L'histoire
Dans un futur relativement proche, 8 vaisseaux disparaissent au départ de la station spatiale « Margot ». La professeure Maria Scholl s’embarque dans une mission de sauvetage dans l’espoir de les rapatrier. Elle retrouvera sur son chemin un ancien amour de vacances, le pilote de vaisseau postal Daniel Lagny, qui décide de les aider. Ensemble ils découvrent que ces disparitions sont liées au projet « Eolomea », du nom d’une planète mystérieuse qui aurait tenté de contacter la Terre par le passé.
Analyse et critique
Eolomea est un film de science-fiction Est-allemand qui, comme toute la production nationale depuis la séparation des deux Allemagne, est entièrement subventionné et supervisé, par le parti au pouvoir. Il n’est pas simple d’apprécier et saisir pleinement les références, de ce cinéma mal connu, mal diffusé, et, il faut le dire, à la valeur artistique souvent limitée. L’éditeur Artus film s’est lancé, en France, dans une audacieuse entreprise d’édition d’un grand nombre des œuvres issues des pays du bloc de l’est socialiste en les catégorisant selon leurs genres : science-fiction, horreur, médiéval fantastique etc. C’est ainsi que nous découvrons, dans des copies fraichement restaurées, un bon nombre de films qui n’avaient, jusque-là, jamais été diffusés chez nous. Les raisons pouvant justifier leur visionnage varient d’une œuvre à l’autre mais, concernant les productions de science-fiction de RDA, il faut reconnaître que cela tient surtout à la curiosité historique, ainsi qu’au plaisir un peu coupable que peuvent trouver les fans hardcore du genre. C’est le cas également du film qui nous intéresse dans cette chronique, quand bien même tout n’est pas à jeter dans cette aventure spatiale romantique.
Donnons un peu de contexte. Depuis le milieu des années 60 les cinémas de l’Allemagne de l’Est, la RDA, peinent à faire salle comble. Les foyers est-allemands sont désormais majoritairement équipés de postes de télévision et les plus récents d’entre eux leur permettent même de capter les programmes de l’Ouest. De plus, depuis 1965, le parti a opéré un contrôle plus strict de la production et a imposé un retour au « réalisme socialiste » prôné par l’idéologie soviétique. Face au désintérêt du public pour les productions se conformant à ces critères, le parti revient partiellement, à la fin de la décennie, sur sa décision. Il décide de lancer plusieurs projets à grand spectacle susceptibles de ramener les spectateurs dans les salles, en particulier les plus jeunes, ceux qu’il est le plus important d’éduquer aux valeurs du marxisme-léninisme.
C’est sous ces auspices qu’est lancé Eolomea en 1972, avec le dévoué Hermann Zschoche à la réalisation, sur un scénario du romancier Bulgare Angel Wagenstein. Il sera le 3ème film de science-fiction spatiale est-allemand, après Signal, une aventure de l’espace de Gottfried Kolditz sorti peu avant, en 1970, et le plus ancien L’étoile du silence (Kurt Maetzig, 1960). La référence du genre est encore à ce moment-là le film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace dont la proposition de SF adulte et réflexive aux accents métaphysiques avait marqué les esprits en 1968. C’était déjà le modèle évident de Signal, tandis que l’URSS préparait sa propre riposte avec le Solaris de Tarkovski. Le film de Zschoche s’inscrit également dans cette tendance mais essaie d’y apporter un peu de la légèreté qui pourrait séduire la jeunesse, une combinaison aussi inattendue qu’hasardeuse sur laquelle nous allons revenir. Mais sa caractéristique principale reste bien sûr d’être une œuvre au service de l’idéologie de la société communiste.
RÉCIT DE SAUVETAGE, SACRIFICE ET IDÉOLOGIE SOCIALISTE
Eolomea, tout comme le récent Signal, concentre son intrigue sur le mystère de vaisseaux perdus et le lancement d’une mission de sauvetage à haut risque. Les deux films évitent ainsi les intrigues guerrières qui risqueraient d’inquiéter la population et leur rappeler le conflit est/ouest. Cependant les vaisseaux n’ont, en réalité, pas disparu. Ils ont été cachés pour mieux préparer leur vraie mission, celle de rejoindre la mystérieuse planète Eolomea, susceptible d’être habitée et vivable pour l’homme. Une mission malheureusement sacrificielle en ce que le trajet durera plus de 100 ans, signifiant que seules les générations futures profiteront des découvertes. Le récit rappelle ainsi au citoyen socialiste à quel point il doit faire confiance à ses gouvernants, aussi insondables soient-ils, car leur priorité reste toujours l’avenir de la société dans son ensemble. Il ne faut pas se plaindre d’un quotidien difficile car les efforts fournis au présent contribueront au bonheur du travailleur du futur. Plusieurs personnages devront conséquemment sacrifier leurs proches, le vieillissant co-pilote de Daniel devra accepter que son fils rejoigne la mission, tandis que Daniel lui-même renoncera à la vie de famille que pouvait lui offrir Maria en acceptant de prendre le poste de navigateur de la mission Eolomea.
Là où Signal prenait pour protagonistes plusieurs membres de l’équipe de sauvetage, Eolomea s’intéresse à un couple de héros, Maria et Daniel, couple que nous voyons enquêter sur les vaisseaux disparus. Cela répond, dans les deux cas, au principe d’éloge de la collectivité, en opposition aux récits occidentaux présentant un héros solitaire messianique, synonyme d’individualisme petit-bourgeois. Mais plus significatif encore de l’emprise idéologique : le film prône l’alliance de l’intellectuel avec la force ouvrière : tandis que Maria est une scientifique à haute responsabilité, Daniel représente le prolétariat, en tant que simple pilote de vaisseau destiné à faire la navette entre les satellites colonisés par la Terre. Il se définit lui-même comme un « chauffeur de taxi de l’espace ». Daniel prouve d’autant plus sa valeur qu’il a profité de son temps libre pour étudier, vérifier et améliorer les calculs des spécialistes d’Eolomea et que son sacrifice final témoignera du sens des responsabilité exemplaire qui devrait être celui de tous les représentants de sa classe.
Daniel (Ivan Andonov) et Maria (Cox Habbema)
LE RÉALISME SOCIAL DANS L’ESPACE, UNE PROPOSITION INÉDITE
Derrière cette intrigue téléguidée aux ressorts idéologiques pesants se dégage tout de même une vision de la vie dans l’espace qui détonne. Car le film nous présente une société (dont la nationalité n’est pas définie mais qui est sans doute une grande fédération communiste mondiale) où l’exploration et l’exploitation de la voie lactée fait partie du quotidien. Si les terriens sont parvenus à atteindre des planètes, satellites ou astéroïdes proches de la terre ceux-ci restent vides et inhospitaliers. A travers le personnage de Daniel, nous comprenons que cette « conquête » spatiale de l’espace peut s’avérer banale et ennuyeuse. On nous présente son quotidien sur une petite station installée dans un champ d’astéroïde récemment colonisé, un quotidien répétitif, solitaire et inconfortable. Il ne peut pas réparer des chaussettes trouées, il noie son ennuie dans l'alcool, il se perd dans la contemplation d'un ciel étoilé monotone. Il en va finalement de même pour Maria, dont la vie d’astronome consiste principalement à mener des débats sans fins au milieu de conseil d’experts qui tergiversent sans jamais prendre de décision. Le réalisateur Herrmann Zschoche et le scénariste Angel Wagenstein proposent ainsi une forme de réalisme social SF inédite au cinéma, qui s’avère particulièrement pertinente en tant que projection d'un futur vraisemblable [1].
Le film témoigne également d’une prise en compte des idées ayant infusées dans des œuvres de science-fiction récentes. On pense en particulier aux lois de la robotique, évoquées par les astronautes lorsque se présente à eux un vieux robot de service. Ces lois ayant été inventées par l’auteur américain Isaac Asimov, il n’était pas évident de les retrouver dans une œuvre se situant de l’autre côté du rideau de fer. Autre point intéressant en termes de lecture politique, ce que représente Maria, figure de femme entreprenante et érudite, qui rappelle l’image que souhaitait donner le régime socialiste de l’inclusion égalitaire des femmes dans la société. Force est de constater qu’elle est autant motrice de l’action que son partenaire masculin. Un fait peu commun dans les productions du même genre issues du bloc occidental. L’aspect féministe du film sera cependant à tempérer, premièrement parce que Maria est majoritairement entourée d’homme dans la plupart des situations, mais surtout au vu des tenues dont la pauvre comédienne Cox Habbema se voit affubler. Au sujet de sa garde-robe, il s’agissait incontestablement moins d’imaginer la mode du futur que de mettre en valeur sa plastique avantageuse.
UN ROMANTISME KITSCH ET INCONGRU
Nous n’avons pas encore mentionné ce qui constitue une partie non négligeable du film, la romance et la comédie, introduites ici pour appâter le public jeune. L’une des raisons imputées à Signal pour expliquer son échec était d’avoir été trop sérieux et rébarbatif, une erreur à ne pas reproduire. C’est l’objectif des séquences mettant en scène la rencontre de Maria et Daniel, la naissance de leur amour, et le fantasme d’une vie à deux, elles doivent apporter respiration et légèreté au milieu d’un film aux enjeux complexes. Elles sont ainsi étrangement intercalées à plusieurs endroits au milieu du film, alors qu’elles constituent a priori un flashback, en ce que la rencontre a lieu avant l’évènement de la mission de sauvetage. Un choix de montage curieux et, pour le moins, déconcertant. Il s’avère à la longue aussi artificiel qu’inutile et trahit l’inquiétude des décideurs quant à la tonalité générale du film.
La peinture du sentiment amoureux constituait par ailleurs la spécialité du réalisateur Hermann Zschoche, un fidèle du système DEFA où il aura fait toute sa carrière. Ses films les plus appréciés étant la romance naturaliste La vie à deux (Leben zu zweit, 1968) et une transposition de Roméo et Juliette en colonie de vacances, Sept taches de rousseur (Sieben Sommersprossen, 1978). Ce n’est malheureusement pas dans Eolomea que son talent sera mis à profit, tant les scènes de romance confinent au ridicule. Il s’agit donc d’épisodes du flashback exposant la rencontre de Daniel et Maria en vacances dans un lieu paradisiaque (qu’on nous présente comme les Galapagos mais où l’on reconnait bien la côte rocheuse de la Bulgarie coproductrice). Ralentis, poses et attitudes de séduction improbables, tenues affriolantes pour madame, simplement décontractées pour monsieur, musique aux accents pop, tout pousse à rire plutôt qu’à s’émouvoir des sentiments qui naissent entre les protagonistes. On pourra rétorquer qu’il s’agit d’une composante souvent inhérente à beaucoup d’œuvres des années 70, dont l’esthétique était très marquée. Une tendance qui affecte bien sur l'ensemble du travail de direction artistique, des décors aux costumes des astronautes, mais ces séquences n'en sont pas moins en décalage total avec le reste du film.
Le film s’efforce par ailleurs, dès qu’il ne se situe pas dans un vaisseau spatial ou sur un satellite, de mettre en valeur la beauté des territoires socialistes. On nous signale par exemple que l’observatoire a été judicieusement installé au sommet de l’impressionnant mont Ararat, dans la république socialiste d’Arménie, l’occasion d’une improbable séquence de discussion autour d’un thé à flanc de montagne. Des visions qui contrastent avec la représentation plutôt repoussante des surfaces interstellaires. Un rappel que l’on n’est jamais aussi bien que sur notre bonne vieille terre socialiste. Jusqu’à ce que la planète Eolomea ne soit découverte en tout cas.
RÉUSSITE TECHNIQUE, REFUS DU SPECTACLE
Une véritable qualité à mettre au crédit du film est celle de la facture technique globale. Eolomea partage avec Signal le privilège d’avoir été tourné en 70 mm couleur à l’aide d’un procédé maison, le DEFA 70, lancé en 1967. Un investissement couteux qui répondait à cette ambition de détourner le public de la télévision et était réservé à des films de prestige comme le film d’aviation Alpha 1 en approche (Janos Veiczi, 1971) ou le biopic historique Goya, l’hérétique (Konrad Wolf, 1971). Constatant que le public n’était pas particulièrement sensible aux spécificités du format, le DEFA70 sera lentement abandonné à partir de 1973. Les deux films bénéficient également d’effets spéciaux réalisés en maquette de très bonne facture, profitant de l’aide de techniciens russes et de leur l’expérience sur les productions soviétiques des années 60. On retrouve tous les classiques du genre, scène d'apesanteur, décolages, atterrissages... mais la spécificité d’Eolomea est de proposer de très belles vues des surfaces des astéroïdes colonisés. La mise en scène de Zschoche n’est cependant pas à la hauteur de celle de ses homologues américains dans l’iconisation des véhicules spatiaux ou lorsqu’il s’agit d’exalter l’esprit d’aventure. Ce n’était de toute façon pas dans les codes du cinéma socialiste est-allemand, en ce que les idéologues accusaient le formalisme et la tentation spectaculaire de détourner le spectateur du message politique porté par les œuvres.
UN ÉCHEC POUR LA DEFA ET AU-DELA
Malgré tous les efforts consentis le public ne sera pas au rendez vous de cette nouvelle proposition de science-fiction. Cela n’aura pas une grande influence sur la carrière du metteur en scène ni sur la productivité du studio, ils sont de toute façon au service de l’état et ne dépendent pas de l’éventuel succès financier de leurs productions. Il faudra cependant attendre l’année 1975 pour qu’une dernière, et au combien étrange, aventure spatiale soit réalisée par la DEFA avec Dans la poussière des étoiles, qui marquera un abandon total de la référence à la science-fiction « sérieuse » qu’incarnait 2001 de Kubrick. Pour le public contemporain le film peut légitiment s’apprécier : pour ses qualités techniques et visuelles tout d’abord, mais surtout pour sa représentation prolétarienne de la vie dans l’espace. Loin du fantasme habituel s’agissant de la conquête spatiale on peut presque penser aux films critiques et désabusés du Nouvel Hollywood que sont Abattoir 5 et Soleil Vert (la comparaison ne tient cependant pas la longueur). Une curiosité qui amusera sans doute les fanatiques de science-fiction et intéressera les cinéphiles intrigués par la vision communiste du cinéma proposée par le cinéma du bloc soviétique.
NOTE :
[1] On peut également mettre en rapport cette constatation de la banalité de la vie sur un satellite avec les évènements récents du côté occidental de l’aventure spatial et les premiers pas sur la lune réalisés par les astronautes de la NASA. Sans doute fallait-il signaler au spectateur socialiste qu’il n’y avait, dans cet épisode, rien d’exceptionnel, et que le vrai enjeu astronomique se situe bien au-delà d’un satellite rocheux quelconque comme la Lune.
En savoir plus
EOLOMEA
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Sortie le 04 décembre 2024
éditions Artus Films / collection SF Vintage
SOURCES :
• Défunte DEFA, Cyril Buffet, cerf-corlet, 2007
• Le cinéma allemand, Bernard Eisenchitz, Armand Colin, 2008
• Livrets et bonus vidéos des éditions Artus Films réalisés par Christian Lucas