Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Edward aux mains d'argent

(Edward Scissorhands)

L'histoire

« Edward, connais-tu le bowling… » ; Peggy Boggs (Dianne Wiest), mère de la middle class family bientôt adoptive d’Edward (Johnny Depp), paraît gênée de sa propre question. Alors qu’innocemment, Edward visite la maison flashy et impersonnelle qui deviendra sa nouvelle demeure, il est en effet déjà le porte-drapeau de dizaines de marginaux et défenseurs du pas-de-côté qui, peut-être, connaissent le bullying. Œuvre inachevée d’un inventeur en décalage, Edward Scissorhands n’a reçu qu’un cœur pour aimer et un cerveau pour comprendre. À demi en ruines tout comme le château duquel il est tiré, il suscite la curiosité malsaine du voisinage.

Analyse et critique

Avec l’immense succès de Batman (1989), Tim Burton acquiert la confiance des majors, et le nouveau maître du gothique semble avoir tous les droits. Le petit Burton, qui relevait un "sentiment étrange" (1) planant sur sa banlieue résidentielle de Los Angeles, où les gens "n’étaient amicaux qu’en surface", peut désormais donner vie à son dessin de chevet, celui d’un mince garçon au visage perdu et aux mains tranchantes, oublié sur sa feuille blanche. Edward se caractérise à mi-chemin entre Beetlejuice et Batman : le justicier de la nuit propulsé dans le diurne american way of life. Il surgit dans un quotidien libéral et clinquant comme un monstre tendre, trop fragile pour lui. Son conte prend alors le pouls de l’angoisse urbaine du quotidien, celle-là même que Batman tentait de démanteler. Enfant de la banlieue américaine, Tim Burton la décrit comme une "perversité diffuse" (1), doublée d’une paupérisation culturelle et passionnelle, comme si toute une génération avait été privée d’imaginaire. En cela, peut-être pouvons-nous voir le détour du réalisateur par ce film plus personnel comme un cheminement logique vers Batman, le défi (1992), qu’il peuplera d’une flopée bien plus grande de monstres imaginatifs, condamnés, comme Edward, au rejet social de la ville.

Cette rencontre entre deux monstres, le fantastique et l’urbain, se construit d’abord par une opposition des espaces et des corps. Dès le début du film, lorsque nous découvrons la banlieue résidentielle des Boggs, les murs aux couleurs criardes rappellent ceux d’un décor de sitcom teen : ils se ressemblent et s’enchaînent, comme des planches de carton impersonnelles. Le découpage de cette séquence paraît lui-aussi tiré de séries produites à la chaîne : les plans frontaux se multiplient pour ne cadrer que les personnages qui parlent, nous téléportant à chaque sortie de champ vers l’activité suivante. À l’inverse, on entre dans le château d’Edward tout en pudeur, en se repérant à petits pas aux côtés de Peggy, non loin de La Belle et la Bête de Cocteau (1946). Comme on errait dans ce dernier de forêts en escaliers, l’œil posé sur de singuliers objets du vaste fort, on accède chez Burton sous la charpente du plus haut étage du château de la plus haute colline des environs. Les tons s’assombrissent et les formes obliques produisent des ombres alambiquées qui, filmées en contre-plongée, nous transportent dans une horreur tendre, chimérique. Alors que les visages des banlieusards américains sont lissés par la lumière de face comme s’ils y avaient perdu leur profondeur, Edward, cachant son corps et son visage dans l’ombre d’une mansarde, apparaît chétif, si timide que le cadreur était presque passé sans le voir. Tout en dissemblances, ce début de film accroît une divergence apparente, permettant à Burton de déployer son conte urbain par contamination :  comme si, à mesure qu’Edward s’appropriait son nouveau chez lui, il y laissait sa propre perception du monde.

Peu à peu en effet, les deux univers visuels se conjuguent, ou plutôt, déteignent l’un sur l’autre. Les murs de la banlieue s’assombrissent, se grisaillent, et dessinent l’ombre de branches anguleuses. Par ailleurs, Edward est bientôt embauché par toute l’avenue pour tailler les arbustes de chaque terrain, exportant son savoir-faire jardiniste à toute la banlieue. Devenant coiffeur officiel, il prend également à cœur de partager ses goûts quelque peu baroques à tout le voisinage, comblé. Le visage d’Edward, lui aussi, se métamorphose. Lissées par les crèmes magiques de Peg (spécialiste en cosmétique), ses cicatrices se fondent dans le diktat de l’affèterie américaine du canon à tout prix. Une contagion visuelle de l’imaginaire dans un environnement très propre sur lui semble ainsi se construire, comme si le réalisateur agrandissait par petites touches sa bulle pour respirer dans cette jungle aux conduites bien ancrées. Jusqu’à un certain point tout de même, car Edward se trouve du jour au lendemain la cible d’une chasse à l’homme grandeur banlieue. Est-ce le marginal qui, d’un coup, aurait pris un peu trop de place dans ce quotidien à l’imaginaire paupérisé, ou au contraire la bête urbaine qui, se complaisant dans son un entre-soi rassurant, aurait perçu en Edward sa propre monstruosité ? Dans ce cas, comme confronté, par analogie progressive à sa propre maladie, la ville n’aurait eu d’autre choix que de bannir cet autre fantastique, peu à peu trop semblable. Alors qu’il ne payait pas de mine, Edward deviendrait ainsi une toile réfléchissante prête à secouer une population imbibée dans sa zone de confort… tout comme l’écran tendu devant nous, spectateurs de cinéma ? Aussi doué en décor (taille des buissons) qu’en machinerie (création de fausse neige en râpant la glace de ses lames) et en coiffure, Edward semble en effet prêt à assumer la direction artistique d’un film ; il ne manque plus qu’une belle histoire.

Justement, cette tendance à raconter est annoncée dès le premier plan du film : on découvre le château d’Edward (d’un aspect carton-pâte tout assumé) derrière la vitre de la chambre d’une petite fille qui, blottie dans son lit, est prête à recevoir l’histoire de sa grand-mère. Le seuil du réel est à peine franchi que l’on devient spectateurs attentifs et tout ouïs. Si le conte avait pour vocation d’endormir l’enfant dans son lit, il vient en réalité, réveiller l’adulte sur son siège. Cela tient peut-être au rapport simple et direct qu’entretient Burton avec le conte, décrit par sa scénariste Caroline Thompson comme étant « de toutes les personnes qu'elle connaît, celui qui s'exprime le mieux tout en étant incapable de construire une seule phrase » (2). Maître de sa discipline, le génie de Burton pour la narration pourrait bien se trouver dans celui d’Edward pour le jardinage. En effet, sous le son compressé d’une compétition de bowling (bullying) à la radio, Edward entraîne son coup de ciseaux sur les arbustes du jardin. Alors que les applauses retentissent sur les ondes pour la victoire d’un joueur américain, Edward se retourne avec fierté vers sa nouvelle famille : lui aussi, est le meilleur dans sa discipline. Par la sculpture au sécateur, Edward parait trouver, peut-être comme Burton, un moyen de s’exprimer, d’interagir avec le monde qui l’entoure, tout en touchant du doigt la reconnaissance de l’autre… du doigt ou plutôt, de la lame ; car pour Edward, un désir créateur est un danger destructeur.

Bien que tacitement admis dans le quotidien urbain, un décalage social demeure malgré tout entre Edward et les autres, comme s’il était empli d’un trop plein de tendresse. Ignorant que donner trop d’amour puisse faire du mal, Edward multiplie les maladresses humaines, surtout à destination de celle qu’il aime, Kim Boggs (Winona Ryder). Fraichement arrivé, il commence par lui faire une peur mortelle, en donnant à la jeune fille l’impression qu’une intrusion a été commise dans sa chambre. Par ailleurs, il éprouve pour Kim une dépendance peu saine : lorsqu’elle demande à Edward pourquoi il a assumé le leadership d’un braquage, il répond innocemment « parce que tu m’as dit de le faire ». Enfin à plusieurs reprises, il blesse Kim au visage, comme puni d’avoir voulu, de ses mains tranchantes, lui tendre une caresse. Ce drame de ne pas savoir donner de l’amour se résout dans une séquence de flash-back où l’inventeur d’Edward (Vincent Price) trépasse, tenant les mains d’Edward. Parties du corps privilégiées de la tendresse et du désir, elles se brisent alors sous les lames (et les larmes ?) du jeune homme, comme des jouets irréparables. Comment se construire lorsqu’on ne l’est soi-même pas tout à fait ? Sans figure aimante et condamné à blesser, Edward né humainement inadapté… car ses ciseaux géants l’empêchent d’embrasser.

Artisan manchot excellant, monstre tranchant au cœur immense, Edward est un paradoxe à lui tout seul. Alter-ego du réalisateur ou ange gardien pour y confier ses démons ? Avec Edward aux mains d’argent, Tim Burton semble nous susurrer ses failles en les rendant, sous une couche de pudeur, universelles. Humblement, il nous invite à croire qu’il suffirait, pour faire un film, d’un cerveau et d’un cœur.

(1) Tim Burton par Tim Burton, Tim Burton et Mark Salisbury, 2000 – Editions Cinéditions, coll. « Le Cinéphage »
(2) Entretien de l’auteure Caroline Thompson donné par Donna Foote et David Ansen pour « The Disembodied Director », Newsweek,‎ 21 janvier 1991 

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Agathe Kowalski - le 25 décembre 2023