L'histoire
Matteo Scuro, retraité sicilien, invite ses cinq enfants à se réunir pour les vacances d'été, mais tous déclinent. Matteo décide alors de les surprendre et de leur rendre successivement visite, dans les villes où ils vivent désormais.
Analyse et critique
Durant les années 80, l’industrie cinématographique italienne avait connu un important déclin, et l’énorme succès rencontré en 1989 par le deuxième long-métrage de Giuseppe Tornatore, Cinema Paradiso, faisait autant office d’exception que de révélateur : dans ce film empreint de nostalgie, le cinéaste actait d’une certaine manière l’achèvement d’une époque, figurée symboliquement par la destruction d’un cinéma. La décennie écoulée avait vu la fermeture des studios et la disparition des petites salles rurales s’accompagner de l’inéluctable essor de la télévision, en particulier des chaînes commerciales, délitant ainsi le lien social qui pouvait s’incarner dans l’expérience cinématographique collective. D’une certaine manière, Ils vont tous bien ! prolonge ce regard mélancolique, et s’il ne parle pas directement du cinéma comme pouvait le faire son prédécesseur, il creuse son sillon, sur la question de la mémoire, des illusions, et de ce qui fait lien (ou sens) entre les êtres.
Ils vont tous bien ! se présente comme un voyage en Italie, en plusieurs étapes, associées à un des enfants de Matteo mais aussi à une grande ville italienne : Naples, puis Rome, puis Florence, puis Milan et enfin Turin. Ce trajet du Sud vers le Nord est, dans l’imaginaire collectif italien, évidemment associé à toute une symbolique : le Sud, ce sont les valeurs traditionnelles de famille ou d’honneur, mais c’est aussi la pauvreté ; le Nord, c’est la perte d’identité dans la modernité, mais aussi l’espoir d’une vie meilleure liée au développement économique et industriel. Curieusement, Giuseppe Tornatore déjoue, formellement, les attentes liées à cet itinéraire touristique potentiel, en évitant les cartes postales trop évidentes, et en ne filmant les monuments associés à chaque ville qu’à travers des filtres : la Basilique Santa Croce de Florence est reléguée à l’arrière-plan par la fenêtre d’un appartement, ou le Duomo de Milan enveloppé d’un nuage de lucioles artificielles. Ce faisant, il remet à plat les attendus topologiques, pour se focaliser sur son protagoniste principal. L’important dans Ils vont tous bien !, c’est finalement moins l’itinéraire que le voyageur.
Celui-ci se nomme Matteo Scuro (patronyme qui le place d’emblée sous de sombres perspectives) et est incarné, pour l’un de ses derniers rôles, par le plus célèbre acteur italien du XXème siècle, Marcello Mastroianni, porteur en tant que lui-même de toute une mémoire du cinéma italien. Vieilli, voûté, affublé de verres épais, il joue au spectre de celui qu’il a autrefois été. Il a non seulement une histoire à raconter (à tous ses interlocuteurs, il demande de lui demander son récit), mais il est en lui-même une histoire qui s’efface doucement.
La nature même de « voyage mental » d’Ils vont tous bien ! est assez clairement identifiée, dans la mise en scène de Giuseppe Tornatore, parce qu’on pourrait appeler une forme de « surgissement de la subjectivité ». L’essentiel du film est filmé de manière plutôt naturaliste, assez froide, mais de façon régulière, un élément de mise en scène inattendu va surgir, comme pour proclamer que nous sommes dans la tête de Matteo, dans sa perception déformée de la réalité. Les passants de la gare qui se figent pendant son coup de fil ; la Scala vide qui s’emplit de musiciens ; ou la transformation, au sein même d’un plan, d’un acteur adulte en son équivalent enfant, sont des artifices formels qui suggèrent que, pour Matteo, la perception de la réalité se confond avec la mémoire ou les illusions.
Sur ce dernier point, le titre décrit une situation dont le spectateur n’est très vite pas dupe, mais à laquelle Matteo ne cesse de se cramponner. Ses enfants n’ont pas suivi le chemin qu’il envisageait pour eux, il surestime leur réussite, et eux-mêmes lui mentent pour le protéger de la déception que provoquerait la vérité. A cet égard, la narration du film construit quelques mystères dont le spectateur peut aisément anticiper la résolution (notamment concernant un des fils), mais la tension n’est alors plus dans ce qui est advenu que dans la manière dont Matteo va finir par comprendre, ou accepter la vérité.
Le parcours de Matteo, et le questionnement existentiel qui le sous-tend, n’est toutefois par uniquement dirigé vers la douleur de l’acceptation, ou vers le désenchantement de la lucidité. Les nouvelles rencontrent l’accompagnent vers un ailleurs, où les illusions évoluent plus qu’elles ne disparaissent. La contemplation d’un cerf sur une autoroute ; une dernière danse avec une élégante inconnue ; et une adresse finale à son amour de toujours… c’est dans l’imminence de la mort qu’il semble enfin accepter la vie.
Il a été dit, en introduction, que Ils vont tous bien !, contrairement à Cinema Paradiso, ne parlait pas directement de cinéma. C’est un fait, mais difficile, tout de même, de ne pas percevoir le film dans les échos qu’il semble chercher à établir l’œuvre de Federico Fellini (avec lequel le scénariste Tonino Guerra avait plusieurs fois collaboré, notamment pour Amarcord, lui aussi centré sur la subjectivité des souvenirs), et en particulier avec La Dolce Vita, un des films fondateurs du cinéma italien moderne. Ces deux films (l’un comme l’autre porteurs de titres ironiques, il faut le rappeler) aux structures éclatées, fragmentées, mettent en scène Marcello Mastroianni dans le rôle d’un témoin, qui regarde impuissant les perturbations d’un monde qui le dépasse. À la fin de La Dolce Vita, Marcello Rubini (le « rubis ») se retrouvait sur une plage, face à une créature marine échouée, et il ne comprenait pas. Dans un flashback fantasmé d’Ils vont tous bien, Matteo Scuro (l’ « obscur ») tente sans y parvenir de sauver ses enfants, emportés par une sorte de méduse volante, et il ne comprend guère plus…
Porté par l’émouvante partition d’Ennio Morricone (fidèle collaborateur du cinéaste, qui lui consacrera d’ailleurs un beau documentaire-hommage en 2021, et qui apparaît brièvement dans le film, lors de la scène à la Scala), Ils vont tous bien ! parvient ainsi à se nourrir, sans être étouffé par son poids, d’une partie de l’histoire du cinéma italien l’ayant précédé. Plus modeste mais peut-être finalement plus profondément touchant que Cinema Paradiso, voilà un film qui offre à voir, à sourire et à méditer.