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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Attente des femmes

(Kvinnors väntan)

L'histoire

Une maison de vacances, au bord d’un lac. Des femmes passent la soirée entre elles, attendant que leurs maris respectifs, quatre frères, les y rejoignent. Elles sont diversement pleines d’espoir ou tendues, selon que leur couple va bien ou pas, et l’attente les incite à se remémorer ce qui, pour chacune, fut le moment où l’orientation de sa relation conjugale s’est décidée.

Analyse et critique

Film inhabituel que celui-ci, dont la narration est éclatée du fait de sa structure, reposant sur trois histoires principales (1). Il creuse la question du couple, comme lieu de lutte des pouvoirs, de révélation et de compromission - et en cela il appartient à l’une des grands thématiques du cinéma de Bergman - et en même temps il explore différentes tonalités de récit, presque des genres, littéraires ou cinématographiques. Ainsi, l’histoire de Rakel et d’Eugen est un drame classique de l’adultère bourgeois (on pense Stendhal, Flaubert), tandis que le segment consacré à Marta et Martin est quasiment muet et clairement influencé, par moments, par l’expressionnisme allemand ou par le surréalisme. Enfin, l’épisode concernant Karin et Fredrik, hautement lubitschien dans son traitement, tient de la plus pure "comédie du remariage" (2) (dont des représentants-type seraient Cette sacrée vérité, Mon épouse favorite ou La Dame du vendredi).

Le jeu du portrait chinois

Les femmes réunies ici ne se côtoient vraisemblablement que parce qu’elles appartiennent, par alliance, à la puissante famille Lobelius. On a en effet peine à concevoir ce qui autremen les rapprocherait, tant elles sont dissemblables (on surprendra d’ailleurs, à plusieurs moments du film, les commentaires fielleux de l’une d’entre elles sur telle autre). Il semble également qu’elles ne se connaissent que peu, ou dans un contexte tellement artificiel que leurs rapports sont demeurés très superficiels. Le désœuvrement de leur attente les laisse en proie à leurs angoisses, et le seul remède semble alors être la mise en commun, par la parole, de leurs problèmes de couple. Cela prend la forme d’une sorte de jeu de la vérité, ou du portrait chinois, axé autour de la question « à quel moment avez-vous su de quoi serait faite votre relation avec votre mari ? ». Avec, peut-être, l’espoir que naisse une forme de solidarité féminine du partage de ces expériences.

Des quatre épouses présentes, seule Annette (Aino Taube), mariée à Paul (Håkan Westergren), élude la question, se contentant d’expliquer aux autres qu’ils sont devenus de parfaits étrangers, et qu’ils n’ont plus d’histoire dans le présent (et donc, plus rien à raconter). On peut penser aussi que sa réserve est l’apanage de sa génération : elle est en effet sensiblement plus âgée que les autres femmes (son fils Henrik est à l’âge des premières amours, comme on le verra un peu plus loin), et pour cela se rattache à cette époque où les épouses mettaient encore leur vie intime sous l’éteignoir plutôt que de s’autoriser à aller chercher le bonheur ailleurs que dans leur mariage.

Premier segment : Eugen et Rakel, ou l’aliénation respectable

Les évènements racontés par Rakel (Anita Björk) se sont déroulés deux ans auparavant, dans cette même maison de vacances. Le flash-back nous la montre oisive, baillant copieusement au milieu du salon alors qu’il fait grand jour, en somme dans la pose de la femme pour qui la paresse est un mode de vie. Les informations que nous glanerons ensuite sur son époux Eugen (Karl-Arne Holmsten) le dépeindront comme un dilettante rêveur, comptant régulièrement sur la fortune familiale comme sur une bouée de sauvetage contre son manque de sens des réalités.

Survient Kaj (Jarl Kulle, abonné aux rôles de séducteurs chez Bergman), dont on comprend qu’il est un ami d’enfance du couple, et qu’il y eut autrefois une aventure entre lui et Rakel, antérieure au mariage de celle-ci. Il est d’abord intrigué par l’invitation que Rakel lui a envoyée, mais l’absence d’Eugen et le laisser-aller vestimentaire de la jeune femme (qui le reçoit assise à sa coiffeuse, en maillot de bain et peignoir) ont valeur de message à peine subliminal pour lui, et il lui fait des avances. Absolument incapable d’assumer son envie de tromper son mari, Rakel fait mine de se cramponner à des principes moraux qui ont déjà failli par le passé, sans que la molle compassion d’Eugen lui ait offert le plaisir pervers de la repentance. Puis sa ligne de défense, déjà ambiguë, fait apparaître sa vulnérabilité encore plus évidente, lorsqu’elle confesse que ses rapports avec son mari la laissent insatisfaite, impliquant que cette frustration la contraint à l’adultère. Dans le petit cabanon de bains où elle a entraîné Kaj, elle se prétend dégoûtée par le contact d’un poisson contre ses jambes alors que son visage trahit son excitation. Ce minuscule incident renforce encore notre impression qu’elle est victime d’une sorte de schizophrénie entre d’une part la reconnaissance de ses désirs, et d’autre part l’aspiration à mener une vie vertueuse, qui la conforterait dans l’image de femme respectable qu’elle veut donner. Le moment où elle cède à Kaj (capitulation qu’elle provoque elle-même en prétextant une piqûre d’insecte qu’il essaie de soigner) est éludé par un fondu-enchaîné de leur baiser vers la surface ensoleillée du lac : nous avons là le sentiment que l’acte sexuel est vécu (par elle du moins) une fugue hors d’elle-même.

Évasion sans lendemain, nécessairement, puisque nous retrouvons Rakel, furieuse, dans le salon, tandis qu’Eugen et Kaj discutent et plaisantent ensemble. Son besoin de se fustiger et d’être punie pour ses fautes la pousse à chercher la confrontation, et elle avoue l’adultère à son mari, devant un amant muet et fuyant (il se tiendra tout le temps dos à elle, plongé dans la contemplation du paysage). Eugen est effondré, non pas tant par son cocufiage que parce qu’il devine que Rakel s’est posée en victime à force de confidences impudiques sur leur couple, et c’est bien une blessure d’orgueil, plus que d’amour, qui le meurtrit. Sa femme tente de reprendre l’ascendant en lui rappelant son besoin d’elle, et dans un dernier sursaut de révolte il saisit un fusil et se retranche dans l’abri à bateaux. Son frère Paul l’en fait sortir en ayant recours à un pieux mensonge (« Le pire n’est pas d’être trompé, mais d’être seul. Je ne sais pas si c’est vrai, mais ça sonne bien »). L’épisode se conclut sur Rakel, qui maintenant se donne pour mission de veiller sur Eugen comme sur un enfant, chacun soutenant les manques de l’autre (est-ce la stérilité le vrai problème entre eux, plutôt qu’une affinité sexuelle ?). Un équilibre a donc été trouvé, même s’il est hautement malsain et s’il est fondé sur une douloureuse défaite pour Eugen.

Second segment : Martin et Marta, ou le rêve romantique

C’est maintenant au tour de Marta (Maj-Britt Nilsson) de se confier à ses belles-sœurs…

Nous retournons quelques années en arrière : elle est enceinte de huit mois, seule chez ses parents (cernée par une foule fantastique faite des bruits du quotidien, anormalement amplifiés, et de la silhouette funeste d’un homme frappant à la porte de verre dépoli), et les premières contractions la poussent à se rendre à l’hôpital (étrangement sereine, comme ne réalisant pas vraiment l’importance de ce qui lui arrive). Isolée dans sa chambre-salle d’accouchement, elle se remémore sa rencontre avec le père de son enfant, Martin (Birger Malmsten, le bellâtre en titre). Elle était alors une jeune fêtarde volontiers scandaleuse, il était un jeune peintre volage habitant une chambre voisine dans le même hôtel de Paris. Il la remarque au bras d’un autre homme dans un cabaret, et à peine est-elle rentrée chez elle qu’il entreprend de la séduire. La parade est lente et sinueuse, mise en scène par les mains du jeune homme, seuls éléments qui émergent de la pénombre : elles glissent un billet doux sous la porte, un verre de vin (moderne filtre d’amour) dans l’embrasure de la porte, exécutent une sérénade à trois sous sur la guitare… Le jeu de pistes (séquence délicieusement onirique et sensuelle) s’achève sur les mains de Martin, comme flottant au-devant de Marta dans le couloir qui sépare leurs chambres respectives. Il l’entraîne vers lui et vers une nuit d’amour où chacun jouit aussi de se voir si amoureux dans ce grand miroir...


Suit un montage résumant une idylle d’enfants gâtés dans un printemps éternel d’insouciance, dont la fin voit le retour des contractions de Marta. Marta que la nouvelle de sa grossesse enchante ; nous la voyons se précipiter chez Martin... pour y trouver deux des frères de celui-ci, Paul et Fredrik (accompagnés de leurs épouses), venus exhorter leur cadet à mener une vie plus raisonnable - en tout cas plus conforme aux canons des Lobelius : mariage, emploi dans la firme familiale. Martin, capable de grands gestes au romanesque superflu mais pas de franchise, prétend d’abord repousser l’offre de retour de ses frères. Mais quelques instants plus tard, seul avec Marta, il lui fait valoir l’intérêt pour lui d’obéir, plutôt que d’avoir à subir les conséquences de la suppression de la pension qui le fait vivre. Il en profite sans vergogne pour balayer leur rupture d’un mea culpa hypocrite destiné à réconforter la jeune fille : splendide plan du visage comme changé en pierre de Marta, le regard grand écarquillé perdu dans un lointain de solitude avec son enfant dont il ne sait rien, tandis que Martin la couvre de baisers cajôleurs, persuadé de s’en sortir sans encombre.


Nous retrouvons Marta à l’hôpital, sur le point d’accoucher. L’anesthésie la plonge dans un mélange de visions cauchemardesques (statue de terre cuite éventrée) et de rêveries idylliques (un impossible bonheur avec Martin et leur bébé, fondus sur - encore - une image la surface du lac ruisselante de soleil). Sans que l’on sache comment, à peine la délivrance montrée, nous revenons au présent des quatre femmes assemblées. Marta s’est finalement résignée à épouser Martin, sous les sarcasmes de sa jeune sœur Maj qui trouve qu’elle s’est compromise en accordant le pardon à un tel lâche. De fait, même si les raisons de son rapprochement avec Martin nous demeurent hermétiques (on suppose qu’ils ont l’un et l’autre cédé à l’insistance de leurs familles) alors même qu’elle avait proclamé avec véhémence son refus de l’épouser, cela ressemble à une reddition des idéaux devant la réalité des choses.

Troisième segment : Fredrik et Karin, ou l’érotisme du pouvoir

De la même manière que Karin (Eva Dahlbeck) entreprend de raconter son histoire dans le cadre plus détendu de la cuisine où les quatre femmes se rassemblent pour prendre le café, son récit est coloré de teintes plus légères.

Une grande fête est donnée pour le centenaire de la compagnie Lobelius, à une époque qui coïncide avec la grossesse de Marta ; Karin et Fredrik (Gunnar Björnstrand, l’incarnation de la raideur bourgeoise chez Bergman) s’en retournent chez eux. Le court trajet en voiture nous permet de cerner leurs personnalités : Fredrik se flatte de la réussite familiale qu’il s’attribue avec suffisance, dénigrant ses frères au passage (Eugen le bon à rien, Paul le gentil incompétent). Il se montre terriblement collet monté avec sa femme (qui flirte avec Martin) et possessif en même temps, soucieux en général de son image et de celle de son entreprise (à laquelle il sacrifie tout : il avoue se passer d’avoir des amis). Karin, quant à elle, se plaît à titiller son mari pour garder son intérêt en éveil : elle se délecte ainsi de la jalousie de Fredrik devant le succès rencontré par sa robe décolletée, et ne se prive pas de le railler pour un reste de savon à barbe dans son oreille.

La panne de l’ascenseur qui mène à leur appartement force Fredrik à tomber le masque compassé qui est le sien : son chapeau est écrasé, puis il doit se résoudre à crier de manière fort peu digne pour appeler au secours. Il compose alors une pantomime de la dignité blessée digne de Cary Grant (visage impassible sous haut-de-forme meurtri, incapacité à plier sa grande stature dans l’espace confiné), sous les pouffements malicieux de sa femme. Privés de tous les attributs de leur train de vie luxueux, ils sont obligés de se partager un morceau de chocolat oublié dans un sac à main, de se parler... Un petit jeu de la vérité au cours duquel il tente de lui faire avouer des infidélités qui n’existent que dans son imagination maladive à lui et qu’elle feint d’admettre pour mieux lui retourner la politesse, prêchant effrontément le faux pour savoir le vrai. Là encore Karin joue la provocation en moquant à la fois ses conquêtes peu glorieuses et sa crainte du qu’en-dira-t-on. Comme une attention d’elle réveille la tendresse de Fredrik, il lui propose de l’accompagner pour un voyage d’affaires, puis l’embrasse. Nul fondu sur un plan du lac cette fois, ce qui semble indiquer que tout mirage charnel ou amoureux est absent de cette histoire...

Au lendemain matin, Karin et Fredrik finissent par être sortis de l’ascenseur sous les sourires goguenards. Ils émergent dans le désordre éloquent de leurs vêtements hâtivement rajustés et pouffent comme des gamins en retournant à l’appartement, projetant une journée polissonne... mais le travail reprend aussitôt ses droits, et Karin est de nouveau reléguée à l’arrière-plan de joli faire-valoir se son mari. Une position à laquelle elle ne pourra rien faire, puisque l’homme auquel elle est liée est simplement incapable de lui laisser davantage d’espace dans sa vie.

Épilogue : Henrik et Maj, le couple en devenir

En filigrane des récits des trois femmes s’est esquissée l’histoire de la toute jeune Maj (Gerd Andersson), sœur de Marta et fiancée de Henrik (Björn Bjelfvenstam), fils de Paul et Annette. Un petit interlude prenant place avant le récit de Karin les montre qui projettent de s’enfuir immédiatement pour échapper à l’enrôlement forcé du jeune homme dans la firme de ses père et oncles. Ils s’esquiveront alors que la fête de retrouvailles bat son plein et que tous les couples savourent le bonheur d’être ensemble. Les histoires de désillusion entendues de la bouche des autres femmes et les paroles raisonnables prodiguées par son aînée ont néanmoins effrayé Maj, et l’incitent à quémander encore un serment d’amour à Hendrik avant leur départ. Marta et Paul les regardent partir en bateau sur le lac (emblème encore une fois de la chimère amoureuse, toute en surface lumineuse et en profondeurs traîtresses), et Paul placidement d’expliquer qu’il faut les laisser profiter de ce qui ne durera pas, que les premières blessures auront tôt fait de les ramener à la maison, vers la famille.


(1) « J’étais alors marié à Gun [Grut, sa troisième épouse, NdA] et c’est elle qui m’avait donné l’idée du film. Son précédent mariage l’avait introduite dans un clan qui possédait une grande maison d’été dans le Jutland. Gun m’avait raconté qu’un jour les femmes du clan étaient restées seules après le dîner et qu’elles avaient commencé à causer, parlant très ouvertement de leurs mariages et de leurs amours. Il m’a semblé que c’était une bonne idée de film : trois intrigues à l’intérieur d’un même cadre. » in Images.
(2) Ingmar Bergman : « Mes films sont l’explication de mes images », Jacques Aumont, Cahiers du Cinéma Auteurs

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Par Jack Sullivan - le 22 août 2006