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Critique de film
Le film
Affiche du film

For Ever Mozart

L'histoire

Une troupe d'idéalistes, menée par Camille (Madeleine Assas), petite-fille de Camus et lectrice de L'Homme Révolté, part sur les routes en direction de Sarajevo y monter une pièce de Musset au milieu d’une zone de conflits. Son père, Vicky (Vicky Messica) cherche, lui, à réaliser un long-métrage de cinéma axé autour d’une jeune actrice (Bérangère Allaux).

Analyse et critique

« T'as lu l'article du petit Sollers ? »

« J’ai essayé de me souvenir quand j’ai eu l’idée de ce titre : For Ever Mozart. C’est venu d’un projet que j’avais avec l’éditeur de la musique du film, une société allemande, ECM Records, qui publie Keith Jarret, Arvo Pärt, des musiciens comme ça. Je voulais faire un film sur Mozart, à propos de Mozart, que j’avais déjà appelé For Ever Mozart dans ma tête. Et je ne me souviens plus très bien quel était le sujet ou l’histoire. C’était l’Américain qui, à Vienne, un jour d’ivresse, en 1945, avait tué Anton Webern. Voilà. Je ne m’en souviens plus très bien. Je voulais appeler ça For Ever Mozart, car il était reconnu par un critique à un moment donné pendant l’exécution d’une œuvre de Mozart. C’est comme ça qu’est venu le titre. (…) J’ai lu un article d’un écrivain, Philippe Sollers, qui était sur Marivaux, dans Le Monde des livres. Dans cet article qui s’appelait Profond Marivaux, où il parlait de Marivaux, à un moment il se moquait d’un écrivain américain que j’ai connu à l’époque où je faisais de la critique de cinéma, Susan Sontag, qui a écrit un beau livre sur la photographie, et qui, elle, montait une pièce de Beckett à Sarajevo. Et Philippe se moquait, ironisait là-dessus, en disant : « Il ne faut pas. Ils sont déjà assez misérables. Il ne faut pas monter du Beckett là-bas. Il faut monter Marivaux ». Ça m’a donné l’idée de faire un film qui s’appellerait Les Jeux de l’amour et du hasard à Sarajevo. Et je suis allé acheter un Marivaux à la petite librairie de Rolle, là où j’habite en Suisse Romande. Mais ils n’avaient pas, bien sûr, de Marivaux. Par contre il leur restait un Musset qui était On ne badine pas avec l’amour. Et donc le film est devenu On ne badine pas avec l’amour à Sarajevo, qui sonnait beaucoup mieux, je trouve. Et bon, j’ai imaginé que dans ce film il y aurait deux ou trois jeunes gens qui partiraient pour monter cette pièce à Sarajevo. Ce seraient leurs aventures sur la route et les endroits où ils seraient arrêtés en cours de route. Et ils n’arriveraient pas jusque là-bas. » JLG (conférence de presse en 1996) (1)

En matière de mise en scène de musique interprétée à l’écran, Godard ne filme plus les Rolling Stones façon One+One (les Rita Mitsouko, j'y reviendrai) mais l’Orchestre des Jeunes de Fribourg (CH, pas DE). En dépit de son titre, For Ever Mozart fait un usage somme toute parcimonieux, différé au maximum, de la musique de ce géant du classique. Qu’est-ce donc qui lui fait ici obstacle ? Cela même qui barre la route à la haute culture, ce que le cinéaste perçoit comme une barbarie responsable de la guerre sur le continent européen. Ce qui le préoccupe ici est l’horizon de la fin d’une civilisation – et le remède possible, mais présentement utopique, qui serait l’invocation conjuratoire de ses hauts faits artistiques, civilisationnels. Celui qui aimait à dire que quand il entend le mot « culture » il sort son carnet de chèques, ici sinon défend, du moins interroge, la capacité potentielle de l’art à sauver une culture qui ne mérite plus forcément de l’être. La question mélancolique et fataliste devient bien sûr : y a-t-il encore des yeux pour voir (concernant un cinéaste) ou des oreilles pour entendre ? Comme il l’indique lui-même, Godard rumine alors sur la présence de conflits guerriers (hier et aujourd’hui) en Europe quand il est frappé par un article de Philippe Sollers dans Le Monde des Livres, Profond Marivaux, par une remarque surtout, JLG-lecteur procédant un peu comme le JLG-colleur : « C’est le Triomphe de l’amour qu’il fallait aller jouer à Sarajevo, et non pas En attendant Godot, comme a cru bon de le faire un écrivain-femme américain, avec autant de perversité inconsciente que d’indécence. » (2) Dont acte par les personnages du film qui, cependant, ne partent pas y jouer Marivaux (ils n’en ont trouvé une copie nulle part, comme si la légèreté était d’ores et déjà complètement absente), mais Musset (on a connu dramaturge moins porté sur le pathos). Le titre choisi prohibe déjà tout badinage. L’aspiration à la légèreté face à un monde en flammes est immédiatement entravée et le film témoignera, en dépit de son ironie cinglante, d’un certain pathétisme.

Ce pathos est en partie celui d’un vieil homme amoureux – et du décalage générationnel qui s’en ressent. À la recherche d’une actrice pour jouer « l’Actrice » dans un film dans le film (réminiscent d’une production récemment avortée avec Paulo Branco), Le Boléro Fatal, Godard repère (d’abord par une photographie) Bérangère Allaux, alors élève de première année à L'École supérieure d'art dramatique du Théâtre National de Strasbourg. Il s’éprend passionnément d’elle. Leur relation ne durera pas et les projets esquissés ensuite ensemble ne verront pas le jour (ou du moins pas sous cette forme : il l’envisageait pour une première version d’Éloge de l’Amour). Godard aurait voulu la filmer ici telle Rita Hayworth (le modèle donné à l’actrice), ressusciter hors-studio un glamour qui y avait été fabriqué, mais ne donnant pas de nom au personnage qu’Allaux incarne, c’est comme, si plus durement, il lui demandait de représenter une no-name dans son premier long-métrage. Elle reste un fantasme pour lui (« l’Actrice » dans son essence même) et son apparition, dans un film déjà contraint et douloureux, accentue dans son âpreté le doute transmis par l’ensemble que la création artistique soit à même de transcender quoi que ce soit – peines collectives ou intimes. La Comtesse aux Pieds Nus n'est plus de ce monde. Mais Godard possède un talent pour travailler ce qui chez d’autres ne serait que stricte négativité (ce que lui permet sa grande ruse) et cette difficulté globale, ce sentiment de manque, confèrent quelque chose d’assez saisissant au film.

Celui-ci s’ouvre aux alentours du Théâtre de Vidy (où Godard scénographiera une salle de projection pour Le Livre d’Image), lieu où se déroule un casting (un défilé sèchement cruel proche de celui de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, les chômeurs en moins). Vicky Messica, cinéaste, y cherche des visages pour son Boléro Fatal (une allusion vache à l'érotomanie justifiée par le cachet haute-culture de Prénom Carmen ?). Homme de cinéma, il a une fille, Camille, femme de théâtre, au chômage depuis trois ans, qui avant cela se consacrait à un activisme propalestinien. Elle compte Albert Camus comme grand-père du côté maternel. Elle décide de concrétiser l’idée discutée avec son frère Jérôme de monter un classique français à Sarajevo. Elle embarque une troupe avec elle en direction de la Bosnie-Herzégovine, dont Damila (Ghaya Lacroix), la bonne de la famille. Outre de faire allusion à l’arabophilie godardienne (la fille lit Hasards de l’Arabie heureuse, comme Une ambition dans le désert sera convoqué dans le Livre d’Image) cette « pièce rapportée » opère un commentaire indirect sur les différentes religions présentes sur le continent européen, en l’occurrence les Balkans, étant donné le caractère multi-ethnique de la région et la présence de l’islam sur place (Damila arrivée là parle de « votre Christ »). Non pas qu’elle s’en sortira mieux là-bas : elle sera une des premières victimes de viol sur un territoire de conflit où, entre les explosions, les charniers et les tirs, les violences sexuelles sont légions.


Sarajevo per se devra attendre Notre Musique. Godard ne va évidemment pas filmer sur place la guerre des Balkans et « recrée » le coin de campagne (l’équipe n’arrivera jamais dans cette ville), où les protagonistes se font agresser par des milices pro-serbes, du côté savoyard du Léman : c’est une propriété familiale des Godard, dans un état de déréliction assez avancée, qui sert de décor, renforçant implicitement un sentiment de dégradation, du temps qui détruit tout (quand les acteurs regardent une paroi et la commentent en off, ils sont face aux annotations des grands-parents de Godard qui notaient la taille de leurs petits-enfants). Les images de conflits guerriers sont mises en scène sur le mode de la réduction et du minimal mais c’est paradoxalement ce caractère anti-spectaculaire qui les rend si dures : il en faut peu, en termes de boue et d’explosifs, pour mettre des comédiens dans un sale état, les éprouver physiquement. Cette manière de montrer l'horreur guerrière en s'attachant à ses signes les plus primaires (idiots, en un sens) et reproductibles n'est pas sans rappeller Les Carabiniers.  D’être simplifiée, traitée dans sa nudité, la violence n’en devient que plus réellement frappante. Elle passe par des images simples (à valeur partiellement symboliques). Un Caporal mime l’enculage d’une journaliste se vantant d'être récemment apparue sur CNN, avant que Camille et un comparse ne soient mis face à un mur, pantalons baissés et que, hors-champ, sur des bruits de verre, des tessons ne servent à les pénétrer (la sodomie et le carnet de chèques, deux leitmotivs affables de la filmographie godarnienne que l’on retrouvera ici). Alors que l’on se dirigeait vers Sarajevo, le costume d’un membre d’une soldatesque évoque les Poilus. Dans les dialogues, la guerre d’Espagne était auparavant évoquée, avant que même la Révolution française n'ait droit à un rappel. Depuis Allemagne année 90 neuf zéro, Godard n’a de cesse, très sceptique devant le modèle de la reconstruction européenne, de critiquer le discours de « L’Europe de la Paix ». La guerre des Balkans n’a pas l’air de le surprendre outre mesure. La rhétorique alors en vogue de l’homogénéité continentale se heurte non seulement à ce conflit inter-ethnique, mais à la simple diversité des langues (outre le français et l’arabe, on entend ici de l’anglais et du serbo-croate). Pour voir la guerre, il suffit à un Lausannois ou un Parisien de prendre le train, ou sa voiture. Ce n’est pas le trajet qui est un problème : le fiasco est ce qu'on découvrira sur place et il nous implique (le film décrivant une guerre d'influences).

Le salut ne viendra pas plus du cinéma que du théâtre, militants ou non. Camille sacrifiée, le film s’intéresse à son père, Vicky, qui tourne au bord d’une mer houleuse, devant le ressac de l'Atlantique, un film qui voudrait retrouver la grâce du fordisme. Quelque chose cloche : une allusion à She wore a yellow ribbon, venant poétiquement rencontrer l’anorak jaune canari d’une scripte, y associe à tort la présence d'Henry Fonda. Et ce n’est pas gagné : la plage a surtout été choisie pour sa proximité avec un casino (où le Baron producteur conduit ses opérations), les acteurs parce qu’ils ne coûtent pas cher. La pratique artistique a dans le film partie liée et avec la politique (un cabinet ministériel dont la famille Vitalis semble proche) et avec le monde financier sur son versant le moins adoubé (les jeux d’argent, quitte à fuir avec le butin d’un vol). L’intégrité pour Vitalis semble se résumer à la question de tenir le geste, mais en le poussant en l’occurrence jusqu’à l’absurde : protégé, en intérieur, il demande à l’Actrice, sur la plage, au-dehors, sous le vent et devant les vagues, de répéter des centaines de fois la même affirmation : « Oui ». (3) Cette forme de torture finit par faire entendre tout l’inverse qu’une assertion positive, un effondrement nihiliste. Si elle porte un costume d’époque flamboyant, c’est pour mieux en être dévêtue, ramenée à la condition de corps, tels ceux qui étaient abusés et jetés dans un charnier. Comme si la valeur du jeu ne se mesurait plus qu'à la souffrance des interprètes sur le plateau. Et pourquoi tant de peines ? Devant le cinéma où le film sort, le producteur espère qu’il pourra tirer du chiffre des entrées des montres suisses, Longines ou Tissot, à offrir à sa fille, mais elle lui rétorque qu’au vu de la file elle ferait mieux de s’attendre à une Swatch. Un gamin s'enquiert de si on verra des « roplolos » (ou autres synonymes plus attendus) et quand il se voit répondre par la négative (quand bien même ce serait dans l’absolu le cas) préfère avec son copain se tourner vers Terminator 4. Tous les spectateurs ressortent au pas de course de la salle la séance à peine entamée.

L’arrivée à Mozart, si elle possède une certaine modestie en apparence (ce sont de jeunes personnes qu’on forme à le jouer, le maniérisme vestimentaire de l’homme invité à chanter la cantate peut prêter à sourire, la foule venue écouter le concert est, elle, socialement composite), sert à un parallèle qui ne l’est pas. Il est un compositeur mort méconnu, pauvre, ayant lutté avec l’establishment de son vivant (le fameux « trop de notes » est dit par un membre du public) et son introduction sert moins à faire résonner ses tribulations avec celles de Vitalis que de Godard lui-même, personnalité célèbre, médiatique, mais dont les films ne font plus vraiment d’entrées. Ce qu’il semble suggérer est qu’il n'en fait pas en premier lieu pour un présent qu’il dédaigne mais pour la postérité (ce que le cinéma, comme la musique, permet, mais que le théâtre interdit). Ce qu’il y a de plus douloureux dans For Ever Mozart concerne de ce point de vue moins la guerre de Yougoslavie (Godard, d’une bonne ponctualité helvétique, était assez à l’heure, en terme de réactivité à l'actualité (4)) que le hiatus culturel entre JLG et le public de cinéma des années 1990. Entre ses contemporains et lui, ça ne marche plus - par conséquent, entre les acteurs, le monde du cinéma en général, et lui, plus vraiment non plus. L'œuvre de Godard n’aura eu de cesse d’osciller entre repli sur soi et ouverture au monde, dans une dialectique demandant parfois de compatir avec lui au moment même où il nous prend nous, les autres, de haut. Son cinéma, ça a toujours été l’exception contre la règle, c’est-à-dire le choix, ou le fardeau, de la solitude. Peut-être les pythies peuvent-elles aussi avoir une valeur conjuratoire : s’il y a eu un Terminator Salvation (puis Genisys et Dark Fate), il n’y a jamais eu de Terminator 4. A-t-on vraiment gagné au change ?


(1)  www.pileface.com/sollers/spip.php?article1130

(2) www.pileface.com/sollers/spip.php?article1727#section1

(3) La scène de Baisers Volés où Antoine Doinel répète à n'en plus finir son prénom devant une glace est possiblement celle où Truffaut s'est le plus rapproché de ce genre d'opérations godardiennes d'annihilation du sens par effets de boucle.

(4) Outre sa mention dans Hélas pour moi, le conflit lui avait déjà inspiré un de ses plus beaux courts-métrages  : Je vous salue SarajevoJe vous salue Belgrade après les 78 jours de bombardements par l'OTAN, il y a pas eu.

Source biographique :  Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)

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Par Jean Gavril Sluka - le 6 avril 2023