Greven. Entre 1941 et 1944, la Continental produit une trentaine de longs métrages de qualité dont certains sont devenus des classiques (on pense notamment au Corbeau de Clouzot). Ces films sont pour la plupart réalisés par des artistes de talent parmi lesquels Henri-Georges Clouzot, Henri Decoin, Christian-Jacque ou Maurice Tourneur. Dans ce contexte particulier, il est important d’éviter l’amalgame entre ces films et l’idéologie fasciste. S’ils sont produits et contrôlés par les Nazis, ils n’en deviennent pas pour autant des films de propagande. D’ailleurs, seuls trois d’entre eux ont été interdits à la Libération car jugés proches du régime de Vichy.

Maurice Tourneur est le réalisateur le plus prolifique du studio. Il y signera cinq longs métrages : Péchés de jeunesse, Mam'zelle Bonaparte, Le Val d'enfer, Cécile est morte et La Main du diable. Avant de travailler en France, Tourneur a été l’un des pionniers du cinéma américain. En 1914, la société Eclair l’envoie aux USA pour développer son activité cinématographique. Il y réalise La Treizième heure, premier film d’une longue série qu’il poursuit jusqu’en 1926 avant de regagner la France et de se lancer dans le cinéma parlant.  

La Main du diable est l’adaptation d’une courte nouvelle de Gérard de Nerval (La Main enchantée) publiée en 1832.  Jean-Paul Le Chanois, scénariste juif et communiste, rédige ce script avec une liberté somme toute assez surprenante au sein de la Continental. Basé sur le mythe de Faust, le drame est transposé dans les années 40 et raconte l’étrange destinée d’un peintre sans grand talent. Néanmoins, si Le Chanois s’oppose au pouvoir en place, il ne développe évidemment pas cette idée dans son scénario. Un script qui reste avant tout divertissant et fantastique. Une fois l’écriture terminée, Tourneur s’attaque au tournage et bénéficie des moyens conséquents de la Continental. Mais alors qu’il finalise ses prises de vue, il apprend la séquestration de son épouse par les Allemands. Tourneur laisse alors sa place à Jean Devaivre, son assistant réalisateur, connu par la suite pour avoir été  un résistant infiltré au sein du milieu cinématographique français sous l’occupation. La destinée de Devaivre pendant cette période sera d’ailleurs remarquablement mise en scène par Bertrand Tavernier dans Laissez-Passer en 2002.

Comme de nombreux films de la Continental, La Main du diable connait un beau succès public. Aujourd’hui, le film de Maurice Tourneur est quelque peu oublié et sa sortie DVD est donc l’occasion de le découvrir. Mais que se cache t’il derrière cette « Main du diable » ? Avec ce titre intriguant, Maurice Tourneur et Jean Devaivre signent un film jouant sur plusieurs registres. Car si le récit adapté de Nerval est indiscutablement fantastique sa mise en scène se rapproche parfois de  la comédie…

Le caractère fantastique de La Main du diable est évident. Basée sur le mythe de Faust, dont les origines prennent source dans un conte populaire allemand du XVIème siècle, l’histoire raconte comment un artiste vend son âme au Diable pour connaître la gloire. C’est dans ce mythe que repose tout le caractère fantastique du film et non dans la représentation satanique qu’il en donne. Dans un article consacré au film, Franck Lafond (1) – spécialiste du cinéma fantastique – évoque cette représentation de la peur dans la mise en scène de Maurice Tourneur. Il écrit notamment : « Tourneur manages to instill a sense of fear by emphasising the concrete consequences of the Faustian pact rather than the supernatural powers of the Devil. » Il est vrai que si le film effraie une partie du public, c’est uniquement par identification au héros. Le pacte scellé par Roland Brissot (le héros) avec le Diable est le moteur de l’intrigue et de l’angoisse du spectateur. Plus le drame progresse, plus le destin de notre héros semble inéluctable et tragique. A l’instar de son fils (Jacques Tourneur), le cinéaste ne fait que suggérer la peur. La scène ou Roland Brissot se rend chez une femme pour se faire lire les lignes de sa main est représentative de ce parti pris artistique. Lorsqu’elle regarde sa paume, la caméra cadre ses yeux pris de panique puis son mouvement de recul. Ce n’est pas la main qui fait peur mais le sentiment de panique qu’elle provoque chez ce personnage !

Il faut toutefois noter qu’une scène représente l’horreur  de façon équivoque: lorsque le restaurateur vend le coffre à Roland Brissot, il lui montre son contenu. Un plan pendant lequel on voit la main coupée se mettre à bouger. Mais ce plan quelque peu farfelu et qui suscita l’effroi dans certaines salles de cinéma n’a pas été filmé par Tourneur. C’est Jean Devaivre qui en est l’auteur et, pour l’anecdote, c’est sa propre main que l’on voit dans le coffre ! 

Tourneur n’aurait certainement pas proposé cette idée. Il suffit d’observer la façon avec laquelle il filme le diable pour s’en convaincre. Ici, le démon n’a ni queue, ni oreilles pointues. Sa représentation n’a rien de fantastique et s’inscrit au contraire dans un cadre particulièrement réaliste. Interprété par le comédien Palau, le Diable prend l’apparence d’un petit bourgeois vêtu de noir certes, mais n’ayant pas la moindre expression satanique. Il communique toujours avec le sourire, sans élever la voix et en s’inclinant devant ses interlocuteurs. C’est un diable de pacotille d’avantage ici pour faire sourire que pour terrifier le public. Il suffit d’observer les échanges entre le Diable et Roland Brissot pour s’en convaincre. Certes, les scènes qu’ils partagent donnent corps au drame et peuvent nourrir l’angoisse du spectateur mais le jeu de Palau ne nous fait jamais plonger dans le spectaculaire ou la terreur. On reste constamment dans le domaine du divertissement…   

A l’instar de cette représentation du démon, une grande partie du film repose sur des ressorts comiques plus proches du théâtre de boulevard que du cinéma fantastique. La scène d’introduction du film en est l’un des meilleurs exemples. Maurice Tourneur y filme la salle d’un restaurant de montagne peuplée d’hommes et de femmes bavards et à la voix haute perchée. Les dialogues sont rapides, vifs et assez drôles. C’est une ambiance potache qui règne dans ce restaurant, une ambiance qui restera la même malgré l’arrivée de Roland Brissot et le récit de sa terrible aventure !

Tourneur joue donc sur le registre de la comédie, mais il fait également preuve d’ambition formelle en inscrivant certaines des scènes dans un registre tout droit issu de l’expressionnisme allemand. C’est notamment le cas dans la séquence où Brissot rencontre tous les hommes ayant signé un traité avec le Diable. Les contrastes de lumière sont exacerbés, le décor écrase l’humain et le fantastique prend enfin le pas sur la comédie. Il signe à cette occasion quelques plans stupéfiants dont le style et la composition évoquent l’art de Fritz Lang ou de F.W. Murnau. Cette séquence est certainement l’une des grandes réussites du film.

C’est donc au cœur d’une mise en scène foisonnante que les comédiens mènent cette histoire. En tête de cette troupe, on retrouve Pierre Fresnay. Comédien star des années 30 et 40, il a déjà tourné sous la houlette de Pagnol, Allégret, Renoir ou Hitchcock et s’impose comme l’un des meilleurs éléments de la Continental (il le paiera d’ailleurs cher après la guerre). Ici, il signe une interprétation fiévreuse du personnage de Roland Brissot. Capable de jouer le séducteur et l’homme traqué avec un naturel convainquant, il impose son charisme sans la moindre difficulté et donne corps à ce héros. A ses côtés, on notera la présence animée de Josseline Gaele remarquable en garce parisienne et manipulatrice. Enfin, Pierre Palau complète le trio en incarnant le Diable. Il apporte à ce personnage atypique toute son expérience de la comédie et signe une prestation assez marquante.

A la fois film fantastique et divertissement, La Main du Diable peut être vu comme une parabole des années Continental. Une période pendant laquelle un studio dirigée par les Nazis voyait éclore des talents juifs ou appartenant à la résistance ! Une période où ces jeunes pousses ont été capables de produire des œuvres légères dans un contexte terrifiant. A l’image de cette période riche en paradoxes, le film de Tourneur offre différents points de vue. Celui de la peur qui laissera la majorité des spectateurs d’aujourd’hui indifférents, celui du fantastique bénéficiant de quelques fulgurances inoubliables et celui du pur divertissement. C’est certainement de ce point du vue que La Main du Diable peut aujourd’hui être considérée comme une réussite. Et pour conclure, nous ne reprocherons pas à Maurice Tourneur d’être passé à côté d’un chef d’œuvre fantastique. Son fils, Jacques était déjà là pour s’en occuper ! Quelques mois plus tôt, il réalisait La Féline dont l’héroïne se prénomme Irina. Dans La Main du Diable, le premier personnage féminin s’appelle Irène ! Pure coïncidence ou clin d’œil d’un père à son fils ? Le mystère demeure…

(1) http://www.kinoeye.org/02/04/lafond04.php

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 26 octobre 2010