Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Étang tragique

(Swamp Water)

L'histoire

Le jeune Ben (Dana Andrews) vit avec son père, l’autoritaire Thursday Ragan (Walter Huston), dans un petit village de Géorgie, en bordure des marais inextricables d’Okefenokee. Un jour, son chien disparaît dans cette zone dangereuse. En partant à sa recherche, Ben tombe sur un fugitif recherché pour meurtre et qui se cache depuis lors dans les marais, le vieux Tom Keefer (Walter Brennan). D'abord méfiant, Tom, qui a toujours proclamé son innocence, finit par prendre Ben sous son aile. Il aide notamment le jeune homme pour la chasse et lui demande en échange, lorsque Ben reviendra au village, de prendre soin de sa fille Julie (Anne Baxter). Celle-ci, considérée comme « la fille d’un meurtrier », est en effet laissée à l’abandon par les autres villageois. Evidemment, face à cette attention soudaine envers Julie, la fiancée de Ben, Mabel (Virginia Gilmore), soupçonne quelque chose et en parle aux hommes du village. Ceux-ci, en faisant pression sur Ben, veulent remonter la piste jusqu'à Tom. 

Analyse et critique

S'il n'y avait pas de générique au début de L'Etang tragique, on pourrait presque croire que le film a été réalisé par John Ford : description chaleureuse et authentique de petites gens en milieu rural (avec longue scène de danse incluse) ; sensation de microcosme isolé dans une nature grandiose, comme dans La Chevauchée fantastique, avec un zest ici de La Patrouille perdue pour le thème du milieu hostile et de La Route au tabac pour le portrait amusé des Rednecks ; noir et blanc superbe, très contrasté, qui tient de la gravure ; présence de seconds rôles typiques comme Ward Bond, Russell Simpson ou John Carradine ; jeu inquiétant, habité, de Walter Brennan, qui annonce celui de La Poursuite infernale ; scénario de Dudley Nichols, partenaire de prédilection de Ford dans les années trente et quarante ; ritournelle de Red River Valley, qui revient à plusieurs reprises sur la bande-son ; le tout étant une production Fox/Zanuck, studio pour lequel Ford travaillait beaucoup à l'époque...

Cependant, il y a bien un générique au début de L'Etang tragique et celui-ci indique « Directed by Jean Renoir »... Qu'est-ce à dire ? Que ce film, à notre grand dam, met sérieusement à l'épreuve la politique des auteurs ! Questions, donc : comment se fait-il que ce film de Renoir ressemble comme un frère à un film de John Ford ? Ce dernier l'aurait-il développé, pour partir ensuite sur un autre film, laissant la place à Renoir, selon le jeu de chaise musicale habituel dans le Hollywood de l'âge d'or ? Non : il se trouve simplement que le studio de Zanuck avait mis une option sur un roman de Vereen Bell, y voyant un bon potentiel d'aventures exotiques (l'intrigue se déroule dans les marais dangereux de Géorgie) et avait fait développer le script par un habitué de la maison, Dudley Nichols. Et Nichols, intellectuel à forte personnalité, y a perfectionné sa thématique du microcosme, développée avec John Ford à partir du Mouchard, en 1935. On peut même dire que c'est Nichols qui influençait Ford à l'époque, avec ses théories très affirmées sur l'unité de lieu et son attirance pour les personnages archétypaux. En ce qui concerne Red River Valley, l’idée vient probablement du département musical, voire de Zanuck lui-même, toujours très investi dans le montage, afin de donner facilement un accent folklorique au film (Red River Valley n'a d'ailleurs aucun rapport avec la Géorgie !). Quant aux fameux seconds rôles « fordiens », ils faisaient avant tout partie de l'écurie Fox. On le voit, avec ou sans Ford, le style « Americana » était parfaitement au point pour Zanuck.

Or, donc, étant arrivé à Hollywood quelques mois plus tôt, fuyant la guerre en Europe, Renoir cherchait désespérément un scénario qui lui convienne. Zanuck, en effet, avait accueilli à bras ouverts « le plus grand metteur en scène du monde » (c'est ce qu'on disait dans le milieu hollywoodien depuis La Grande illusion, triomphe international en 1937 ; on imagine la pression pour le cinéaste français !...) mais le mogul espérait que Renoir tourne des sujets se déroulant en Europe, pour profiter de son expérience. Renoir, en revanche, voulait s'immerger pleinement dans la culture américaine, y compris et surtout la culture locale, « régionale » si l'on peut dire. C'est pourquoi le script de L'Etang tragique l'avait enthousiasmé. Obéissant à tous les caprices de son réalisateur de prestige, Zanuck accepta même (à contrecœur) l'idée de Renoir de tourner les extérieurs du film dans les véritables marais de Géorgie. L'habitude à l'époque étant plutôt de tout reconstituer en studio, pour mieux contrôler la production. Il faut dire qu'en 1941 Renoir était encore dans sa période réaliste - il sortait de La Bête humaine et de La Règle du jeu - loin de cette théâtralité qu'il affectionnerait après-guerre, à son retour en France. C'est d'ailleurs dans ce choix du milieu naturel qu'on retrouve pleinement le Renoir de l’époque, alors que le reste, on l'a vu, vient de Dudley Nichols et des habitudes du studio (seconds rôles, musique, etc.).

Ainsi, comme dans Partie de campagne ou Boudu sauvé des eaux, il y a un vrai plaisir, à la fois panthéiste et sensuel, à suivre les personnages au ras des marais de Géorgie. Jamais, ô grand jamais, Renoir ne place sa caméra à hauteur de géant, comme dans beaucoup de films américains se déroulant en pleine nature. Au contraire, elle est toujours à hauteur d'homme et lorsqu'elle panoramique soudain à 180 degrés, d'autres espaces se dévoilent en profondeur de champ. Comme dans La Règle du jeu. Comme dans la vie. Autre marque de Renoir : cette attention poétique portée à tous les êtres vivants (alligators, serpents, chats, chiens... et même moustiques !), considérés comme nos égaux face au cosmos. Lorsque, à un moment, Ben écrase nonchalamment un moustique sur le bras de Tom, croyant lui rendre service, celui-ci lui fait comprendre qu'il n'en avait pas le droit, ce moustique voulant juste vivre, comme nous. C'est là que le vieux mentor donne au héros sa plus grande leçon. Par ailleurs, c'est le chien de Ben, à la sagesse innée, qui, en se « perdant » dans les marais (on dirait bien qu’il le fait exprès), permet la liaison entre les protagonistes séparés spatialement, comme Ben et Tom, ou moralement, comme Ben et Thursday. Cette mise en scène minutieuse prend du temps. Elle a engendré beaucoup de retard, et les cadres du studio, sur ce film, sont devenus fous. Renoir était d'ailleurs à deux doigts d'être remplacé mais, heureusement, sa majesté Zanuck consentit à le laisser finir le film (cela dit, et malgré le grand succès de L’Etang tragique au box-office, les deux hommes se séparèrent à l'amiable par la suite, Renoir n'aimant pas la rigidité des grands studios, notamment en terme de scénario ; il désirait une totale liberté, y compris dans l’improvisation, comme en France ; liberté qu'il obtiendra chez les indépendants avec L'Homme du sud et Le Journal d’une femme de chambre, et qu'il perdra à nouveau avec La Femme sur la plage).

En dehors de cette belle vision panthéiste, la réussite du film n'appartient pas à Renoir seul : tous les acteurs sont formidables (Dana Andrews, Anne Baxter, Walter Huston, Walter Brennan, Ward Bond...), mais ils le sont souvent ailleurs que chez Renoir. Le récit et le montage sont d'une remarquable concision (par exemple la rencontre nocturne, pleine de non-dit, et donc de tension, entre Ben et Tom), mais cela vient surtout de Zanuck : Renoir, pour sa part, a toujours préféré le côté imparfait et « brouillon » du « work in progress », l’œuvre filmique étant considérée par lui comme un organisme vivant, respirant de manière naturelle, c'est-à-dire irrégulière (c'est pourquoi Truffaut disait avec humour qu'on est souvent tentés de voir deux fois de suite les films de Renoir, pour voir si les choses ne se passent pas autrement la seconde fois ! (1)). Le motif criminel du film, prenant place dans une petite communauté, évoque bien sûr Toni, Le Crime de monsieur Lange ou La Bête humaine, mais il est présent aussi dans bien des films hollywoodiens...

 

En somme, grâce à la mécanique impeccable de la Fox et à ses scénarios en béton, L’Etang tragique aurait été un bon film, même sans Renoir. Mais en insistant pour tourner les extérieurs sur le vrai lieu de l’action (« Tout de même, ces Français ont de drôles d'idées ! », dixit Zanuck (2)), en faisant du marais le personnage principal du film, même quand il n’est pas à l’écran, Renoir fait un pas décisif : il donne à ce « produit hollywoodien » une authenticité fascinante en même temps qu'une grandeur cosmique, et donc poétique en regard de la petitesse humaine. Certes, les scènes de village sont tournées traditionnellement sur les terrains de la Fox, mais cela reste à ciel ouvert, et de toute manière ce retour au « civilisé » offre un beau contraste avec la nature indomptée, contraste qui renforce l'idée-phare du récit : l'errance d'un jeune homme indécis entre deux mondes, le monde sauvage (mais franc) et le monde civilisé (mais sournois). Deux mondes qui correspondent aussi à deux pères (Ben du côté forestier, Thursday du côté villageois), à deux femmes (Julie la naïve et Mabel la rusée) et à deux âges (l’adolescence et l’âge adulte).

En fait, et c'est cela qui est amusant, Renoir est gagnant sur tous les tableaux : en France, sa vision de l'humanité en vase-clos est renforcée par la liberté affolante de son style - c'est l'homme enfermé dans un monde ouvert ; à Hollywood, et pour L'Etang tragique spécifiquement, cette vision de l'humanité en vase-clos est renforcée par un scénario et un décor aussi cloisonnés qu'un coffre-fort - c'est l'homme enfermé à double tour dans une prison.

Contrairement à une idée reçue, Renoir a su s'adapter à Hollywood et sa carrière en Amérique est riche de beaux films, très divers. Cette souplesse du « bout de bois sur la rivière » (théorie de son auguste père) fait partie de son talent. Mais cette légèreté, cette souplesse, expliquent aussi qu'il ne tient pas en place. Comme Boudu, à peine a-t-il frôlé telle ou telle rive que le courant, déjà, l'emporte ailleurs, vers d’autres mondes, vers d’autres communautés…

(1) François Truffaut, Les Films de ma vie, Champs arts, Flammarion, p. 61.
(2) Jean Renoir, Entretien et propos, Ramsay poche cinéma, p. 21.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 16 novembre 2022