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Critique de film
Le film
Affiche du film

Je t'aime moi non plus

L'histoire

Padovan et Krass, deux camionneurs homosexuels, s'arrêtent à un snack au milieu de nul part. Krass s'entiche de l'employée du snack, une jeune femme androgyne du nom de Johnny. Et là, tout s'enchaîne.

Analyse et critique

Salut Serge, je pensais ne jamais t'écrire. Ou alors un overseas telegram. Que tu ne recevras jamais, avec quelques mots sur L'anamour, cette carte postale musicale où le destinataire remplit les charmants interstices et surtout, une des plus belles chansons du monde. Fin de parenthèse : faut qu'on cause un peu cinoche. Bon, je la fais maintenant comme ça on n'en parle plus, mais le cinéma, tu l'aimais, mais lui non plus, hein? On t'a vu faire le traître maso en toge dans une poignée de péplums, être toi-même – ou bien l'idée qu'on s'en fait – chez Berri [Je vous aime]. Tu rates le jackpot pour avoir refusé la BO d'Emmanuelle. Tu composes pour Goodbye Emmanuelle – il était temps – et pour Madame Claude [le film, pas la proxénète] à la place. Je me souviens quand même un peu plus de la chanson Requiem pour un con [musicalement vingt ans d'avance] que du machin poussif auquel elle est accolée - Le Pacha - où Gabin chasse Pousse. Le cinéma et toi, ça avait l'air de s'en tenir à des rapports strictement professionnels. Tu juges d'ailleurs à l'époque que le cinéma est foutu en France. Mais tu décides de passer à la réalisation en 1975, poussé par hasard par Abraham Polonski selon tes dires [1]. Pourquoi ? Sans
doute pour les mêmes raisons qui t'ont fait pondre un roman [Evguenie Sokolov], tourné des pubs pour Séguéla, touché à la photo. Tu voudrais être
l'artiste total. Ou plutôt le dilettante majeur.

Jacques-Eric Strauss – qui avait produit Le Clan des Siciliens – te propose de faire un film à condition qu'il soit intitulé Je t'aime moi non plus. D'une pierre deux coups : tu capitalises sur un succès musical, le recycles, recycles Jane Birkin, alors abonnée aux comédies du genre La moutarde me monte au nez. Tu veux oublier que L'ami Caouette fait un tabac dans tous les campings de France. En exhibitionniste wildien à la fois sujet, peintre et voyeur de sa propre vie, ça ne te dérange pas non plus d'exposer Jane sur un sujet casse-couilles. Tu imagines une "relation hyperréaliste et tragi-comique" dans un no man's land dominés par une décharge et un diner américain, que tu fais reconstituer minutieusement dans le sud de la France. C'est l'Amérique d'en bas près de chez vous, près d'Uzès précisément. On se demande si les auteurs de Qui a tué Pamela Rose? ont eu ton film en tête quand ils refont leur Plouc City. Bref, c'est pas joyeux, tout comme l'accueil critique. Le film évite la classification X, merci au ministre de la culture Michel Guy, au premier rang lors de la première française de Derrière la porte verte d'ailleurs. Mais du Figaro à Libération, les avis assassins s'enchaînent. Seuls Chapier, Tchernia ou Truffaut te défendront mais ça n'aidera pas trop la carrière du film.

Et ça donne quoi? Tu es tout le temps au fil du zinc, titubant entre ridicule et sublime. Mais aussi parfaitement sincère, car cette fascination pour l'homoérotisme, cette provocation pour tirer la couverture à soi [tu es resté un grand gamin] et plus largement, ta manière de vouloir faire du beau avec du crade [ton album pétomane et coprophile Vu de l'extérieur], ce côté fleur bleue sur un tas de fumier, c'est tout toi. Esthétiquement, ça sent bien la peinture, le cadre chiadé. Le chef opérateur Willy Kurant et toi sécrétez une atmosphère poisseuse, d'ennui, de vide, de fin du monde. Du Hopper grisâtre [au pire, 37°2 en terne : Béneix a du voir ton film]. Je sais pas trop ce que tu entendais par hyperréalisme quant au traitement du sujet, mais visuellement, on y est : ce diner plus vrai que nature au milieu de rien, c'est contre nature, anxiogène. Tu filmes très bien Jane et Joe Dallessandro [doublé par Francis Huster pour la voix, pas pour le torse] dans leur intimité : leur danse et leur étreinte après la scène du strip-tease – un peu gratuite mais avec des flashs de Nan Goldin photographiant un tournage de Fellini -, la caméra tourbillonnant autour d'eux. C'est naïf mais complètement assumé dans sa longueur. Underground, disait Henri Chapier du film : Dallessandro avec son bagage warholien, la marginalité, le refus de brosser le spectateur dans le sens du poil [le film est d'ailleurs dédié à ce grand misanthrope de Boris Vian]. Soient un langage et un territoire défrichés comme il t'en arrive d'annexer artistiquement, du jazz au reggae, en passant par le punk. Pour les creuser à ta guise, les remonter à ton niveau. L'argument de film porno genre Gorge Profonde – je ne peux t'honorer que d'une certaine manière - tourne en effet au tragi-comique quand les transis Johnny et Krassky en transhumance errent de motel en motel parce que la rencontre sans beurre de "l'olive pâmée et la flûte câline", les affres du "tube où descend la céleste praline" [2], ça fait hurler les voisins à côté.

"J'aime pas les caramels, ça colle aux dents."/ "Je vais t'en coller une." Tu écris des dialogues qu'on croirait abandonnés par Bertrand Blier, pour qui tu avais refusé de composer la BO des Valseuses, jugeant le film trop vulgaire [étrange, serais-tu pudique?]. Est-ce par regret que tu fais apparaître Gégé Depardieu dans un cameo inutile? Tu es quand même visionnaire en faisant jouer Michel Blanc, terrifiant avec ses trois mèches luttant sur le haut du crâne. Plus généralement, les acteurs autour de Jane et Joe sont fantomatiques. Hugues Quester embarrasse la mort plus qu'il ne l'étreint, agitant en vain son sac en plastique. Il faut avouer qu'en dépit de beaux moments, tu tires sur la ligne, le travelling au bout du chemin. De ballades en étreintes, la montagne d'ordures finit par accoucher d'une souris. Mais c'est un peu étrange tout de même : comme effrayé par ton sujet, plus pudibond que tu n'oses l'avouer, tu fais rentrer tout le monde chez soi. Jane Birkin aime parler du film comme d'une "tragédie shakespearienne", mais le drame expire vite, à bout de souffle. En plus brève, en nous laissant la possibilité de se faire son propre film mental, la petite histoire de Je t'aime moi non plus aurait peut-être mieux fonctionné comme sujet d'album concept [un peu comme L'Homme à tête de chou – sujet sordide de fait divers pour traitement splendide fait main sur vair]. De là à dire que ta sublime ritournelle pour le film La ballade de Johnny Jane – avec ses mouches cantharides qui vous emmènent ailleurs – suffisait à elle-même… bon, j'arrête de t'embêter avec le cinéma, et je n'ai contractuellement pas le droit d'évoquer en ces lieux Equateur, Charlotte Forever ou Stan The Flasher. Et si on parlait de tes chansons à présent?


[1] "J'étais sur un film d'Abraham Polonski, en Yougoslavie, vers 1971. Je n'étais pas dans le casting, j'accompagnais Jane. Polonski regarde ma gueule et me dit "vous allez tourner avec moi" et me donne un rôle. J'étais toujours près de la caméra. Il me demande pourquoi, je lui dis "parce que ça m'intéresse…" "Eh bien, si vous avez envie de faire un film, faites un film." [Interview dans Les Inrockuptibles n°20, octobre 1989]

[2] Rimbaud et Verlaine.

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La fiche IMDb du film

Par John Constantine - le 13 septembre 2005