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Critique de film
Le film

Fear and Desire

L'histoire

Dans un pays indéterminé se tient une guerre indéterminée. Quatre soldats, dont l'avion vient de s'écraser, se trouvent égarés dans une forêt en territoire ennemi. Ils envisagent dans un premier temps de construire un radeau et de descendre, la nuit, un bras de rivière les ramenant vers leurs propres lignes. Mais leur point de chute se trouve à proximité d'un camp ennemi, dans lequel se trouve un officier à éliminer.

Analyse et critique

Ainsi donc, c’est l’un des plus grands fantasmes internationaux d’exclusivité cinéphile qui prend fin ; jusqu’à il y a peu, le monde se partageait en deux : les happy few qui avaient eu la chance de voir Fear and Desire, en festival, en cinémathèque, en copie plus ou moins complète, plus ou moins abîmée, etc… et les autres, réduits à se ronger les sangs avant de pouvoir, un jour, achever leur parcours kubrickien par son point d'origine. Amplifiée par l’attitude même du cinéaste à son égard (Stanley Kubrick avait renié le film, et avait cherché de son vivant à en empêcher toute diffusion), la légende avait crû - et il s’en trouvera évidemment, aujourd’hui, pour sortir les manchettes grandiloquentes à tendance archéologique sur l’exhumation du « chef-d’œuvre perdu de Stanley Kubrick » (que, de notre côté, on aurait plutôt envie d’imaginer du côté, par exemple, de Napoléon, mais c’est une autre histoire...).

Il faut toujours aborder avec une certaine méfiance l’exercice cinéphile qui consiste à se replonger dans les origines d’un (si) grand cinéaste, tant la tentation est grande de n’éclairer le film en question qu’à la lumière des merveilles qui le suivront, exercice de contorsion qui consiste, en gros, à expliquer comment « tout Kubrick » (ce qui n’est pas rien) se trouve « en germe » dans un petit film sec et fauché d’à peine une heure du début des années 50. Inversement - et de notre côté, le risque serait plutôt là - un réflexe de prudence, peut-être exagéré, nous donnerait envie ne considérer le film « que » pour ce qu’il est (ou en tout cas ce qu’il nous semble être), et de gâcher ainsi le plaisir de, peut-être violemment, ceux qui s’apprêtent à le découvrir avec à son sujet l’enthousiasme et l’avidité qui étaient nôtres il y a peu. On s’en sortira par une position d’entre-deux un peu inconfortable qui consiste à affirmer que, si l’on peut comprendre (voire partager) les réticences de Kubrick à l’égard de ce premier long-métrage de fiction, le document possède une valeur historique considérable et au demeurant assez incontestable.

Stanley Kubrick n’avait ainsi pas encore 25 ans lorsqu’il débuta Fear and Desire, et avait pour seule expérience ces deux documentaires tournés en 1951 pour la RKO, notamment Flying Padre sur la tournée d’un prêtre itinérant se déplaçant dans les airs. D’avion, il est donc question au tout début de Fear and Desire, avec ces quatre soldats perdus derrière les lignes ennemies après la chute de leur appareil et il était évidemment hors de question pour le cinéaste, qui formait à lui seul à peu près l’intégralité de l’équipe technique de réalisation (on parle d'une équipe, comédiens compris, d'une douzaine de personnes), d’envisager filmer un accident d’avion : tourné dans des décors naturels, avec une équipe de comédiens sinon amateurs du moins totalement inconnus, une unique caméra Mitchell (louée 25 $ la journée) et un budget inférieur à 10 000 $, Fear and Desire a tout du premier film bricolé, et s’il est une chose que l’on ne peut pas lui enlever, c’est bien l’ambition de son désir de cinéma. Car c’est, de façon tout à fait manifeste, un film de jeune passionné, qui brasse ses influences avec un art inégal de la digestion : le Kurosawa de Rashomon (1950) y croise ainsi Welles ou Buñuel (avec lequel il fut d’ailleurs distribué à sa sortie en double programme), tandis que des principes (notamment en montage) de l’école soviétique croisent le néoréalisme italien (un plan en particulier rend un hommage explicite à Riz Amer).

Si des années plus tard, Kubrick fera preuve d’une grande sévérité sur ce travail de jeunesse, il était à l’époque très précis dans ses intentions, qu’il détaillait ainsi à son distributeur Joseph Burstyn : « La structure : allégorique. La conception : poétique. Le drame de "l’ homme" perdu dans un monde hostile - dépourvu de toute fondation matérielle ou spirituelle. » (1) Là encore, plutôt que de railler l’arrogance juvénile d’un petit malin ou de s’exclamer devant la vision globale d’un génie en devenir, remarquons que, si la forme se modifiera considérablement, l’essentiel de l’objet de son cinéma restera : capter le drame de l’être humain dans un monde inhospitalier, avec des moyens poétiques et allégoriques... Plus donc que la qualité intrinsèque du film, c’est peut-être son inadéquation avec l’amplitude de sa vision que l’auteur lui reprochera après coup, ce qui le motivera ensuite à ne plus laisser la moindre part au hasard ou à l’approximation. On se souvient que Kubrick avait reproché à Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, une espèce de grandiloquence un peu absconse, son côté « pompeux » et trop symbolique. Sur la base de ces critères, effectivement, il est normal qu’il ait renié Fear and Desire (qu’il qualifiera de « prétentieux » et d’ « inepte »), tant la voix-off vogue parfois sur des océans d’abstraction pseudo-philosophique (avec ce prologue maladroit qui détache l’intrigue d’un conflit particulier pour souligner l’universalité de son propos...), et tant la séquence, en particulier, où Sidney sombre dans la folie est plombée par le ridicule des dialogues ou de l’interprétation (pauvre Paul Mazursky). Interprétation globalement ratée, notamment pour le personnage grotesque du Lieutenant, débitant ses certitudes avec un ton professoral du plus insupportable.

De la même manière, si l'on sent sa volonté d’expérimenter un montage expressif et signifiant, Kubrick se prend parfois, par inexpérience, les pieds dans le tapis de son découpage, et au-delà de la simple question pragmatique des faux-raccords (nombreux), il faut avouer que certaines séquences sont un peu plombées par (disons-le ainsi) l’arythmie disharmonieuse du montage - toute la partie impliquant la jeune captive, par exemple, perd ainsi et son trouble et sa puissance symbolique (notamment sur la question du regard de la femme) par cette cause. Ce n’est pas tant ici la question de la composition des plans qui pose problème (il y en a de toute beauté, qui traduisent déjà avec vigueur la science du cadre de Stanley Kubrick) que leur agencement incertain, leurs réponses maladroites et le mouvement hoqueteux que celles-ci provoquent. Pourtant, notamment sur la question du montage alterné, le film ne manque là aussi pas d’ambition, et toute la dernière partie (Mac sur le radeau / Corby et Fletcher approchant la cabae / la conversation impliquant le général ennemi) annonce ainsi un art qu’il aura ensuite l’occasion de développer jusqu’à l’expertise. Justement, il y a dans cette dernière partie une inclinaison intéressante vers une forme d’abstraction, non dénuée de puissance formelle : probablement motivée (en partie) par la faiblesse du budget, la décision de faire incarner les « assaillis » par les mêmes acteurs que les « assaillants » donne à la séquence une allure quasi-fantastique, et incite Kubrick a faire preuve d’une inventivité assez saisissante (quoique très imparfaite) dans son découpage.

Si une partie de la critique reconnaîtra des qualités au film, certains détracteurs s’en donneront à cœur joie pour railler la "prétention" du "jeune insolent", qui s’en trouva affecté, probablement non pas tant qu’ils n’aient pas compris ses intentions mais qu’il n’ait pas réussi, lui, à parfaitement les traduire. Pour ses deux films suivants (Le Baiser du tueur et L’Ultime Razzia), il se tourna vers des réalisations "de genre", qui lui permirent de développer ses compétences techniques et d’asseoir sa maîtrise du médium cinématographique, sa capacité de "contrôle" sur son propre travail - probablement déjà avec l’intention de revenir ensuite, plus fort de cette expérience, vers des projets plus personnels. Car, pour résumer, il est probable que l’appréciation individuelle de Fear and Desire dépendra de l’équilibre que chaque spectateur parviendra à créer entre la dimension "historique" (un projet personnel qui traduit assez bien, probablement, qui était Stanley Kubrick à 25 ans) et la singulière imperfection du résultat. Pour peu que la première facette l’emporte, le film fera office de document, éclairant, sur la personnalité d’un artiste majeur : il s’agit là, à nos yeux, de la meilleure manière d’appréhender Fear and Desire, film dont il serait injuste (et risqué) de trop attendre.

(1)    Cité par Bill Krohn dans l’ouvrage consacré à Kubrick dans la collection Grands Cinéastes du Monde

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : FILMS SANS FRONTIERES

DATE DE SORTIE : 14 novembre 2012

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 22 novembre 2012