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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Grande parade

(The Big Parade)

L'histoire

Avril 1917. James Apperson (John Gilbert), fils d'un industriel américain, mène une vie oisive que son père désapprouve. Mais l'entrée en guerre des États-Unis dans le conflit mondial va susciter chez lui un élan patriotique. Il s'inscrit comme volontaire et, en simple soldat, devient le comparse d'un ouvrier et d'un barman, Slim et Bull O'Hara, deux gaillards situés « de l'autre côté de la vie ». Son régiment prend garnison dans le hameau de Champillon près d’Épernay. Se succèdent alors une série d'épisodes burlesques. Un matin, James, parti chercher un tonneau pour bricoler une douche, fait la connaissance de Mélisande, une jeune fermière avec qui il vit une romance. Mais James est déjà fiancé, en Amérique, avec la pétillante Justyn... Les soldats quittent Champillon pour rejoindre le front. L'amour est plus fort que tout, les deux amoureux se cherchent, leur séparation est déchirante...

Analyse et critique


The Grand Military Parade

En 1913, la petite Île de Galveston au Texas est le théâtre de la plus grande convergence de troupes américaines de l'histoire. (1) Après le coup d'État du général Victoriano Huerta au Mexique, Woodrow Wilson prépare une intervention à Vera Cruz. Le jeune King Vidor, âgé de 18 ans, regarde passer les régiments devant sa porte - 11 000 hommes sont mobilisés dans l'île. Il est subjugué par les véhicules à traction hippomobile, les longues colonnes, le rythme mesuré des soldats au pas. Le défilé suscite chez le jeune homme un sentiment esthétique fort et durable. Il part acheter deux rouleaux de pellicules de 100 pieds. Le fournisseur lui apprend qu'une personne à Houston possède une caméra. Vidor s'y rend et fait la rencontre de John Boggs, le propriétaire de la caméra, "accessoirement" chauffeur d'une grande famille du Texas. Il s'associe à lui pour filmer le départ des régiments de son île natale. Vidor recherche le point de vue idéal pour saisir le mouvement des troupes. Il mesure la cadence de ses tours de manivelles, pour la synchroniser avec celle des soldats. Ce premier documentaire est intitulé : The Grand Military Parade. C'est une toute première esquisse de son futur chef-d'oeuvre.


La Grande Major

En 1924, la Metro et Goldwyn Pictures s'associe avec Louis B. Mayer pour créer la M.G.M, le futur mammouth de l'usine à rêves. Le jeune responsable de la production, un certain Irving Thalberg, discute d'un éventuel projet avec King Vidor. Depuis Galveston, le réalisateur a fait du chemin et compte déjà à son actif plus d'une trentaine de courts et longs métrages. Il fait part à Thalberg de son souhait de traiter dans un film de l'un de ces trois thèmes : « l'acier, le blé ou la guerre. » Ce sera la guerre ! Le producteur fait appel à Laurence Stallings, co-auteur avec Maxwell Anderson de la pièce à succès What Price Glory (2), qui dénonce avec force l’absurdité du conflit dont Stallings est lui-même vétéran. Rapidement il écrit une histoire dans l'intention du réalisateur : raconter la réaction d'un soldat, ni belliciste ni pacifique, face au feu des canons. Harry Behn transforme le canevas de Stallings en scénario. La simplicité du récit, son action très épurée, son opposition archétypale entre l'amour et la guerre vont permettre à Vidor de dessiner une vaste fresque formelle sans jamais surcharger le propos. La Grande parade deviendra le modèle des films "pacifiques, la Grande Guerre le moment de la dénonciation de toutes les guerres. Le film, d'un budget important de 245 000 dollars, en rapportera au studio 15 millions. Il sera le plus gros succès muet de l'histoire du cinéma.


La Grande Nation

Les premiers plans de La Grande parade sont admirables. Le futur réalisateur de La Foule a le goût de l’abstraction géométrique. Ses compositions, de franches oppositions entre de grandes lignes verticales et horizontales, font l'effet d'un dynamisme formel. Il célèbre en quelques plans l'énergie d'un pays en pleine croissance. L'industrie comme le cœur vital d'une nation, l'outil comme son élan pulsionnel. Nous faisons la rencontre furtive d'un ouvrier, Slim, et d'un barman, Bull O'Hara. Mais ce chant de la croissance ne suscite pas la vocation de James Apperson, le fils d'un riche industriel. Celui-ci préfère l'oisiveté et la compagnie de sa voisine, la jolie Justyn Reed. Le matérialisme n'est pas sa tasse de thé. Son père, incarnation caricaturale de l'industriel capitaliste et paternaliste, le désapprouve, et vice-versa. Sa relation à sa mère est, en revanche, tendre et inconditionnelle - il l'embrasse sur la bouche avec beaucoup de vigueur (!?). Le président Wilson annonce l'entrée en guerre des États-Unis. Deux raisons clairement identifiées vont faire que le jeune homme, interprété par John Gilbert, va se porter volontaire pour se battre. La première est le désir de plaire à sa fiancée : elle l'aimera encore plus, dit-elle, s'il se bat pour son pays. La seconde raison est l'ivresse populaire que suscite la guerre. James est transporté par un mouvement collectif. Au chant de la croissance il préfère l’enthousiasme contagieux des grandes causes et l'esprit de la grande nation en train de naître. En définitive il subit son propre choix.


Le Grand Amour...

1914-1918 marque la fin d'un monde. La hiérarchie sociale va basculer. James, fils d'un riche industriel, est devenu un homme de troupe qui sympathise avec l'ouvrier et le barman aperçus au début du film, Slim et Bull O'Hara. Son régiment s'installe dans le hameau de Champillon. Les séquences à la garnison sont légères, le film se déroule sur le mode bon enfant de la comédie troupière. Vidor, pour la première fois, anticipe les réactions du spectateur. Il lui offre une parenthèse burlesque et légère avant de le plonger dans l'obscurité. Les copains de James, pour bricoler une douche, le tirent au sort, non sans tricher, pour qu'il trouve un tonneau. Le destin lui fait croiser la route d'une fille du pays, Mélisande, interprétée par Renée Adorée - quel beau nom ! Il la rencontre un tonneau sur la tête. Il est riche, c'est une fermière ; il est américain, elle est française ; aucun ne parle la langue de l'autre ; c'est une Latine, lui un Anglo-Saxon - la latinité des Français est toujours accentuée dans les films hollywoodiens. Une idylle nait avec beaucoup de grâce sous nos yeux. James reçoit une lettre de sa fiancée, qu'il ne cache pas à Melisande. Soudainement, le régiment est appelé pour rejoindre le front. C'est le grand départ. Mélisande cherche James, James Mélisande. Il embarque dans un camion. La scène est célèbre et déchirante. Elle s'accroche à lui, à sa jambe, puis à l'arrière de la benne, puis bascule... James, qui promet de revenir, lui jette sa montre, sa chaîne et un brodequin... C'est incongru. Mais une fois encore Vidor devance le spectateur. [Attention spoiler] Cet épisode est à voir au futur antérieur, lorsque James aura perdu sa jambe gauche, celle à laquelle Mélisande s'est accrochée. Ce brodequin est la prescience de son amputation, il offre sa jambe unique à la belle. [Fin du spoiler] En 1988, Carl Davis écrira une belle partition pour le film, expressive sans être envahissante ; sa musique trouve le ton juste, un romantisme grave, qui lors de cette scène atteint son apothéose.


Et la Grande Guerre

Vidor y va crescendo. Une longue colonne de camions, tout en verticalité, coupe l'image en deux parties presque égales, comme une profonde crevasse ; la ligne est superbe. Les compositions redeviennent imposantes et précises, nous ne sommes plus dans le burlesque et la romance. Le montage, un instant, alterne pour nous montrer une dernière fois Mélisande pleurer à même la terre, comme terrassée par une solitude existentielle. Puis c'est un fondu au noir, suivi d'un panneau. Il est inscrit : "IT HAD BEGUN !" Là, débute un autre programme, un acte d'une quarantaine de minutes durant lequel vont se dérouler les terribles scènes de guerre. Des avions commencent par composer un essaim au-dessus des troupes, les vues aériennes sont superbes. Des plans depuis l'habitacle impressionnent encore le spectateur. La section de James pénètre une grande forêt. Les Allemands sont aux aguets derrière les troncs. Un jeu de face-à-face macabre commence. Coup de génie de Vidor, la forêt par étapes disparaît, jusqu'à devenir un terrain désolé crevassé par les obus. La nuit tombe. Dans un cratère, James et ses deux acolytes attendent la mort. Un messager les charge d'abattre un canon allemand qui empêche toute progression. Slim se porte volontaire, mais ses deux camarades exigent un tirage au sort. Comme il a hérité du grade de caporal, il impose son mode de décision : cracher au plus près d'une cible. Cette séquence retrouve sur un mode tragique l'esprit troupier qui a précédé la venue au front. Slim, grand cracheur de chique - il a déjà éteint une chandelle en crachant - remporte facilement le tirage au sort. Là encore, plusieurs éléments ont préparé à cette scène. Quelques minutes après, une ombre expressionniste s'abat sur deux soldats allemands, le spectateur les confond avec James et Bull. L'ombre est celle de Slim. Il tue les deux Allemands avant de trouver la mort, tout comme Bull O'Hara. Une scène verra ensuite James, en plan rapproché, sur le point de planter sa lame dans la gorge d'un jeune Allemand. Le visage du jeune homme, si clair dans cette nuit de fin du monde, désarme James. L'Américain lui offre une dernière cigarette... Après la bataille, James sauvé par la Croix-Rouge se réveille dans un hôpital. Il s'évade pour rejoindre le hameau de Champillon, qu'il découvre en ruine.



Le Grand Final

La guerre est terminée, James Apperson rentre en Amérique où il fait la fierté de son père. Son visage est grave, John Gilbert a su métamorphoser son personnage : l'oisif garçon espiègle est désormais un homme sans illusion. [Spoiler] Il entre dans la demeure familiale où, en même temps que sa mère, son frère et sa fiancée, le spectateur découvre qu'il a perdu sa jambe gauche. Sa mère le prend dans ses bras, elle revoit mentalement (et le spectateur en même temps, par surimpression) son fils depuis l'enfance. C'est simple, sans raffinement, mais juste et beau. [Fin du spoiler] Le scénariste va user dans cette séquence d'une grosse ficelle (soyons indulgent !). Nous découvrons que Justyn, la fiancée de James, s'est consolée dans les bras de son frère pendant qu'il était au front. Ainsi James, parfaitement immaculé, pourra rejoindre Mélisande. Il se confie, d'abord à sa mère. Elle est son pivot et connaît l'infidélité de sa fiancée. Elle lui recommande expressément de retrouver sa bien-aimée car, selon elle, plus rien d'autre n'a d'importance. La dernière scène est justement célèbre, elle est d'une très grande beauté, elle suscite une émotion intense d'ordre "spirituelle". Mélisande, aux champs, tire une charrue et aperçoit la silhouette étrange d'un homme claudiquant, presque "déglinguée", sur une colline entièrement nue. Elle reconnaît James, ou plutôt en a l'intuition, elle s'avance vers lui. Alors qu'elle était loin à l'horizon, en montage alterné, la silhouette est presque au pied de colline, elle prend petit à petit les traits de John Gilbert. Il porte une prothèse. La guerre les a séparés, mais il a tenu sa promesse, il est revenu. L'amour sur le moment triomphe, l'ambiance est bucolique, mais le visage de James ne retrouve pas la fraîcheur d'antan. Pendant un instant, ils goûtent tous deux à l'Eden... et le spectateur en leur compagnie. Cette scène, tout comme celle de la séparation, inspireront au peintre américain Andrew Wyeth quelques-uns de ses plus beaux motifs. Juste retour pour Vidor, "petit" maître méconnu.


Le Grand Style

L'art de King Vidor est à son apogée. Il joue systématiquement avec l’échelle des plans, ses compositions plastiques sont imposantes et ciselées. Son montage savant impose le rythme de la succession des plans et de leur fréquence. Bref, son sens de l'abstraction se fait attraction. La Grande Parade est le film d'un grand formaliste, d'un créateur visionnaire.

(1) Lire notamment l'autobiographie du réalisateur, La Grande Parade, Editions Jean-Claude Lattès, (1981).
(2) Adapté à deux reprises au cinéma : Au service de la gloire de Raoul Walsh (1926) et What Price Glory de John Ford (1952).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Franck Viale - le 5 février 2015