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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Alliance

L'histoire

Hugues Tribois (Jean-Claude Carrière), la quarantaine, cherche une femme à marier possédant un grand appartement où il pourrait installer son cabinet vétérinaire. Grâce à l'agence Duvernet, il trouve la perle rare en la personne de Jeanne (Anna Karina) qui possède un magnifique appartement dans le VIème arrondissement. Les épousailles sont vite conclues et Hugues emménage dans ses nouveaux quartiers. Tout à son travail, il ne s'intéresse guère à Jeanne jusqu'à ce qu'il découvre dans un cagibi fermé à clef les traces de la présence d'un homme. Il commence à se poser des questions sur son épouse, guettant ses allers et venues et sombrant peu à peu dans une jalousie maladive...

Analyse et critique

Tandis que se succèdent les noms au générique, des petites annonces matrimoniales s’enchaînent à l'écran sous la musique de mariage de Mendelssohn. Mais bientôt cette marche usée jusqu'à la corde se trouve parasitée par des cliquetis de machine à écrire, se distord, se dédouble, différentes nappes finissant par se chevaucher jusqu'à la cacophonie. La succession ininterrompue d'annonces rajoutant au malaise, comme si notre société n'était plus habitée que par des individus solitaires et insatisfaits. Le sonnerie de mariage des cloches d'une église ramène soudain le calme. La caméra glisse sur le panneau d'une agence matrimoniale qui vante les bienfaits d'un mariage heureux, puis s'avance vers un couple assis à chaque extrémité d'un petit canapé. Leurs manières bourgeoises peinent à dissimuler une gêne bien sensible. Elle l’assomme de questions - joue-t-il du piano ? est-il catholique ? a-t-il encore ses parents ? depuis combien de temps est-il installé à Paris ? - auxquelles il répond laconiquement.

Visiblement ce n'est pas encore la bonne et le patron de l'agence Duvernet (Jean-Pierre Darras) commence à désespérer de trouver à Hugues Tribois (Jean-Claude Carrière) la compagne idéale. Il n'a pas de préférence, pas d'idée de ce qu'il cherche. Pas de répugnances, pas d'envies. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il cherche une femme possédant un appartement de six ou sept pièces, 300 mètres carrés environ, et offrant des parties privatives pouvant accueillir son cabinet vétérinaire et une salle d'attente. Ah oui, il lui faut également un cagibi, une penderie... enfin une petite pièce à l'écart. Tribois est bien plus loquace et précis lorsqu'il s'agit de décrire l'appartement qu'il recherche que d'imaginer la femme de ses rêves. Par chance, Duvernet finit par lui dégoter la perle rare : Jeanne (Anna Karina), qui possède un appartement, correspond en tous points à ses attentes : le nombre de pièces adéquat, la taille, un grand jardin qui isole la demeure dans un étrange calme au cœur même du VIème arrondissement... et même une grande penderie ! L'Alliance démarre comme un petit théâtre de l'absurde. On reconnaît d'ailleurs, dans le rôle de la compagne de Duvernet, Tsilla Chelton, l'actrice fétiche d'Eugène Ionesco. Mais le film ne va pas s'inscrire bien longtemps dans cette veine mais parcourir différents registres, passant de la chronique au thriller pour se terminer en drame existentiel mâtiné de fable catastrophiste sur le devenir de l'humanité. Un programme qui pourrait paraître chargé mais qui se déroule tout naturellement grâce au talent de conteur de Carrière et à la mise en scène savante et maîtrisée de Christian de Chalonge, qui signe ici son deuxième long métrage.

Après ce prologue, le film démarre vraiment par l'installation d'Hugues dans son nouveau chez-lui. Épousant son regard, la mise en scène nous fait découvrir cette grande demeure dont les nombreuses pièces et corridors nous empêchent de nous faire une cartographie claire et précise. C'est le premier mystère du film, cet espace que l'on ne cesse de parcourir mais dont on ne comprend pas vraiment l'agencement. L'autre mystère, c'est Jeanne dont on ne sait rien. C'est qu'Hugues ne semble guère se soucier de sa nouvelle épouse. Lors de leur premier rendez-vous, elle lui fait visiter les lieux comme un agent immobilier et jamais il ne pose de questions sur sa personne. Elle non plus d'ailleurs, qui semble d'abord se soucier de trouver quelqu'un pour l'aider à payer les charges de sa propriété. L'Alliance, c'est l'histoire de deux personnes qui se marient trop vite, trop tôt. Mariage arrangé, mariage de raison comme il est courant dans la bourgeoisie. Nulle affection mutuelle dans leur union sacrée et d'ailleurs leur cérémonie de mariage, on ne la verra qu'en projection 8 mm, en noir et blanc, froide, clinique, vide de tout sentiment amoureux, juste organisée pour signer les papiers officiels. Hugues a besoin d'un appartement, Jeanne de l'argent de son argent : ils ne peuvent qu'être faits pour s'associer. L'alliance, c'est la bague de mariage mais aussi un traité ou encore l'union de choses de nature différente. Ainsi Hugues et Jeanne se lient sans se connaître et vont voir leurs vies peu à peu pourries par l'incompréhension, les doutes et la suspicion.

Partager un espace commun ne peut pas être anodin, cela provoque irrémédiablement la naissance de sentiments. Or comme il n'y a pas d'amour entre Hugues et Jeanne, ceux qui font leur apparition dans leur histoire vont être la suspicion et la jalousie. Le film raconte la montée progressive de ces sentiments et leur absurdité : un homme épouse une femme par utilité, il ne l'aime pas, n'est pas attiré par elle et pourtant il devient maladivement jaloux. Tout commence avec la penderie fermée à clef qu'Hugues force un jour, découvrant des paires de pantoufles taille 50 et des cannes à pêche. A qui appartiennent - ou appartenaient - ces objets ? Ce mystère le tiraille et il se persuade que Jeanne lui cache quelque chose. Il note toutes ses allers et venues, s'interroge sur chacun de ses gestes, de ses déplacements, renifle ses vêtements à la recherche d'indices. La réponse évidente est la présence d'un amant mais, en l'absence de preuve, il se met à échafauder d'autres scénarios. Ainsi il se convainc qu'elle se drogue, en bande qui plus est. Pour s'en assurer il tente un soir de prendre discrètement son pouls, geste qu'elle prend pour une marque d'affection. Et quand il la regarde droit dans les yeux pour voir si ses pupilles sont dilatées, elle se dit qu'enfin quelque chose se passe dans leur couple.


Car Jeanne est sur une toute autre longueur d'onde. Elle se met à avoir de l'affection pour Hugues, du désir même. Elle place sa froideur sur le compte de son travail qui l'accapare et espère qu'il finira par s'intéresser à elle. Elle fait pourtant des efforts, essaye de rentrer dans son monde, lui proposant même d'être son assistante opératoire alors même qu'elle n'est guère attirée par les animaux. Mais Hugues, prisonnier de sa jalousie, ne lui présente qu'une surface opaque, ne lui donne rien de lui. Elle ne sait rien des expériences qu'il mène dans son bureau ni pourquoi il ne cesse de recevoir des animaux par la poste. Comme dans un couple où l'un est obsédé par quelque chose que l'autre ne saisit pas. Un couple où chacun demeurerait un mystère pour l'autre.

La géographie impossible de l'appartement répond à l'incapacité d'Hugues et Jeanne de faire couple. Au cœur des lieux, il y a la penderie d'où naissent les questionnements d'Hugues et où sa folie s’accroît. Il s'accapare ce lieu des secrets de Jeanne et le transforme en salle d'opération, comme pour percer le mystère de sa femme. Il réagit comme un scientifique : il pense que disséquer lui fera comprendre les choses, lui permettra de saisir les mystères de la vie. La penderie c'est Jeanne et lorsqu'elle commence à se projeter en couple avec lui, elle lui en donne la clef : elle est au lit et la lui tend comme pour lui montrer qu'elle s'offre à lui. La penderie revêt ainsi une dimension sexuelle - Duvernet qui leur rend visite quatre ans après leur mariage et qui demande à Hugues d'un air entendu s'il est content de sa penderie - mais Hugues dans son aveuglement ne le voit pas et jamais ils ne partageront ce lieu.


La jalousie d'Hugues se transforme en paranoïa. La question qui le taraude n'est plus seulement de savoir qui habitait ici avant lui mais comment et pourquoi il a disparu, Hugues se prenant à penser qu'elle en veut à ses jours. Sa folie se disperse et contamine son environnement et son entourage. Leur bonne Hélène (Isabelle Sadoyan) est inquiète, mal à l'aise, brisant constamment la vaisselle, prête à démissionner chaque matin. Jeanne aussi se met à se méfier d'Hugues, à l'épier. Tandis que la paranoïa ronge le couple, la maison se trouve peu à peu envahie par les animaux : d'abord un aquarium, puis un vivarium, des agrandissements photographiques, des bêtes empaillées, des projections de films 16mm, sans compter une foule d'animaux en tous genres qui finissent par apparaître d'on ne sait où... Chaque cadre du film est bientôt marqué par une présence animale : singe, fourmis, pigeon, poissons, canaris, perroquet, hamster, chats, papillons, lapin, coléoptères, corbeau, lézards, chauves-souris, iguane, caméléon... Leur présence s'accroissant au fur et à mesure du pourrissement du couple. Les animaux prennent le dessus et l'on se demande bientôt qui observe qui...


Le film fonctionne sur ainsi sur un emboîtement de regards. Au premier niveau, Hugues étudie ses animaux et guette les agissements de Jeanne qui elle-même se met à le surveiller. Quant au spectateur du film, il se voit confié un rôle d'entomologiste, observant les moindres faits et gestes d'Hugues et de Jeanne qui deviennent les cobayes d'une expérience visant à décortiquer les phénomènes à l’œuvre dans un couple. L'appartement prend ainsi les apparence d'une de ces cages-labyrinthes servant aux scientifiques à étudier les comportement des insectes ou des souris, un espace factice dont on soulèverait le toit pour observer ses petits locataires sans qu'ils ne s'en rendent compte. Au début du film, à l'occasion d'une promenade, Hugues explique que les fourmis n'ont pas conscience de notre présence. Jeanne lui raconte alors qu'enfant avec son père ils s'amusaient à donner des coups de pieds dans les fourmilières mais que ce jeu la laissait sur une profonde angoisse : est-ce qu'il n'y aurait pas également des forces supérieures dont ils n'auraient pas conscience et qui leur donneraient aussi des coups de pied de temps en temps ? Question d'échelle, question de perception. Et le plan suivant de montrer les petites silhouettes du couple écrasées par une gigantesque forêt.


Les animaux, en s'accaparant tous les espaces de l'appartement, passent du statut d'observé à celui d'observateur des étranges comportements humains. Hugues et Jeanne n'ont plus aucun espace privé, ils sont toujours placés sous leurs regards et même les fourmis semblent bien les voir. C'est comme si la nature, prise dans son entièreté, prenait conscience de la présence humaine et s'en inquiétait. Une prise de conscience qui fait écho à celle d'Hugues et de Jeanne qui, emportés par la spirale de leurs angoisses, finissent par confondre l'avenir de leur couple avec le devenir même d'une humanité au bord de l'abîme. En se resserrant sur eux et en peuplant le cadre d'animaux, le film finit par les associer à des Adam et Eve de la fin des temps et leur appartement à une nouvelle arche de Noé. Reste à attendre le déluge.


Celui-ci est annoncé d'abord par de légers dérèglements : un éleveur de pigeons voyageurs (Rufus) qui explique que ses animaux ne cessent de se perdre, mettant en cause la multiplication des ondes ; un couple de vieilles dames qui dépose à Hugues un canari qui ne chante plus... Mais les cas se multiplient et chaque nouveau client apporte à Hugues un animal qui vient grossir les rangs des pensionnaires de son appartement-arche. Prophétique, L'Alliance décrit un dérèglement généralisé du monde dont l'humanité ne prend pas la mesure. « Il y a beaucoup plus de nains que de géants dans le monde du vivant. Et ce sont les nains qui sont dangereux. Un léger perfectionnement dans les armes d'une espèce et le fameux équilibre est rompu, bonsoir tout le monde, l'homme disparaîtrait. Il disparaîtra de toute façon, à moins qu'on le transforme. S'il accepte qu'on le transforme... » explique un vieux scientifique (interprété par le musicien Jean Wiener), qui évoque également la capacité des insectes à survivre à une explosion atomique. Hélène a, quant à elle, entendu parler d'extra-terrestres cachés sur notre Terre, prêts à fondre sur l'humanité et elle est persuadée qu'ils ont la capacité de se transformer en animaux. Ondes, nucléaire, mutations, invasion... l'enjeu du film n'est plus seulement la fin du couple mais aussi celle de l'espèce humaine.


La nature est une entité soit qui observe l'humain - version optimiste - soit qui ne le voit même pas tant il est insignifiant. Lors de leur promenade au début du film, Jeanne, assise au bord d'un lac, lance un anodin : « C'est tellement calme » auquel Hugues répond que « pourtant il y a des milliers et des milliers de bêtes qui s'entretuent dans l'eau », ajoutant qu'il y a une dizaine de millions d'animaux - des insectes, des araignées - qui vivent dans un kilomètre carré de terre. Chaque recoin du monde visible cache une multitude de mondes qui nous sont inconnus. Un grouillement de vie face auquel l'humain devient insignifiant. Un monde cohérent, en osmose, symbiotique là où l'humanité se révèle, erratique, dévastatrice et auto-destructrice. Alors comment vivre avec la menace qu'un coup de pied vienne frapper notre monde ? Hugues et Jeanne vont finalement se retrouver grâce à cette prise de conscience d'une apocalypse généralisée qui rend insignifiant leur problème de couple. Face à l’imminence de la catastrophe, ils n'ont comme réconfort que la découverte de leur amour. Leur premier baiser se reflète à l'infini dans les yeux des animaux. Dans un désert, le magnétophone d'Hugues répète en boucle : « Vendredi 12, pour la première fois, elle me demande si je l'aime  », mais les piles fatiguent et la dernière voix humaine s'apprête à s'éteindre...


Ce riche programme concocté par Jean-Claude Carrière est impeccablement porté par la mise en scène de Christian de Chalonge. Pour son deuxième long métrage après O Salto, le cinéaste change radicalement de style et d'univers, optant après un film quasi documentaire sur l'immigration - dont l'inspiration est à trouver du côté du néoréalisme - pour ce conte étrange à la lisière du fantastique. C'est en effet de Chalonge qui contacte Jean-Claude Carrière pour adapter son roman L'Alliance publié en 1962. Et c'est en travaillant avec ce dernier à l'écriture du scénario - Carrière jouant Hugues et lui jouant Jeanne - que l'idée lui vient de proposer à l'auteur d'interpréter son personnage, lui offrant ainsi son premier rôle principal à l'écran. Carrière s'en sort admirablement et avec Anna Karina forment un duo à l'unisson de la mise en scène. Pas d'éclats, mais un jeu tout en finesse fait de variations infimes, à peine perceptibles, à l'image du lent crescendo d'un film qui diffuse l'air de rien une angoisse sourde et profonde. Christian de Chalonge part d'un environnement réaliste - l'agence matrimoniale, les questions financières - qu'il fait glisser peu à peu et par petites touches vers le fantastique. Un fantastique naturaliste, sans effets spéciaux d'aucune sorte, qui effleure par de très simples éléments à la limite du surréalisme.


L'ambiance oppressante naît de la façon dont le cinéaste travaille sur de légers glissements du réel et par des effets de mise en scène qui sans être ostentatoires nous écartent du cinéma classique. La narration fonctionne ainsi sur de nombreuses ellipses, très discrètes mais déconcertantes. La première rencontre dans le salon où Hugues explique son travail de vétérinaire est par exemple suivie de l'image d'un train perçant la nuit et qui emporte les nouveaux mariés pour un voyage de noces en Bretagne. En passant de la rencontre à l'après-mariage, de Chalonge marque d'entrée de jeu l'aspect mécanique et presque violent (le fracas du train) de cette union. Lorsque Jeanne se déshabille dans le wagon-lit et s'offre nue à Hugues, le plan suivant la montre poussant des volets ouvrant sur les jardins de leur hôtel... sexe et amour sont avortés par la mise en scène qui retranche tout sentiment de leur relation. Les transitions également sont travaillées pour provoquer un sentiment de malaise, comme lorsque Jeanne croque une biscotte et que le son fait le lien avec des fourmis en gros plan. La bande-son est très travaillée, de Chalonge utilisant très peu de musique mais faisant composer à Gilbert Amy une partition mêlant des bruits d'animaux - cris, chants, grésillements - à des nappes de cordes, de cuivres et d'instruments à vent. Une composition de musique concrète du plus bel effet qui joue beaucoup dans l'atmosphère anxiogène du film. Les couleurs sont également savamment utilisées, par petites touches très colorées (un mur bleu, les robes et pulls de Jeanne) venant percer un environnement clinique et terne. Une œuvre profondément originale, intrigante et ambiguë qui mériterait d'être redécouverte.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 24 septembre 2018