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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Lance brisée

(Broken Lance)

L'histoire

Après avoir purgé trois années de prison, le jeune Joe Devereaux (Robert Wagner) est libéré. Avant de faire quoi que ce soit, on l’oblige à aller rencontrer ses trois frères, Ben (Richard Widmark), Mike (Hugh O'Brian) et Denny (Earl Holliman) ; ces derniers lui proposent une grosse somme d’argent à condition qu’il quitte la région. En effet, ils ne souhaitent pas que Joe se mêle des affaires familiales qu’ils gèrent depuis la mort de leur père et préfèrent "l’expatrier". Joe refuse en jetant la liasse de billets dans un crachoir. Le voici chevauchant au sein d’immenses plaines jusqu’à un ranch à l’abandon. Là, sur un mur, il voit un tableau intimidant d’un patriarche qui n’est autre que son père. C’est le début d’un long flash-back qui va peut-être nous renseigner sur les raisons de l’emprisonnement de Joe ainsi que sur celles de la mort du chef de famille... Riche éleveur de bétail, Matt Devereaux (Spencer Tracy), un veuf tyrannique, dirige son ranch en Arizona avec une poigne de fer. Rude avec ses hommes, impitoyable avec ses trois fils avec qui il entretient des rapports tumultueux, il s'avère au contraire un mari affectueux envers sa seconde épouse (Katy Jurado), la fille d’un chef Comanche, et un père attentif pour son quatrième rejeton, leur fils Joe. Ce dernier est amoureux de Barbara (Jean Peters), la fille du gouverneur ; ce dernier, meilleur ami de Matt, voit pourtant cette idylle d’un mauvais œil sachant Joe métis. Cette amitié branlante et ces tensions familiales sont provisoirement laissées de côté le jour où les déchets d’une mine de cuivre viennent polluer la rivière où les troupeaux des Devereaux s’abreuvent, décimant quelques bêtes. Une expédition punitive est dirigée contre la mine et ses travailleurs...

Analyse et critique

Après 15 années derrière la caméra et une vingtaine de longs métrages à son actif, Edward Dmytryk réalise avec La Lance brisée son premier western. Voilà un cinéaste dont l’évolution de carrière demeure assez étrange (et je ne parle pas ici - ou très rapidement pour m’en débarrasser - de son adhésion au Parti Communiste, de sa mise à l’index par la Commission des Activités Anti-américaines, de son exil en Angleterre ni de ses dénonciations après avoir fait partie de la "liste des dix" ; comme pour Elia Kazan, il y a désormais prescription et ces "frasques" extra-cinématographiques ne devraient pas nous concerner lorsque l’on parle de leurs œuvres). Artistiquement parlant donc (après une bonne dizaine de films totalement inconnus), révélé en 1944 par Adieu ma belle (Murder My Sweet), film noir d’un baroquisme plastique assez délirant, on aurait pu croire que le cinéaste allait devenir l'un des grands formalistes hollywoodiens ; ce qui ne sera en définitive pas du tout le cas, beaucoup de ses films suivants sombrant souvent au contraire dans un académisme un peu pesant et ennuyeux. Il sera la plupart du temps, comme d’ailleurs dans le film qui nous concerne, un bon technicien et le faire-valoir de brillants interprètes (ici, non moins que Spencer Tracy, Jean Peters, Katy Jurado, Robert Wagner et Richard Widmark) mais pas un grand metteur en scène. Ce qui donne pour résultat une filmographie pas forcément désagréable mais dont la plupart des titres ont du mal à nous passionner plus avant. Ses œuvres, souvent ambitieuses au départ, manquent pour une grande majorité d'entre elles d’ampleur, de rythme et plus globalement… de vie et de passion. La Lance brisée en est un parfait exemple et représente assez bien le cinéma de Dmytryk avec ses qualités et ses défauts.

On le sent au résumé de l’intrigue ; les ambitions de départ étaient très fortes, le scénario cherchant à brasser drame familial, portraits psychologiques, réflexions sur l’écologie et le racisme, tableau d’un début de siècle qui voit se profiler de grands changements dus à la révolution industrielle, les tyranniques Cattle Barons n’ayant plus vraiment lieu d’être... Malheureusement chaque piste intéressante sur quel que sujet que ce soit est vite abandonnée sans que le scénariste ait pris le temps de l’approfondir ; le mélange de tous ces thèmes au sein d’un script manquant de rigueur rend l’ensemble moyennement harmonieux et pas franchement captivant. Si les auteurs avaient eu l’intention de peindre une ample fresque familiale, il aurait fallu accorder au film une durée bien plus longue que ces courtes 95 minutes au cours desquelles nous n’avons pas vraiment le temps de nous habituer aux personnages, de nous attacher à l’histoire. Un western trop succinct au vu de ses prétentions et qui se révèle finalement manquer de souffle, de rythme et de passion là où tous ces éléments étaient attendus. Car La Lance brisée marche sur les traces d’autres "mélodrames westerniens familiaux" tels Duel au soleil de King Vidor ou The Furies d’Anthony Mann sans l’intensité dramatique de ces derniers par faute d’un scénario déséquilibré et bavard ainsi que d’une mise en scène bien paresseuse. Il se rapprocherait donc plutôt de Sea of Grass (Le Maître de la prairie) d’Elia Kazan (avec déjà Spencer Tracy interprétant un personnage similaire aux côtés de Katharine Hepburn) ou de Passage interdit (Untamed Frontier) de Hugo Fregonese, en néanmoins un peu plus séduisant que ces deux films dans l’ensemble bien ratés.

Broken Lance est un remake à peine déguisé de La Maison des étrangers (House of Strangers) de Joseph Mankiewicz qui, comme le roman de Joseph Weidman, se déroulait à l’époque contemporaine de son tournage dans le milieu bancaire. Cinq ans plus tard, Richard Murphy (puisque Philip Yordan n’aurait été qu’un prête-nom sur les deux films, chasse aux sorcières oblige) reprend l’argument principal du film de Mankiewicz, à savoir la sortie de prison d’un homme ayant purgé une peine à la place de son père et sa difficile réinsertion auprès des autres membres de sa famille qu’il estime s’être désolidarisés de lui alors qu’entretemps son père est décédé, pour le transposer au début du siècle dans des décors de western. Après une brillante mise en place, le film se lance dans un flashback de près d’une heure permettant de connaître les raisons de la situation de départ : pourquoi Joe a-t-il été emprisonné ? pourquoi ses relations avec ses frères sont-elles aussi tendues ? pourquoi des Indiens viennent-ils l’accueillir aux portes du ranch familial désormais vide de ses habitants ? Puissante séquence que celle qui démarre ce retour en arrière, à la limite du fantastique avec cette vision du ranch qu’on dirait hanté, ce tableau imposant du patriarche, le vent s’engouffrant dans ces pièces vides et abandonnées… La photographie mélancolique de Joe MacDonald et la superbe partition de Leigh Harline (pleine de panache et de souffle dans la mouvance d’Alfred Newman, le compositeur numéro un de la 20th Century Fox) renforcent cette atmosphère loin d’être inintéressante et même assez prenante. La suite le sera malheureusement un peu moins faute donc à une histoire moyennement bien construite qui part dans de nombreuses directions sans jamais vraiment les creuser ni pleinement nous satisfaire.

Le film nous parle du déclin inexorable d’une famille de ranchers suite au virage opéré en ce début du XXème siècle, l’industrie allant doucement remplacer l’élevage en Arizona, les méthodes de "management" allant devoir s’assouplir pour que la tyrannie cesse de régner au sein de certains domaines. Il aborde rapidement les problèmes de pollution qui découlent des avancées technologiques (ici, la pollution de l’eau due à l’extraction d’un minerai) et effleure celui d’un racisme toujours prégnant alors que les guerres indiennes sont désormais terminées depuis une dizaine d’années. Il nous octroie quelques portraits de personnages assez denses, psychologiquement intéressants, notamment celui qu’interprète Richard Widmark, le même que les scénaristes, à court d’idées, transforment en "bad guy" à la toute fin du film dans le probable but de donner au spectateur au moins une séquence d’action qui malheureusement n’avait rien à faire là. Ben, grâce aussi à l’immense talent du comédien, est probablement le protagoniste le plus attachant du film ; un homme qui s’est toujours senti rejeté par un père que de son côté il vénérait. Au moment où on le découvre pour la première fois, son amour filial s’est transformé en profonde rancœur ; ce qui sera à l’origine de séquences à la fois tendues et touchantes entre le père et le fils, dont la dernière qui les rassemble dans le ranch et où Ben balance toute son amertume à la tête d’un Matt affaibli. La scène la plus puissante du film confrontent deux acteurs extraordinaires : Richard Widmark et Spencer Tracy ; dommage que ce dernier se soit parfois encore cru dans une comédie de George Cukor (notamment dans la longue séquence du procès), ce qui déstabilise encore plus le film. Les deux acteurs portent néanmoins La Lance brisée sur leurs larges épaules et suffisent à rendre le film tout à fait regardable.

Car sinon, pourquoi avoir choisi une fratrie composée de quatre membres alors que les personnages joués par Earl Holliman et Hugh O’Brian sont totalement sacrifiés par le scénariste, ne servant absolument à rien au sein de l’intrigue ? Pourquoi une aussi bonne actrice que Jean Peters se voit-elle attribuer un personnage aussi intéressant mais à ce point sous-exploité ? Idem pour Katy Jurado qui, bien que touchante, n’a pas la place qu’elle aurait méritée. Quant à Robert Wagner, on lui a surement collé l’étiquette d’acteur fade par le seul fait d’être un beau gosse (c'est monnaie courante ; jalousie ?) car il s’avère loin d’être mauvais même s'il manque un peu de charisme. Mais, pour en revenir au personnage archétypal de l’intransigeant cattle baron superbement joué par Spencer Tracy (même s'il se laisse aller à "surjouer" à deux ou trois reprises), il faut dire que son écriture est en revanche vraiment riche. A la fois haïssable et touchant, Matt Devereaux est le second protagoniste intéressant (car complexe) de ce film. Il est le représentant d’un monde finissant à l’orée du XXème siècle, d’une caste tendant à disparaitre, celle des riches propriétaires tenant une région sous leur coupe et se croyant au-dessus de lois par le fait de tirer les ficelles de tous les membres de l’administration locale qui n'osent pas lui opposer quelconque résistance. Un homme ambigu et très critiquable par certains de ses comportements, capable d’accès de violence incontrôlables tout en étant doux et aimant avec son épouse indienne qu’il protège du racisme ambiant, donnant le bon exemple des relations amicales qu’il faut désormais entretenir avec la nation indienne. D’ailleurs, la plupart de ses hommes sont issus de la tribu de sa femme (un élément assez original du scénario). Incapable de comprendre ni même d’écouter ses fils issus d’un premier mariage, il est au contraire prêt à tout accepter du fils de sa seconde épouse ; ce qui provoque des jalousies et de violentes confrontations entre les demi-frères.

Si l’ensemble manque de rigueur, on trouve au cours du film de superbes séquences qui en font malgré tout un western tout à fait honorable : celle pleine de piquant (c’est le cas de le dire, même au sens propre) du repas entre tous les membres de la famille Devereaux et celle du gouverneur ; le bannissement des trois fils ; l’arrivée des hommes de main (indiens) aux abords de la cité minière ; la scène d'affrontement entre Spencer Tracy et le gouverneur à propos de l’incapacité de ce dernier à faire fi de la race de celui qui aurait voulu devenir son futur gendre, et au cours de laquelle Matt est dépité de voir qu’une si forte amitié puisse se briser pour cette raison ; le face à face déjà cité, d’une grande intensité, au cours duquel Widmark opère le clash définitif d’avec son père pourtant diminué et incapable de pouvoir se défendre… Et puis, même si la mise en scène s’avère assez quelconque, il faut louer la science du cadrage et la superbe utilisation du Cinémascope que ce soit en extérieurs (les paysages ressemblent souvent à des tableaux) ou en intérieurs avec de superbes placements de personnages à l’intérieur du large rectangle. Grâce donc surtout à de magnifiques images et à une très bonne interprétation d'ensemble, ce western aux résonances humanistes et sociales reste tout à fait honorable quoique bien trop sage. On aurait aimé que ce regard lucide et un peu mélancolique sur les évolutions historiques et les changements de l’époque (non pas seulement industriels mais aussi dans les mentalités) ait accouché d’un film plus ample et passionnant, que ces thèmes n’aient pas été abordés qu’en filigrane. On se contentera de ces multiples pistes lancées mais peu creusées. La Lance brisée séduira surtout les amateurs de drames familiaux, les westernophiles pourront se sentir un peu lésés. C'est surtout qu'au vu des intentions, on pouvait prétendre à tout autre chose de bien plus puissant. Une fois que cela a été dit, le film est loin d'être déplaisant.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 1 juin 2012