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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Compagnie des loups

(The Company of Wolves)

L'histoire

La jeune Rosaleen rêve qu'elle vit dans une forêt de conte de fées avec ses parents et sa sœur. Cette dernière est tuée par des loups et, le temps que ses parents fassent leur deuil, Rosaleen va vivre chez sa grand-mère, une vielle femme superstitieuse qui la met en garde contre les hommes dont les sourcils se rejoignent. Peu après, le bétail du village est attaqué par un loup. Les villageois partent le traquer mais, une fois tué, le corps du loup se change en être humain.

Analyse et critique

Second film de Neil Jordan après le méconnu Angel (1982), La Compagnie des loups allait imposer l’univers singulier du réalisateur et devenir un des classiques du cinéma fantastique des années 80. Le film adapte la nouvelle éponyme d’Angela Carter qui en signe également le scénario. Une partie de l’œuvre d’Angela Carter fut consacrée à revisiter d’un point de vue féminin et féministe certains grands auteurs tels que le Marquis de Sade avec son pamphlet féministe La Femme sadienne, ou Charles Baudelaire dans sa nouvelle Vénus noire. Avec La Compagnie des loups, Angela Carter appliquait ce principe au conte du Petit Chaperon Rouge en en pervertissant la dimension morale que purent imposer les versions reconnues des frères Grimm ou de Charles Perrault.

Elle usait de la tradition orale originelle de ce conte pour y rester fidèle tout en en donnant une nouvelle lecture. Neil Jordan capture parfaitement cela dans ce film d’une rare finesse qui laisse une large part à l’interprétation. La structure du film déroute d’entrée, tout en imposant déjà son atmosphère étrange. Le récit débute dans un cadre contemporain où la jeune Rosaleen (Sarah Patterson), endormie dans sa chambre, rêve justement du conte dans lequel elle est le Petit Chaperon Rouge. Cette introduction dissémine des indices qui annoncent la déconstruction à venir du conte par ce que l’on devine de la personnalité de Rosaleen. Il semble qu’elle pose problème à son entourage à s’enfermer et s’isoler ainsi, et le simple détail du vol de rouge à lèvres de sa sœur traduit une coquetterie signifiant un intérêt pour le paraître et par extension pour les garçons dans la volonté de leur plaire. Ce trait de caractère se perpétue dans le monde du rêve qui forme un cadre rural et moyenâgeux.

L’onirisme le plus prononcé est de mise, tout en révélant l’inconscient de Rosaleen puisque sa sœur y meurt d’entrée dans une forêt de cauchemar où se disséminent de façon monstrueuse les éléments de sa chambre à coucher. Les décors d’Anton Furst imposent à la fois le factice flottant du songe et le réalisme à cette nature touffue. Les compositions de plans magnifiques de Jordan offrent des tableaux où il paie son tribut à son mentor John Boorman (dont il fut l’assistant sur Excalibur (1981) et qui produisit son premier film) avec tout comme lui un décor plié aux états d’âme de ses personnages. Une clairière sans danger durant une promenade en amoureux de jour devient un lieu à la magie rampante où tout semble vivant, au sein duquel se greffent les inserts d’animaux les plus étranges. Le conte originel contenait un sous-texte moral et sexuel en forme d’avertissement aux jeunes filles, qui en s’éloignant du sentier et donc de la moralité et de la chasteté devenaient des proies idéales pour les loups/hommes pouvant les dévorer/abuser d’elle.

On retrouve cela ici à travers le personnage de la grand-mère (Angela Lansbury) dont le discours n’est fait que de menaces et promesses de châtiment à Rosaleen afin de lui éviter de « se perdre ». Pour ce faire, Jordan réintroduit la tradition matriarcale et orale ancestrale de tous les contes pour enchâsser des fables morales dans le récit narré par la grand-mère. L’aspect le plus folklorique et païen, associé aux loups et aux démons, est convoqué ici avec des motifs physiques significatifs pour les repérer, comme notamment le mono-sourcil mais aussi des tares morales quand la grand-mère affirme que les enfants illégitimes de prêtres engendrent des loups. Chacune de ses fables est terrifiante et supposée glacer l’auditrice qu’est Rosaleen, notamment une première histoire où, pour s’être amourachée d’un homme-loup, une jeune femme le voit revenir hargneux et jaloux bien des années plus tard alors qu’elle est mariée et mère de famille.

Rosaleen semble pourtant plus fascinée qu’horrifiée, et la façon quelque peu surannée dont est caractérisée Angela Lansbury apporte une certaine distance ironique. La raison est que Rosaleen n’est pas le prude et innocent Chaperon Rouge connu du conte mais une jeune fille curieuse des choses de l’amour et que Jordan sexualise sobrement mais de façon visible. La preuve de ce changement est que les fables seront par la suite racontées par Rosaleen dans un changement subtil de point de vue. La tonalité morale et punitive subsiste mais plus en direction des jeunes filles ayant fauté, ce sont cette fois les tentateurs masculins qui seront punis de leurs abus. Dans une des histoires, une « fille perdue » s’immisce dans le mariage de l’homme l’ayant mise enceinte et frappe de son courroux tous les convives qui se transforment en chiens. Un pur moment de terreur hallucinée en forme de brûlot féministe. Tout le film repose en fait sur l’attrait et la peur du sexe que ressent Rosaleen, sur son hésitation entre morale et stupre, entre civilisation et nature.

La teinte rêvée et atemporelle de l’histoire se confirme d’ailleurs avec le cadre de ce segment évoquant plutôt le XVIIIe siècle quand une autre des fables voit carrément apparaître une voiture transportant un Terence Stamp génialement démoniaque. Jordan nous a ainsi habilement préparés à la réinterprétation du conte lorsqu’il reprend ses rails et que Rosaleen est confrontée au loup. Celui-ci prend les traits séduisant d’un chasseur - Micha Bergese, dont le look annonce les vampires dandys d’Entretien avec un vampire (1994) - qui va charmer notre héroïne absolument pas craintive. Même lorsque sa vraie nature se révèle, les dialogues pervertissent le conte tout en le respectant puisque les fameux « comme vous avez de grandes dents... » voient la terreur exprimée par l’écrit contredite par l’image dans laquelle, au contraire, Rosaleen s’esbaudit du physique avantageux du loup dénudé. La transformation de l’humain en loup, terrifiante dans le récit de la grand-mère, ne l’est absolument pas ici, tout comme la meute de loup semble bienveillante à l’inverse des prédateurs dépeints dans les histoires rapportées.

C’est une dualité qui court dans toute l’œuvre de Neil Jordan : l’immortalité et la malédiction pèsent sur le destin des vampires d’Entretien avec un vampire, les amants adultères de La Fin d’une liaison (1999) sont amoureux et coupables à la fois, les amours sincères et « contre-nature » de The Crying Game (1992) ou encore les désirs de vengeance justifiés mais hors-la-loi de Jodie Foster dans À vif (2007). Comme dans tous ses films suivants, Neil Jordan refuse d’ailleurs de choisir puisque si le désir physique triomphe dans le rêve, la morale du conte reprend ses droits de façon inattendue dans le réel avec une conclusion absolument stupéfiante de noirceur et de poésie. La Compagnie des loups est le premier chef-d’œuvre de Neil Jordan, qui sera consacré par de nombreux prix dont celui du jury au Festival d’Avoriaz en 1985.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 11 mars 2022