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Critique de film
Le film
Affiche du film

Hôtel Terminus

Analyse et critique

Sorti un an après la fin du procès de Klaus Barbie en juillet 1987, Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps s’intéresse à la vie de Klaus Barbie, de son enfance à son procès. Marcel Ophuls, connu essentiellement pour son documentaire Le Chagrin et la pitié sorti en 1969, détaille plus ou moins chronologiquement quatre grandes périodes de la vie de Klaus Barbie : son travail comme chef de la Gestapo de la région lyonnaise ; son passage par le CIC (Counter Intelligence Corps, un service de renseignement américain) après la guerre ; sa vie en Amérique latine durant une trentaine d’années ; son extradition et son procès en France. Durant 4h 30, Marcel Ophuls dresse un sombre portrait de Klaus Barbie et des événements auxquels il a participé. L’œuvre n’est pas exempte de défauts, nous y reviendrons, mais elle se révèle passionnante et d’une grande richesse historique. Nous reprendrons ici les différents aspects de la vie de Barbie, dans un ordre chronologique afin de faciliter l’analyse.


L’enfance de Barbie est traitée rapidement. Marcel Ophuls s’intéresse un peu aux parents de Barbie qui, comme son père Max Ophuls, venaient de la Sarre. Quelques camarades d’école de l’époque sont interviewés et de rares photos d’archives défilent. A l’inverse d’Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, qui s’attarde sur la vie d’Eichmann pour comprendre pourquoi ce dernier s’est retrouvé dans le parti nazi puis pourquoi il a envoyé à la mort des millions de personnes, Ophuls survole la vie de Barbie avant son arrivée à Lyon. Ce ne sont pas les motivations de ce dernier qui intéressent le réalisateur mais les réactions d’une époque au personnage et à ses actes.

Contrairement à ce que le sous-titre d’Hôtel Terminus laisse supposer, Ophuls n’examine pas le « temps » de Barbie. Quand il questionne des anciens compagnons ou quand il retourne sur les lieux d’enfance de ce dernier, c’est notre époque qu’il interroge. Le réalisateur met en avant le déni d’habitants refusant d’admettre qu’ils ont connu Barbie, qu’il a étudié dans telle école ou vécu dans tel immeuble. Il insiste sur la façon dont ses anciens camarades ou les gens ordinaires perçoivent Barbie aujourd’hui, comme un sympathique camarade ou un vieux bonhomme inoffensif. Klaus Barbie, sa vie et son temps, sous-titre ironique, à l’image du film, traite de la culpabilité et de la mémoire par un réalisateur révolté par l’oubli (1) et le déni, par le risque que les actes des anciens nazis n’intéressent plus que les anciennes victimes.



La première partie d’Hôtel Terminus porte sur le travail de Klaus Barbie à Lyon comme chef de la Gestapo. Surnommé le « boucher de Lyon », c’est sous ses ordres qu’a notamment été torturé Jean Moulin et qu’ont été déportés les enfants d’Izieu.

Comme dans Le Chagrin et la pitié, Ophuls questionne la Résistance, montre ses divisions, ses ambiguïtés. Mais il est ici plus mordant : excepté chez ses anciennes victimes, le cas Barbie ne passionne pas. Les anciens Résistants préfèrent s’écharper pour savoir qui a trahi, qui a parlé. Et puis bon, Jean Moulin, il était un peu communiste sur les bords vous savez... Quant aux enfants d’Izieu et aux autres victimes juives, ils ne les mentionnent guère, plus intéressés par leurs histoires de résistance. Les victimes juives sont surtout évoquées par les victimes juives. Une image de Barbie se dégage malgré tout de la somme des interviews, une image bien différente du vieux bonhomme qu’il vaudrait mieux laisser tranquille : celle d’un bourreau extrêmement violent qui a marqué à vie toutes ses victimes.


Ophuls, refusant la voix off assimilée à la voix de Dieu, reprend la technique du montage dialectique utilisée dans Le Chagrin et la pitié (Suleiman, 2002). Le sens provient de la juxtaposition des entretiens, de l’utilisation de la musique et de l’insertion d’images judicieusement choisies. Par le montage, il renforce le point de vue des victimes, soulignant leurs traumatismes toujours actuels, et décrédibilise ceux qui suggèrent de laisser Barbie en paix.

De plus, allant à l’encontre de la logique habituelle de l’intervieweur silencieux, Ophuls se met en scène. Dans Le Chagrin et la pitié, il était déjà présent à travers sa voix : il guidait les entretiens et se faisait tantôt compatissant, tantôt ironique. A l’image de Claude Lanzmann dans Shoah (2), il va plus loin ici : on le voit interpeller d’anciens nazis à leur domicile, contredire vertement ses interlocuteurs, les pousser dans leurs retranchements, au point parfois d’apparaître comme le méchant de l’histoire. Ophuls provoque le spectateur : non, il ne laissera pas les petits vieux en paix, tout ceci n’est pas de l’histoire ancienne.


A la libération de la France, Barbie réussit à rejoindre l’Allemagne. Après la guerre, recherché comme criminel de guerre, il se cache. En 1947, il est recruté par le CIC pour lequel il travaille 4 ans, le service de renseignement américain le protégeant de l’extradition demandée par la France. Ophuls revient sur cette période en s’entretenant avec d’anciens membres du service, allemands et américains. La plupart des intervenants tiennent un discours relativement lisse dont Ophuls montre les contradictions par le jeu du montage. Le spectateur hésite parfois entre mensonge et incompétence, quand par exemple un ex-responsable américain de Barbie refuse d’admettre la culpabilité de son ancien protégé.


Ophuls met en lumière le rôle trouble des Etats-Unis dans l’après-guerre, qui n’hésitaient pas à recycler d’anciens nazis au nom de la lutte contre le communisme. Cette partie sur le CIC nous a toutefois laissé une impression d’inachevé. Le réalisateur n’a, d’après nous, réussi à lever qu’une partie du voile sans briser le mur édifié par la langue de bois d’espions à la retraite faussement naïfs. Ils nient les événements, disent avoir oublié. Ici encore, le documentaire nous en apprend plus sur la mentalité d’une partie de l’élite américaine dans les années 80 que sur l’après-guerre en Allemagne. Au moment du tournage, la visite du président Ronald Reagan dans un cimetière comprenant les tombes d’anciens Waffen-SS venait de créer un scandale (https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Bitburg). Les espions retraités prennent donc bien garde à ne pas trop mouiller ni l’administration américaine ni eux-mêmes sur le cas Barbie. Ils insistent particulièrement sur le contexte de la guerre froide, l’arrivée de Reagan au pouvoir ayant redonné de la vigueur au discours anticommuniste.


Recherché par la police allemande pour vol, Barbie s’échappe en 1951, encore avec l’aide des Etats-Unis. Il passe par la « ratline » de San Girolamo, une route d’évasion des anciens nazis vers l’Amérique latine dirigée par le prêtre croate Krunoslav Draganovića, ancien Oustachi. Le témoin interrogé par Ophuls, Ivo Omrcamin, un ancien de la « ratline » de San Girolamo, n’hésite pas à impliquer le pape Paul VI durant l’entretien. A l’époque du tournage au milieu des années 80, l’histoire pouvait sembler farfelue. Elle est devenue crédible dans les années 2000, plusieurs documents prouvant à présent les liens entre Giovanni Battista Montini (le futur pape Paul VI) et la « ratline » de San Girolamo. (3)

De 1951 à son extradition en 1983, Klaus Barbie vit en Amérique du Sud sous une fausse identité, en Bolivie puis au Pérou. Le documentaire couvre amplement cette période, qui fut tournée en premier. Le producteur d’Hôtel Terminus avait réussi à récupérer des fonds et le temps pressait : Hugo Banzer, ancien dictateur bolivien ami de Barbie, pouvait revenir au pouvoir d’ici peu et il aurait probablement empêché le tournage (Friedman, 1994, p.34).



Les témoins boliviens et péruviens étonnent par leur franc-parler, surtout chez les anciens amis de Barbie : peu concernés par les exactions de ce dernier en Europe, ils parlent sans détour de leurs relations avec l’ancien nazi et de ses actions en Amérique latine. L’image du retraité inoffensif en prend encore pour son grade : en Bolivie, Barbie organise un trafic d’armes, collabore avec l’armée en fournissant des conseils sur les méthodes de torture, se lie d’amitié avec Hugo Banzer et crée une organisation paramilitaire d'extrême-droite composée de néo-nazis pour soutenir le dictateur bolivien. L’absence de sentiment de culpabilité et la liberté de parole des compagnons de route de Barbie montrent l’état de la société bolivienne de l’époque : bien qu’ayant quitté le pouvoir, l’ombre d’Hugo Banzer est encore bien présente et les anciens alliés de Barbie n’éprouvent pas le besoin de se cacher.

Nous finirons sur un bémol concernant cette partie latino-américaine. L’arrivée en Bolivie dans le documentaire tient de la caricature grossière : un montage d’images de Lima sur fond de musique andine digne des pires clichés. Ophüls souhaitait peut-être opposer ces images d’Epinal à la sordide réalité politique du pays. Si c’est le cas, c’est plutôt raté.

Après la chute d’Hugo Banzer et sous la pression des Klarsfeld, Barbie est finalement extradé à la demande de Mitterrand en 1983. Alors que l’hebdomadaire The Nation demande à Ophüls de couvrir par écrit le procès à venir, le producteur américain John S. Friedman suggère au réalisateur d’en faire plutôt un sujet de documentaire. Tout le monde pensait à l’époque que le procès aurait lieu sous peu mais des tergiversations politiques (4) et judiciaires le retardent. Il débute finalement en mai 1987, alors qu’Ophüls ne l’attendait plus et avait déjà commencé le montage d’Hôtel Terminus. Il tourna alors une vingtaine d’heures supplémentaires autour du palais de justice (Ophüls, 2014, p.254).



Cette partie permet à Ophüls d’aborder une dernière question polémique : la volonté de la justice française d’incorporer dans les chefs d’accusation les crimes de guerre (l’assassinat de Jean Moulin notamment), pourtant prescriptibles au bout de 20 ans, et de ne pas se contenter des crimes contre l’humanité (déportations des juifs), imprescriptibles. Un procès consacré uniquement à la déportation de juifs n’était-il pas assez porteur (5) ? Risquait-il de ne pas passionner l’opinion publique ? De plus, à partir du moment où les crimes de guerre s’avéraient imprescriptibles pour la justice française, quid de la torture et des crimes de guerre en Algérie ? Un résistant algérien torturé ne valait-il pas un résistant français torturé ? Ophüls nous montre ici l’hypocrisie de la société française et la sélectivité de sa mémoire.


Si Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps n’est probablement pas le document le plus complet sur la vie de Klaus Barbie (l’amateur d’Histoire en apprendra sans doute plus en lisant sa fiche Wikipedia), il s’avère être un film passionnant sur la culpabilité et la mémoire des sociétés occidentales par rapport aux crimes nazis. Le cas Barbie permet de voir la différence de traitement et de perception du passé nazi en Allemagne, en France, aux Etats-Unis et en Amérique Latine. De plus, si Ophüls évoque très peu les motivations et le parcours personnel de Barbie, il dresse à travers ses interviews un portrait du personnage, de son caractère violent, de son charisme, de son intelligence et de sa capacité à rebondir. Du coup, quand le personnage apparaît enfin en image vers la fin du documentaire, le spectateur n’est pas dupe de ce petit vieux apparemment paisible et philosophe.

Au final, si Ophüls n’aime guère ce documentaire, probablement en raison de sa difficile élaboration (6), Hôtel Terminus reste une œuvre incontournable.


(1) Triste ironie, suite à des péripéties liées à son voyage en Amérique Latine au début du tournage d’Hôtel Terminus, Ophüls a subi une opération chirurgicale et connait depuis des troubles de la mémoire (Ophüls, 2014, p.23).
(2) Ophüls a été très impressionné par Shoah, qu’il a vu juste après le tournage de la partie latino-américaine d’Hôtel Terminus et dont il a fait la critique pour American Film. Claude Lanzmann apparaît brièvement dans Hôtel Terminus.
(3) Voir un bon résumé en anglais effectué par le journal Haaretz; Plus généralement, sur le fonctionnement des « ratlines », le lecteur intéressé pourra se reporter au très intéressant ouvrage d’Uki Goñi centré sur les « ratlines » argentines, malheureusement non traduit en français (Goñi, 2002).
(4) Les liens de François Mitterrand avec l’extrême droite et son passé pétainiste ne furent révélés en détail que plusieurs années après le tournage du documentaire, en 1994 dans le livre de Pierre Péan (Péan, 1994).
(5) Les crimes contre l’humanité dans le procès Barbie ne pouvait porter que sur la déportation des juifs : comme expliqué dans Hôtel Terminus, lors de la rafle des enfants d’Izieu, le seul enfant non juif fut relâché par les Allemands lorsqu’ils se rendirent compte de leur méprise.
(6) Voir le chapitre consacré à Hôtel Terminus dans l’autobiographie d’Ophüls (Ophüls, 2014, pp.247-257).

Œuvres citées :

Arendt, Hannah, « Eichmann à Jérusalem », dans Les origines du totalitarisme / Eichmann à Jérusalem, coll. « quarto », Paris : Gallimard, 2002, p. 1015-1306.
Friedman, John S., « Hôtel Terminus – L’expérience d’un producteur américain », Images documentaires, 1994, vol. 18/19, p. 33-40. Disponible sur : http://www.imagesdocumentaires.fr/IMG/pdf/Idoc18_19.pdf (consulté le 29/04/2016)
Goñi, Uki, The Real Odessa: Smuggling the Nazis to Perón's Argentina, London : Granta, 2002, 410 p.
Ophüls, Marcel, Mémoires d’un fils à papa, Paris : Calmann-Lévy, 2014, 300 p.
Péan, Pierre, Une Jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947, Paris : Fayard, 1994, 616 p.
Suleiman, Susan Rubin, « History, Memory, and Moral Judgment in Documentary Film: On Marcel Ophüls's "Hotel Terminus: The Life and Times of Klaus Barbie" », Critical Inquiry, 2002, Vol. 28, No. 2, p. 509-541.

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La fiche IMDb du film

Par Jérémie de Albuquerque - le 9 mai 2016