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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chronique des pauvres amants

(Cronache di poveri amanti)

L'histoire

Florence, 1925. Dans une petite rue de la cité, la Via del Corno, l'observation réaliste de la vie quotidienne, des amours, des contrariétés et des disputes de leurs habitants. Mais, dans un contexte marqué par la montée du fascisme, la surveillance étroite des Chemises noires, le climat de suspicion et de délation, l'existence ne peut plus être la même qu'autrefois. D'autant que les combats meurtriers entre fascistes et antifascistes tournent à l'avantage des premiers...

Analyse et critique

La Chronique des pauvres amants est sans doute le film le plus célèbre de Carlo Lizzani et constitue un jalon important de la représentation de l'ère fasciste dans le cinéma italien. C'est une adaptation du roman éponyme de Vasco Pratolini - souvent bien servi dans ses transpositions par des cinéastes de renom comme Mauro Bolognini sur Metello (1970) ou Valerio Zurlini pour Journal Intime (1962) -, initialement écrit en 1936 mais qui ne paraîtra qu'après-guerre pour cause de censure fasciste. L'histoire s'attarde sur cette période de transition des années 1920 où, arrivé démocratiquement au pouvoir, le régime fasciste restreignit progressivement les libertés individuelles pour arriver à la dictature. Ce changement est observé par le prisme d'un quartier populaire de Florence, la Via del Corno, situé au centre de la ville.

Carlo Lizzani nous introduit dans le quotidien de ce quartier à travers des tranches de vie plaisantes, la voix-off du nouveau venu Mario (Gabriele Tinti) dépeignant avec candeur les habitants et leurs habitudes. Le réalisateur gère idéalement son récit choral, tant dans le réalisme et la vie insufflée dans ce cadre (la vraie Via del Corno étant reconstituée à l'identique en studio) que par l'enchevêtrement de portraits truculents et chaleureux des personnages qui imprègnent immédiatement le spectateur. On pense notamment à Marcello Mastroianni en contre-emploi pour l'époque dans son premier rôle dramatique, mais aussi à Adolfo Consolini, ancien champion olympique de lancer de disque, qui impose une présence et un charisme étonnants. Les commérages, les amours et les aléas ordinaires du quartier se voient progressivement étouffés par la chape de plomb fasciste.

A travers le personnage sournois de l'expert-comptable Carlino (Bruno Berellini), la volonté de dominer et de s'immiscer au plus profond de la vie du citoyen de ce régime fasciste se ressent. Les méthodes ne sont pas bien éloignées de la mafia (la menace puis le tabassage d'un charcutier refusant de cotiser pour la cause) et oppressent désormais l'individu dans son intimité (ce couple convoqué pour sa dispute conjugale publique). On ressent peu à peu la bascule se faire dans l'étouffement des libertés, l'opposition encore possible se voyant soudain directement menacée par les Chemises noires. Cela donnera la scène la plus intense du film, cette nuit où la milice va traquer les "subversifs" tandis que Masciste (Adolfo Consolini) et Ugo (Marcello Mastroianni) arpentent la ville à moto pour prévenir les malheureux. L'urgence, la violence sèche et la peur traversent la séquence et signent définitivement la fin de l'innocence.

Si l'atmosphère de crainte domine, Carlo Lizzani amène la lumière à travers des histoires d'amour nées des bouleversements de cette violence fasciste. Le couple adultère mais chaste que forme Mario et Milena (Antonella Lualdi) offre ainsi de beaux moments de tendresse contenue, la délation ambiante se confondant avec l'opprobre morale hypocrite. L'éveil politique, moral et amoureux s'entremêle aussi dans la romance entre Ugo et Gesuina (Anna Maria Ferrero). Gesuina se rebelle peu à peu face aux basses œuvres de sa patronne, impitoyable usurière, tandis que l'insouciant et coureur Alfredo se laisse toucher par sa bienveillance. Le scénario n'oublie jamais en toile de fond de subtilement évoquer le contexte changeant : les Chemises noires initialement recherchées pour assassinat par la police encore indépendante sont ainsi innocentées. Le croisement entre les institutions nationales et l'idéologie fasciste paraît donc accompli, les seuls criminels étant désormais les opposants. Les évènements dramatiques se précipitent, même si la voix-off tente d'y donner des vertus positives. Le ton doux-amer suggère autant les heures sombres à venir que le fait que la lutte ne fait que commencer.

Le film figurera dans la sélection du Festival de Cannes 1954 présidé par Jean Cocteau mais verra la Palme d'or lui échapper (au profit du film japonais La Porte de l'enfer de Teinosuke Kinugasa) sous la pression du gouvernement italien - Vittorio De Sica avait connu la même mésaventure quelques années plus tôt pour Umberto D. Le financement du film s'était fait par la Cooperativa Spettatori Produttori Cinematografica, une coopérative communiste, et le scénario fut coécrit par des personnalités de gauche notoires comme Sergio Amidei. Cette consécration internationale aurait renforcé l'influence alors très forte du Parti Communiste dans le paysage politique italien et fut donc étouffée en coulisse, le film se contentant du Prix International. Reste donc en tout cas un bien beau film, l'un des plus réussis dans la description de ces temps troublés.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 26 avril 2023