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Critique de film
Le film
Affiche du film

Innocence sans protection

(Nevinost bez zastite)

L'histoire

L'exhumation de (et l'enquête sur) le premier film parlant serbe, Innocence sans protection, réalisé sous l'Occupation (sans le soutien de l'occupant) et invisible jusqu'à ce que ce film lui rende justice.

Analyse et critique

Innocence sans protection est à la fois le titre du film que Dušan Makavejev exhume et celui de celui dans lequel il effectue cette opération. C’est un titre plus vrai que Dragoljub Aleksic, réalisateur du premier film serbe parlant, durant l’Occupation allemande, l’entendait lui-même. Récit des exploits d’un acrobate (Aleksic lui-même) et de l’amour fébrile que lui voue une femme, il a été impossible de le voir durant des décennies, au vu de la période durant laquelle il a été tourné et projeté au public. Son auteur, quoique innocenté en 1945, a néanmoins payé le prix social de cette prouesse indésirable. Or, c’est un film dont le contenu est tout à fait innocent, naïf jusqu’à la niaiserie, tourné sans filet, au propre comme au figuré. Tout à la gloire de Dragoljub Aleksic, acrobate ayant lui-même écrit et mis en scène un récit qui le porte aux nues, réalisé indépendamment, avec une somme collectée en fabriquant et vendant des espadrilles, il n’avait aucun but propagandiste et pourrait même être considéré comme ayant alors offert une alternative aux autres sorties systématiquement allemandes dans les salles serbes. Makavejev utilise ce document cocasse pour questionner le rapport de la Yougoslavie à son histoire et la rigidité d’une lecture idéologiquement forcenée. Le film n’a rien de tendancieux, il est simplement idiot. Cela ne signifie pas que le cinéaste ne se montre pas critique envers son objet : des images d’archives de ruines et de famine, de propagande nazie soutenant l’Opération Barbarossa sont juxtaposées au récit lénifiant, à la fois saugrenu, mégalomane et insipide, du film. Si elle n’a rien de criminelle, sa futilité (pour ne rien dire de son narcissisme) souffre de cette mise en contexte agressive. Il y aurait sûrement eu d’autres films à faire en 1943, mais à quoi bon lui prêter des intentions malveillantes qu’à l’évidence il ne possède nullement ? Faire un film vain (peu le sont autant que celui-ci) est-il en soi condamnable ? Et quelle saveur aurait la vie s’il n’y avait plus de bêtise vaine dont se réjouir, même (voire surtout) durant les époques les plus noires ?

Innocence sans protection (de Makavejev) est un film de montage, en plus d’un documentaire qui retrouve les protagonistes du film en 1968 (manière peut-être, aussi, de faire un pied de nez à la culture jeune qui s’impose alors). Pas de nostalgie à l’évidence (quand un vieil homme embrasse une tombe c’est pour se retrouver avec de la fiente de pigeon sur les lèvres), mais le regard sardonique et halluciné que Makavejev aime à prendre sur le réel, tellement plus fou que toutes les fictions possibles. S’il se montre d’abord encore capable d’exploits physiques aussi crétins que dangereux, Aleksic se révèle un homme littéralement brisé physiquement, ayant perdu deux vertèbres (soit 4,5 centimètres) et se tenant debout grâce à un soutien métallique dont il s’entoure sous ses habits. Les comédiens en veulent encore au réalisateur de ne pas les avoir payés et sont prêts à se lancer pour de l’attention dans des numéros parfaitement inadaptés à leur condition actuelle (la chanson grivoise que Majavejev fait chanter et danser à une dame âgée). La caractérisation de leurs personnages par les cartons du film de 1943 (du genre « la belle-mère acariâtre ») sont la manière dont ils sont présentés aujourd’hui à l’écran. Makavejev se montre tout à fait impitoyable et si son film revêt une justesse en regard de la condition humaine, elle tient moins à une curiosité humaniste (la bienveillance est le cadet de ses soucis) qu’à un absurdisme que l’on pourrait trouver dans des documentaires de Werner Herzog ou Errol Morris. À ceci près que l’idiosyncrasie est moins touchante que risible pour lui, que l’aspiration aux exploits lui paraisse (semble-t-il) simplement demeurée. Ou peut-être est-ce plus pervers : si d’autres à la valeur toute aussi voire plus discutable sont élevés en héros, érigés en statue, célébrés en photos et en films, pourquoi ne pas offrir le même traitement à quelques illuminés ? Un désir de grandeur peut-il être moins risible que celui-ci ?

Autre forme documentaire plus bâtarde : la citation d’archives, et là, le film s’en donne encore plus à cœur joie. Innocence sans protection (d'Aleksic) est montré généreusement : c’est un nanar tout à fait réjouissant, assez génial avec ses acteurs en roule libre et son script ego-trip digne d’un Tommy Wiseau. Dans ce registre, le film matrice est si fort, qu’il faut à Makavejev convoquer la violence historique la plus littérale et directe pour remettre son caractère anecdotique à sa place (celle de l’inconvenance relative). Abîmée par les années, la texture du film, son usure, n’est jamais occultée. Il est impossible d’oublier que nous regardons une pellicule - que Makavejev s’autorise parfois à colorier joyeusement, à la fois pour souligner son artificialité et rappeler son caractère vivant (actuel) d’un moment passé. En faisant subir le même traitement à des archives historiques, c’est la même artificialité (leur nature propagandiste), la même vie désormais devenue souvenir qui est simultanément rendue évidente. La fausseté du passé éclaire d’un jour trouble le présent, qui se veut instant de vérité, mais en dépit de quel aveuglement, de quelles erreurs pas encore bien discernées ? A contrario de celle d’Aleksic, l’Innocence sans protection de Makavejev est une œuvre sceptique, volontairement corrosive, pratiquant la provocation consciente et non pas ignorante. Ce refus ricanant condamne au bout d’un moment le film à un certain surplace, mais en tournant cyniquement en rond, Makavejev touche à quelque chose : une absurdité fondamentale, occultée par les visions englobantes, que dans son prochain film il trouvera (quoique différemment) à l’Ouest comme à l’Est (dont l'histoire des Balkans fait un point de jonction). Pour lui, l’homme n’est décidément pas un oiseau... et s’il admire quelque chose dans cette espèce, c’est moins son aspiration à voler que sa capacité à survivre aux chocs de la chute, même contre le béton.

DANS LES SALLES

Dušan Makavejev cinéaste charnel
TROIS filmS de Dušan Makavejev (YOUGOSLAVIE, 1965-68)

DISTRIBUTEUR : MALAVIDA FILMS / SORTIE LE 5 JANVIER 2022

La Page du distributeur

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 12 janvier 2022