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Critique de film
Le film
Affiche du film

Femmes au bord de la crise de nerfs

(Mujeres al borde de un ataque de "nervios")

L'histoire

Madrid, fin des années 1980. Pepa (Carmen Maura), une comédienne spécialisée dans le doublage de films, est quittée par son amant - et collègue - Iván (Fernando Guillén). Pepa tente, pour l'heure sans succès, d'entrer en contact avec ce dernier pour lui annoncer une nouvelle d'importance et les concernant tous les deux... Déjà perturbé, le quotidien de Pepa le devient encore un peu plus lorsque Candela (María Barranco), une amie exerçant le métier de mannequin, vient se réfugier chez elle. La jeune femme fuit la police, craignant d'être incriminée dans une tentative d'attentat ourdie par des terroristes chiites. Cherchant par ailleurs à louer l'appartement qu'elle occupait jusqu'ici, Pepa est en quête de nouveaux occupants pour celui-ci. C'est ainsi qu'elle fait bientôt la rencontre d'un jeune couple de locataires potentiels : Carlos (Antonio Banderas) et sa fiancée Marisa (Rossy de Palma). Mais le "hasard" fait étrangement les choses : Carlos est en réalité le fils qu'Iván a eu avec une autre femme, Lucía (Julieta Serrano)...

Analyse et critique

C'est avec Femmes au bord de la crise de nerfs que Pedro Almodóvar s'est imposé en France, tant auprès du public que de la critique. Partiellement distribués dans l'Hexagone (1), les films précédents du cinéaste espagnol n'avaient connu que des succès modestes dans les salles nationales, réunissant à chaque fois tout au plus quelques dizaines de milliers de spectateurs et spectatrices. (2) Auréolé de sa sélection aux Oscars - Femmes au bord de la crise de nerfs concourut en 1989 dans la catégorie du meilleur film étranger - ainsi que de ses récompenses vénitiennes (3), le huitième long métrage de Pedro Almodóvar dépassa quant à lui le demi-million d'entrées en France. L'élogieuse réception critique de Femmes au bord de la crise de nerfs joua aussi, certainement, un rôle dans le triomphe hexagonal du film. Jusque-là plus appréhendé par la presse cinéphile comme symptôme sociologique de la Movida post-franquiste qu'en tant que cinéaste, Pedro Almodóvar reçut enfin avec Femmes au bord de la crise de nerfs ses galons d'auteur. Un basculement critique dont témoignaient, notamment, ces propos de Thierry Jousse dans Les Cahiers du Cinéma : "Il est peut-être temps, au moment où sort son septième (4) long métrage de parler de Pedro Almodovar [sic] autrement que comme d’un pur effet de mode. D’autant que Femmes au bord de la crise de nerfs témoigne d’une maîtrise réelle qu’on ne soupçonnait pas vraiment au vu de ses précédents films." Un avis que partageait par ailleurs Positif, dans lequel Paul-Louis Thirard écrivait : "Almodovar [sic] fait montre, ici, de bien plus de brio, de brillant dans la mise en scène que dans son film de "début", Dans les ténèbres (5) : le rapprochement des deux films est édifiant." Encore plus enthousiaste, Raphaël Bassan déclarait dans La Saison Cinématographique 1989 : "À quelques connotations spécifiques près, Femmes au bord de la crise de nerfs aurait pu être signé par Billy Wilder." (6) Soit autant de points de vue critiques qui, plus d'un quart de siècle après la première sortie française du film, demeurent parfaitement opérants. Cette heureuse reprise par Tamasa, en ce mois d'août 2015, de Femmes au bord de la crise de nerfs permet en effet de constater de visu que l'on a bel et bien là affaire à un authentique classique de l'Histoire du 7ème Art.

Car sous ses jouissifs atours kitsch et vaudevillesques, c'est une passionnante réflexion sur la nature même du cinéma que Femmes au bord de la crise de nerfs propose à ses spectateurs et spectatrices. De prime abord, le film semble pourtant découler de référents autres que filmiques. Les uns sont théâtraux. On sait qu’avec Femmes au bord de la crise de nerfs "Pedro Almodovar [sic] avoue avoir eu l’idée d’adapter La voix humaine de Cocteau." (7) C’est, encore, par une chanson interprétée par La Lupe et intitulée Puro Teatro que défile le générique de fin du long métrage dont la majeure partie se déroule dans le décor aux allures boulevardières d’un appartement madrilène. Nombre d’autres références immédiatement identifiables sont télévisées. Le très sentimental et très rebondissant scénario du film fait écho à ceux des telenovelas latino-américaines diffusées en Espagne dès les années 1970. (8) Notons encore que Pepa cachetonne en incarnant « la mère du célèbre assassin de Cuatro Caminos » dans une improbable publicité télévisuelle pour la lessive « Ecce Omo » ! Mais en réalité, c'est du 7ème Art que Femmes au bord de la crise de nerfs tire l'essentiel d’une substance tant narrative que formelle, faisant du cinéma son objet central.

Un parti pris qu'énonce, brillamment, un ensemble de scènes se déroulant durant les premières minutes du film et montrant Iván, puis Pepa, doubler en castillan une scène de Johnny Guitar. Ces instants permettent d’abord d'envisager le cinéma sous son versant le plus technique, ainsi que l’annonçait déjà l’un des collages du générique inscrivant le nom de Pedro Almodóvar sur fond de silhouettes de lampes à arc et de perches de prise de son. Un gros plan détaille le défilement de la pellicule dans un projecteur tandis que s’égrènent à l’écran le compte-à-rebours précédant le début de la projection à proprement parler. Puis d’autres images montrent les comédiens, casque sur les oreilles, bouche au plus près du micro, enregistrant leurs répliques. Femmes au bord de la crise de nerfs n’envisage cependant pas seulement le 7ème Art sous l’angle de sa fabrication mais aussi - et surtout - comme un phénomène artistique majeur. Pedro Almodóvar parsème son film de citations, plus ou moins explicites, à des réalisateurs ayant marqué l’Histoire du médium cinématographique. Parmi la liste des artistes ainsi inclus par l’Espagnol dans la trame de Femmes au bord de la crise de nerfs, apparaît bien entendu le nom de Nicholas Ray dont certaines des images de Johnny Guitar se substituent éphémèrement, lors des scènes de doublage, à celles de Pedro Almodóvar.

Au sein du panthéon filmique dessiné par ce dernier s’ajoute encore le nom de Federico Fellini, dont l’ombre plane sur une séquence de rêve à l’atmosphère visuelle - Iván au milieu d’une théorie de femmes, incarnant chacune un fantasme masculin, filmées en noir et blanc - et sonore - la bande-son reproduit le souffle à la fois étrange et sinistre du vent - rappelant notamment celle de Huit et demi (Otto e mezzo, 1963). Alfred Hitchcock fait encore partie du registre citatif de Femmes au bord de la crise de nerfs, plus précisément Fenêtre sur cour à l’occasion d’une série de champs / contre-champs montrant Pepa observer, à la faveur de fenêtres éclairées, les occupants d’un immeuble parmi lesquels se distingue une jeune danseuse énergique et peu vêtue... Et il ne s’agit là que de quelques-unes des références cinéphiles convoquées par un film qui, comme l’écrivait encore Thierry Jousse en 1989 inclut aussi "Godard aussi bien que […] l’Avant-garde française des années 20 [ou bien encore la] comédie sophistiquée […] à la Billy Wilder ou à la Blake Edwards." (9)

 

En tissant à l’écran une tapisserie filmique faite d’autant d’emprunts à l’Histoire du 7ème Art, c’est donc fondamentalement de cinéma que nous parle Pedro Almodóvar. Plus précisément pour dire à ses spectateurs et spectatrices quelles sont - du moins selon le réalisateur espagnol - quelques-unes des fonctions essentielles du cinéma. Parmi celles-ci, Femmes au bord de la crise de nerfs fait d’abord la démonstration de la capacité quasi magique du cinéma à créer l’illusion de la présence de ceux et celles à jamais perdu(e)s. C’est ainsi que lors de la séquence de la postsynchronisation de Johnny Guitar, Pepa - prêtant sa voix à  Joan Crawford - réussit à dialoguer avec Iván dont le doublage de Sterling Hayden a été précédemment enregistré. Faisant sienne la déclaration d’amour passionnée de Vienna à Johnny Guitar - « Toutes ces années, je t’ai attendu. », « Je serais morte si tu n’étais pas revenu. » –  Pepa peut une ultime fois dire l’ampleur de son amour à l’amant qui vient de la quitter et dont la voix lui répond par le miracle tout technique du cinéma. Ce qu’elle n’arrivera justement jamais à faire dans la ″réalité″ de Femmes au bord de la crise de nerfs. Puisque toutes les tentatives de la comédienne pour contacter son ex-amant demeureront vaines, notamment par le biais du téléphone - sans cesse décroché par Pepa - qui sonne systématiquement dans le vide à moins qu’il ne dysfonctionne tout bonnement.

Le cinéma est donc cet art qui permet non seulement d’invoquer les disparu(e)s mais aussi de s’entretenir avec eux affirme Pedro Almodóvar. Une idée qui ne cessera dès lors de hanter ses films. Notamment dans Étreintes brisées (Los abrazos rotos, 2009). Une bouleversante illustration du 7ème Art comme « art de laisser revenir les fantômes (10) » dans lequel Pedro Almodóvar cite justement Femmes au bord de la crise de nerfs sous la forme de Filles à la valise, l’une des réalisations du cinéaste et héros de Étreintes brisées, Mateo Blanco. Si, par sa manière de conjurer l’angoisse liée à la mortalité, le cinéma se pose comme un médium spirituellement essentiel, il est aussi un extraordinaire outil de libération politique comme le montre encore Femmes au bord de la crise de nerfs. Plus précisément en faisant la preuve filmique de la capacité des individus à construire de nouvelles formes d’existence les affranchissant des divers déterminismes qui les aliènent. Femmes au bord de la crise de nerfs raconte aussi bien la manière dont Pepa se libère de l’emprise amoureuse qu’exerçait sur elle le très macho Iván que, en un arc narratif secondaire, le soulèvement victorieux de Carlos contre une mère folle et tyrannique. Et l’on pourrait encore y adjoindre le destin de Candela, d’abord timide face à la domination masculine, qui grâce au soutien combiné de Pepa, Carlos et Marisa arrivera à prendre plus d’assurance face à celle-là. Cette affirmation de la possibilité de chacun et chacune à déconstruire à son profit la situation existentielle qui lui fut imposée par sa naissance, et à ainsi forger de nouvelles alliances, est encore dite par la forme même d’un film fondé de bout en bout sur le détournement, le collage et la réinterprétation. Le générique l’énonce programmatiquement en s’emparant de bien sages photos de mode de la fin des années 1950 pour (re)composer une iconographie inédite, à la fois pop et ironique. Notons encore la manière dont Pedro Almodóvar s’arroge plus ou moins explicitement des références bibliques - l’arche de Noé, l’immaculée Conception - pour les acclimater de manière rien moins qu’orthodoxe aux univers hautement profanes et sexualisés de ses personnages, leur permettant de bâtir leur propre mythologie... Cette utilisation du cinéma - qui n’est après tout qu’un art du montage... - comme incarnation esthétique des potentialités libératrices de la (re)combinaison du préexistant n’est d’ailleurs pas sans rappeler un autre cinéma emblématique du début des années 1990 : celui de Quentin Tarantino. L’on serait d’ailleurs tenté de voir dans le générique de Jackie Brown (1997) comme une possible variation sur les plans de Femmes au bord de la crise de nerfs montrant la progression de la mère de Carlos dans l’aéroport de Madrid...

Un film essentiel, donc, que Femmes au bord de la crise de nerfs puisqu’il propose de passionnants éléments de réponse aux questions taraudant tout(e) cinéaste - ″Mais pourquoi ai-je besoin de faire des films ?″ - et tout(e) cinéphile : ″Mais pourquoi ai-je besoin de regarder des films ?″ Gageons qu’avec cette belle reprise numérique du (premier) chef-d’œuvre almodóvarien, nombreux et nombreuses - autant qu’en 1989 ? - soient celles et ceux qui trouveront ainsi l’occasion d’éclairer les origines de leur passion pour les salles obscures...

(1) Pepi, Luci, Bom et les autres filles du quartier  (Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón, 1980) ne sortira sur les écrans français qu'en 1990. Le Labyrinthe des passions (Laberinto de pasiones, 1982) ne sera quant à lui diffusé en France qu'en 1991.
(2) Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (¿Qué he hecho yo para merecer esto !!, 1984), sorti en France en 1986 : 86 361 spectateurs; Matador (1985), sorti en France en avril 1988 : 106 434 spectateurs; La Loi du désir (La ley del deseo, 1986), sorti en France en mars 1988 : 101 323 spectateurs.
(3) Femmes au bord de la crise de nerfs fut récompensé à la Mostra en 1988 par un prix du meilleur scénario et un prix d'interprétation pour Carmen Maura.
(4) Thierry Jousse ignorait sans doute l'existence de Folle... folle... fólleme Tim! (1978), le premier long métrage du cinéaste et qui ne connut jamais d'exploitation commerciale.
(5) Dans les ténèbres (Entre tinieblas, 1983) est en réalité le quatrième long métrage de Pedro Almodóvar. Il ne fut diffusé en France qu'en 1988.
(6) Cette citation, comme celles de Thierry Jousse et de Paul-Louis Thirard, est extraite de http://lamaisondesenseignants.com/download/document/femmesauborddela.pdf
(7) Raphaël Bassan, op. cit.
(8) Il n'est donc pas surprenant que Femmes au bord de la crise de nerfs ait fait l'objet d'un projet - apparemment sans lendemain... - d'adaptation télévisuelle à la fin des années 2000.
(9) Thierry Jousse, op. cit.
(10) L’expression est de Jacques Derrida qui déclarait encore : « Le cinéma est un art de fantomachie. » en 1982 dans Ghost Dance (1983) de Ken McKullen, un film dans lequel le philosophe apparaissait dans son propre rôle. À ce propos, voir notamment Benoît Peeters, Derrida, collection Grandes Biographies, éditions Flammarion, 2010.
(11) Histoire d’être une nouvelle fois derridien...

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : TAMASA

DATE DE SORTIE : 19 août 2015

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 18 août 2015