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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Ombre d'un homme

(The Browning version)

L'histoire

Contraint de prendre sa retraite d’une école publique britannique, un professeur de grec austère doit faire face à ses échecs en tant que professeur, époux, et en tant qu’homme...

Analyse et critique

Au cinéma pour ce qui est de la description du corps enseignant, plusieurs visions sont possibles et ont déjà été exploitées. Celle rêvée du professeur charismatique et exalté, surhomme capable de susciter l'éveil d'une classe fascinée (Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir est l’archétype de cette approche), le vieil enseignant ennuyeux et bourré de tics moqués par ses élèves et plutôt prétexte à grosse comédie, ou celle plus réaliste qui tente de retranscrire la relation élève/professeur avec justesse et sans forcer le trait mais sans être forcément la plus dramatiquement intéressante (Entre les murs de Laurent Cantet). The Browning Version s'essaie courageusement à la deuxième solution pour un tirer un drame bouleversant.

Anthony Asquith adapte la pièce éponyme de Terence Rattigan qui en signe également le scénario. On assiste ici au portrait quelque peu pathétique d'Andrew Crocker-Harris (Michael Redgrave), un homme usé par la vie et son métier qu'il pratique sans aucune flamme ni passion. Son attitude éteinte déteint sur ses élèves qu'il ennuie, sur ses collègues qui ne le respectent pas et surtout sur sa femme (Jean Kent) qui le méprise. Anthony Asquith souligne cet aspect dès les premières minutes où il retarde longuement la première apparition de Crocker-Harris. Son nom n'est évoqué que par moquerie (le surnom peu flatteur The Crock) ou consternation par les élèves et différents protagonistes, tandis que défilent des figures séduisantes de professeurs à travers le cours de science enjoué du personnage de Nigel Patrick ou le jeune successeur interprété par Ronald Howard. Quand arrive effectivement Crocker-Harris, le fossé est d'autant plus cruel par rapport à ce qui a précédé. Tout dans l'attitude de ce dernier concourt à créer un mur infranchissable entre lui et ses élèves avec son attitude austère, son phrasé ennuyeux, son approche sans attrait de sa discipline pourtant si riche (les lettres classiques) et finalement le plus important (ce qu'une réplique appuiera), le manque d'humanité.

Crocker-Harris vit ses dernières heures dans cet établissement pour cause de santé et va alors se confronter à ses échecs. Brutalement mis face au mépris et à la piètre opinion que les autres ont de lui par diverses humiliations (notamment le déplacement de son discours d'adieu aux élèves), cet homme que les ans ont rendu indifférent à son environnement va devoir douloureusement se remettre en question. Crocker-Harris est en quelque sorte l'anti Au Revoir Mr Chips (1939), puisque dans le film de Sam Wood Robert Donat réussissait à surmonter les mêmes défauts en en faisant une excentricité qui amusait et le rapprochait finalement de ses élèves. Crocker-Harris n'a plus cette force-là tant son foyer le ramène également à son échec (au contraire de Mr Chips dont le renouveau correspond à une rencontre amoureuse) avec une épouse qui le déteste et le trompe ouvertement. Michael Redgrave donne une interprétation fabuleuse de ce personnage éteint, le pas lourd et le regard sans vie derrière ses épaisses lunettes. Tous les procédés narratifs et la mise en scène d'Asquith n'auront eu de cesse de souligner l'isolement auquel est condamné Crocker-Harris par ce caractère, par cette absence du début, la manière de le détacher de son interlocuteur dans l'échelle de plan (et la profondeur de champ), les champs/contre-champs lourds de sens de lui seul face à une entité collective (le discours final, les scènes de classe) ou son monologue face à son successeur.

Derrière la pitié que suscite Crocker-Harris, quelques motifs d'espoir sont néanmoins amorcés avec la manière dont le bouscule Nigel Patrick et surtout les tentatives d'un élève de susciter son attention. C'est ce dernier point qui donne les moments les plus poignants, ceux où Crocker-Harris laisse enfin ses sentiments plus que la simple fonction émerger derrière son attitude. Son visage s'illumine pour la première fois lorsqu'il raconte la traduction qu'il fit d'Agamemnon dans sa jeunesse et craque même totalement après toutes les contrariétés qui ont précédé lorsque son élève lui en offre une traduction, cette Browning Version qui donne son titre au film. Si le chemin de la rédemption semble encore long, Terence Rattigan semble tout de même faire preuve de plus d'optimisme à travers les changements qu'il apporte au film par rapport à la pièce. Celle-ci s'achevait avant le discours final de Crocker-Harris, qui nous est cette fois montré en forme de poignante catharsis, et une ultime entrevue avec le jeune Taplow peut nous laisser croire que peut-être notre héros saura enfin partager son savoir avec l'étincelle indispensable à son noble métier.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 10 juin 2022