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Critique de film
Le film
Affiche du film

High Hopes

L'histoire

Cyril (Phil Davis), coursier londonien, et Valerie (Heather Tobis), femme au foyer d’un petit entrepreneur infidèle et indifférent (Philip Jackson), sont réunis à quelques occasions par les besoins (ou la simple existence rappelée par un anniversaire) de leur mère (Edna Doré) une vieille dame seule et appauvrie. La dureté de leurs vies contraste avec l’euphorie du couple de yuppies (Lesley Manville, David Bambert) voisins de celle-ci, auxquels ils se retrouvent confrontés par un incident idiot exigeant d'elle qu’elle franchisse le seuil de leur appartement. Seule Shirley (Ruth Sheen), la compagne de Cyril, paraît quelque peu épargnée par la névrose ambiante... quoique son âge lui impose la question de l’enfant qu’elle aura ou non avec Cyril, dont il n’est jamais explicitement question.

Analyse et critique

Aussi difficile que cela puisse être à concevoir après quarante ans de néolibéralisme et le désespoir que ce régime inflige à une portion toujours grandissante de la population, la révolution conservatrice a suscité de véritables espoirs lors de son émergence. De faux espoirs évidemment, des espoirs qui témoignaient déjà de l’alliage contre-nature de stupidité et de perversité qui caractérise cette manière de penser la vie, mais des espoirs néanmoins. Mike Leigh ne les partageait pas, il n’en avait pas nécessairement beaucoup d’une autre variété (non pas que l’intervalle entre 1988 et 2020 lui ait donné spécialement tort), mais opposer son désespoir, qui n’était alors pas massivement partagé, à des espoirs dévoyés... c’est déjà ça. Il y a des visions du monde plus menaçantes et généreuses que celle du réalisme pessimiste, mais il a pour lui sa robustesse, son esprit de conséquence (« Je vous l’avais bien dit ») et à tout le moins l'absence de fausse conscience. Le passage de Leigh de la télévision au cinéma s’effectue sous le sceau du thatchérisme, une politique d’austérité sur le plan culturel qui le menaçait lui et sa troupe d’acteurs de connaître d’ici quelques années le sort des pauvres auxquels ils s’intéressaient alors et dont le niveau de vie n’était pas forcément éloigné du leur. Si Leigh témoigne d’une empathie pour les humiliés et les offensés, où ce mélange d’identification et de projection joue un rôle central, il est sans pitié avec ceux qui se voilent la face, qui croient en être, représenter « la chose, la vraie » quand ils sont en réalité à compter dans le panier des perdants. Ce clivage dans High Hopes s’opère au sein de la même famille, déchirée entre un frère qui a visiblement la sympathie du cinéaste et une sœur à laquelle il témoigne une égale antipathie.

Il y a d’un côté Cyril et Shirley, sa compagne depuis dix ans, un couple de précaires arborant les signes d’une certaine contestation sur un versant plus ouvrier que bourgeois, de l’autre Valerie, mariée à un entrepreneur volage qui l’entretient (avec avarice) et la néglige (s’il lui refuse son « argent de poche », il se désintéresse dans le même temps sexuellement de sa personne), la laissant à la compagnie de son toutou et une pratique du fitness au degré de dévotion presque monacal. Le frère et la sœur adultes n’ont plus vraiment de raison de se parler, leurs rapports sont conditionnés et motivés par l’existence de leur mère, une vieille femme dépressive et isolée. Deux événements les mettent en rapport plus ou moins obligé : d’abord un incident où la vieille dame, ayant oublié ses clés, se retrouve enfermée dehors et doit attendre chez ses voisins ; ensuite une cérémonie d’anniversaire organisée par Valerie, qui paraît tourner autour de sa personne plus que du prétexte que représente sa mère pour célébrer son propre confort matériel (les gadgets ont ici valeur de potlatch). L’après-midi où la mère ne peut plus rentrer chez elle (un logement fourni par l’État, racheté avec toutes ses économies par son habitante et motif supplémentaire d’inimitié entre ses rejetons : à son décès il s’agira de la revendre pour en tirer un profit, ce qui était probablement la raison qu’avait la fille de suggérer à sa mère cet achat) confronte cette famille des classes populaires à des voisins plus riches : une parvenue méprisante du nom de Laetitia et son sinistre mari adepte du nœud papillon en toutes occasions (look pas très éloigné de celui du propriétaire psychopathe de Naked), la première acceptant de mauvaise grâce que la vieille dame entre chez eux (mais, pensez-vous : sans son cabas) le temps de joindre ses enfants pour qu’ils lui ouvrent avec leur double des clés. Qui viendra finalement lui ouvrir la porte de chez elle ? Dans la tradition de Dickens, le sens de l'observation sociale de Leigh prend des dimensions violemment morales. Il convient de remarquer que même les personnes à qui leur fortune permet de se montrer dédaigneuses restent en dernière analyse des petits-bourgeois. Valerie se trompe quand elle présume d'un marchand de vin qu'il fréquente la City. Paradoxalement, l’emploi ingrat de coursier de Cyril le rend concrètement, physiquement, plus proche des cercles que cet ambitieux convoite (alors même qu’il enjoint à ceux au-dessous de lui de « rester à leur place »).

Alors même que Cyril et Shirley sont ceux, de ces trois couples, qui vivent le plus pauvrement, leur existence est aussi montrée comme la plus riche, la seule à laquelle le cinéaste concède une signification (aussi désabusée soit-elle). Ils ont beau être ceux qui ont le moins, ils sont ici les seuls à faire preuve d’une capacité d’accueil : avec le brave demeuré venu trouver un emploi dans la capitale qu’ils accueillent quelques jours avant qu’il ne reparte d’où il est venu (signe des temps : les Nike criardes qu’il arbore et qui font sourire le couple seraient désormais celles que pourraient porter une Laetitia, ce qui trahissait un « plouc » est devenu à l’autre bout de la roue de la mode le signe d’une urbanité à velléités d’ascension sociale). Leur soirée à jouer au billard au pub contraste dans sa simplicité avec la manière sinueuse et grotesque dont Valerie et Rupert s’échinent à singer une idée, qui plus est à côté de la plaque, de la manière dont se comportent les gens de la haute. Non pas que tout aille bien entre eux : une décennie passée ensemble, c’est déjà beaucoup, ça pose des questions pour la suite. Elles tournent autour du diaphragme que Shirley n’a pas envie de mettre et de l’enfant potentiel que cette trentenaire pourrait mettre au monde, question jamais explicitement posée mais qui hante toutes leurs conversations. Accueillir un enfant dans le monde, c’est faire le pari d’un espoir et Cyril n’en a, jusqu'à une indication finale du contraire, aucun.

Le signe à la fois secret et flagrant de l’inégalité dans le film est l’accomplissement sexuel : tout excités de leur (toute relative) réussite sociale, Laetitia et Rupert ont constamment envie l’un de l’autre (tant et si bien qu’il faudrait en plein après-midi chasser une octogénaire de chez eux pour pouvoir en revenir aux choses sérieuses). Leur tentative d’approche sous le sceau de l'infantilisme, dans les escaliers menant à leur chambre à coucher, impliquant comme objet transitionnel un ours en peluche n’est pas sans lien avec la manière dont Shirley joue avec les doigts de pieds de Cyril au lit comme s’ils étaient des personnages de dessin animé. Or une seule de ces situations aboutit à l’acte suggéré. De même, si celui que toute sa belle-famille traite de queutard couche à tous les coins de rue (il prend même le temps de laisser sa belle-mère attendre dans sa voiture le temps de se jeter dans l’appartement de la jeune femme qu’il entretient et qui visiblement redoute ses visites comme un mauvais moment à passer), la femme qu’il a épousée se languit, ses tentatives de lui plaire restent vouées à l’échec. Elle n’est plus qu’un objet de plus pour lui au sein de sa demeure clinquante et tapageuse. La maîtresse et l’épouse ont en commun de fantasmer sur des hommes (Clint Eastwood, Michael Douglas) éloignés du pauvre type qui poursuit de ses ardeurs celle qui ne veut pas de lui et rejette celle qui le désire.

Les situations qui se rapprochent le plus du huis clos (l’incident autour des clés, l’anniversaire et son malaise) évoquent la forme de théâtre filmé par laquelle Leigh s’est illustré au début de sa carrière. L’extrême typification à laquelle il a recours (les costumes des différents personnages atteignent ce point critique du naturalisme où les êtres se retrouvent figés en socio-types) puise probablement dans l’habitude des planches et le sens de la stylisation qui l’accompagne. Au sujet des classes populaires anglaises, cette manière de figurer des types (il y a chez Leigh une dialectique entre sa rigidité et la spontanéité ramenée par le jeu) est un écueil qu’évitent plus facilement deux autres cinéastes de sa génération pourtant aussi différents que Ken Loach et Terence Davies (peut-être parce qu’ils sont eux-mêmes issus des classes populaires, contrairement au renégat qu’était Leigh). Toutefois, High Hopes a le mérite d’utiliser cette tendance au typage (et le risque d’une condescendance qui l’accompagne inévitablement) à des fins polémiques venimeuses. Elle enserre et étouffe les prétentieux, les hypocrites, des êtres pétris de fausse conscience - de faux gagnants et de vrais perdants.

Qui dit fausse conscience dit Marx, le penseur dont la tête (trop grosse d’après Shirley) trône explicitement dans le film. Elle accompagne Cyril se recueillir sur sa tombe (lui qu'il associe au pouvoir syndical, aux nationalisations, à l’État-Providence... à tout ce que Margaret Thatcher, cette fille d’épicier qui enjoignait les autres gens nés du mauvais côté de la barrière sociale à se poignarder dans le dos en soutenant gaiement leurs oppresseurs, a alors déjà bien démantelé). Sur la stèle figure sa reprise célèbre d’une phrase de Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. » Or quelles transformations Cyril constate-t-il ? Celles opérées par un mouvement réactionnaire triomphant (son pronostic de l’an 2000 est d’une exactitude déprimante). Lui-même n’est pas un militant, mais un observateur. La lucidité même de son diagnostic le paralyse, le condamne à une position de contestataire de canapé que sa compagne regarde avec ambivalence (un mélange d’admiration pour son esprit d'analyse et de réprobation pour son manque de volonté). Il se montre acerbe et cruel avec la jeune femme qu’ils accueillent pour le thé, une communiste (d’après elle, la situation est « mûre » pour une révolution nationale) qui va tous les mercredis aux réunions du parti (plus une cellule de soutien, au vu de la manière dont elle en parle) et qui envisage d'aider à l’automne à la récolte du café au Nicaragua, qu’il accuse (avec le purisme des inactifs) de duplicité pour son appel au renversement du capitalisme quand elle rêve dans le même temps de monter une petite affaire de saisonnière. Le fait qu’elle soit présentée, non seulement comme un cas social mais une personne à la psyché fragile (1), ne la place pas vraiment dans une situation d’égalité avec son contradicteur (tout cet aparté semble servir à Leigh à affirmer que ce n’est encore là qu’une variété supplémentaire, quoique moins répugnante, de fausse conscience). Peut-être la personne la plus sage dans la pièce est la plus silencieuse, Shirley qui sert de médiatrice et dont le regard ardent témoigne d’une détresse : celle de saisir que le désespoir de Cyril les condamne à la stérilité.

En 2026, Shirley sera une dame âgée, constate-t-elle. Ce sera aussi le centenaire de la grève générale au Royaume-Uni, comme le remarque Cyril. Elle pourrait en somme ressembler à cette vieille dame (qui a eu des enfants sur le tard) qu’est sa belle-mère. Une femme seule, sans espoirs, fixée en un gros plan terrible, alors que ses enfants se disputent hors cadre, moment de solitude désemparée qui évoque d’autres plans, rapprochés et longs, similaires dans l’œuvre de Leigh : celui du jeune chômeur sans perspectives que son accablement transforme en pantin désarticulé dans Meantime, ou du mari au bord de l’implosion par frustration, par déception de ses aspirations, dans Abigail’s Party. Si Leigh fait preuve d'une patience très limitée avec la fausse conscience, son regard se révèle prolongé, triste, tendre et révolté (plus que consolateur) quand il fixe cette détresse qui ne se nourrit de plus rien d’autre que d’elle-même. Cette nudité de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus démunie (ces gros plans qui possèdent la ferveur de ceux de Bergman). La longueur du plan dit l’attachement, de même que l’œuvre de ce cinéaste désabusé jusqu’à la paralysie témoigne d’une qualité très opposée à l’éthos néolibéral : la loyauté. Celle à des comédiennes et comédiens qu’il retrouve de film en film à travers les décennies, à un compositeur (Andrew Dickson) dont les cordes lancinantes laissent présager la partition tendue, vivement mélancolique, de la salve ravageuse de désespoir que sera Naked. Si Leigh n’a pas les dispositions d’un révolutionnaire (non pas qu'il soit pertinent de le relever au sujet de tous ses films, mais celui-ci entend traiter directement de cette question), il a hérité du théâtre une poche authentique de résistance : la notion de troupe et la fidélité qui va avec. Il y a de cette forme d’espoir par bribes dans High Hopes : nous serons là les uns pour les autres.

(1) On trouverait là un précédent à l’idée passionnante et déplaisante, à la fois pertinente et discutable, de Another Year, où un couple heureux finit par fermer sa porte à une femme en détresse, une amie pour laquelle ils ne peuvent plus rien (ni concrètement, ni par une capacité d’écoute) et qui leur paraît à force gâcher leur propre « bonheur ».

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 22 juillet 2020