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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dangereuse sous tous rapports

(Something Wild)

L'histoire

Charles Driggs (Jeff Daniels), un rond-de-cuir new-yorkais qui vient d'être nommé vice-président de la société pour laquelle il a donné toute sa vie, est soudainement pris d'une folle envie d'aventure et quitte un restaurant sans régler l’addition. Ce geste fou n'échappe pas à Lulu (Melanie Griffith), une jeune femme à l'allure punk et délurée qui l’accoste à la sortie. Pris la main dans le sac, Charles ne peut qu'accepter son invitation à la suivre...

Analyse et critique

Après des débuts au sein de l'écurie Corman (1), Jonathan Demme commence à trouver son ton, son univers avec Citizen's Band (1977) et surtout Melvin and Howard (1980). Goût pour les changements de registre, description sensible et juste de la classe moyenne américaine, amour du melting-pot, de la culture afro-américaine et de la musique : ce sont ces éléments qui constituent le cœur palpitant de ses films (fictions comme documentaires) les plus personnels, Something Wild en étant le parfait - et certainement le plus beau - représentant.

Après avoir quitté New World, Demme essuie plusieurs déconvenues pour ses premières expériences avec les studios. Il est remercié pendant le montage de Citizen's Band qui subit les coupes franches du producteur, il rentre en conflit avec Roy Scheider sur Meurtres en cascades, il se voit dépossédé de Swing Shift par une Goldie Hawn capricieuse... bref, son expérience hollywoodienne est à deux doigts de le détruire. Mais Demme rebondit et après avoir tourné Stop Making Sense, live filmé des Talking Heads qui est une véritable bouffée d'air frais, il trouve en Orion un studio qui lui offre une grande liberté artistique et qui lui permet en outre de quitter la Californie pour revenir s'installer à New York. Il ne tournera plus que sur la côte Est, échappant (pour partie) à la lourdeur des grands studios, alternant librement fictions et documentaires, se composant une famille de fidèles collaborateurs et se liant à des artistes du monde musical et du milieu artistique new-yorkais.

Something Wild (on gardera le titre original qui rend justice à la tension sous-jacente du film) démarre ainsi dans Big Apple avant de se transformer en un road-movie tragi-comique original et déroutant. Débutant par une escapade tout en légèreté, le film s’assombrit à mesure que la délurée Lulu livre ses secrets, jusqu'à se transformer en thriller violent et viscéral. Les relations entre Melanie Griffith et Jeff Daniels, qui démarrent sous les auspices de la classique romance-unissant-deux-êtres-que-tout-oppose, se font de plus en plus humaines et touchantes tandis que le sordide du quotidien rattrape leur fugue poétique.


Jonathan Demme excelle à décrire une certaine Amérique, celle pluriculturelle et multiraciale (2) qu’il aime tant, celle d'une middle class tellement engluée dans le quotidien qu’elle en oublie de réaliser ses plus simples rêves. Et lorsque ses personnages sortent de leur torpeur, essayent de vivre leur vie, d'être ce qu'ils sont vraiment, ils se heurtent à l’inertie sociale, sont bloqués par leurs peurs ou se trouvent dépassés par des événements qu’ils ne contrôlent plus. Demme filme magnifiquement ce peuple du milieu souvent oublié dans le cinéma américain car trop proche de nous, trop banal, tout comme il capte magistralement (avec l'aide de son chef opérateur attitré, Tak Fujimoto) l'atmosphère lourde de ces espaces sans âme (diners, zones commerciales, motels de bord d'autoroutes...) dans lesquels évoluent ses personnages.

Si le fond social est omniprésent et que le film lorgne souvent du côté du réel, Demme refuse le naturalisme glauque et réussit l’étrange collision entre le conte de fée, la chronique sociale et la satire. Souvent grinçant, il réduit en cendres une certaine image que l’Amérique se plaît à renvoyer d’elle-même. Pour Demme, l'Amérique ne cesse de se travestir et de se mentir et tout son film tourne autour de la notion de faux, révélant ainsi ce fantasme de société issu de l'american way of life (mélange de puritanisme, de conformisme, de culte de l'ascension social et de respect de l'ordre établi) dans lequel se mure le peuple américain. Tout au long de sa filmographie, Demme cherche la vérité derrière les mensonges, que ce soit sur un mode ludique (La Vérité sur Charlie), politique (Un crime dans la tête) ou dramatique (Rachel se marie). Le mensonge c'est ici la façon dont l'Amérique se fabrique une image, se fantasme, notamment à travers le cinéma. Le road-movie nous déplace dans la variété des paysages et des sociétés qui composent l'Amérique, des trottoirs new-yorkais à une bourgade de Pennsylvanie. Mais loin de montrer que tout cela tient ensemble, Demme montre combien l'Amérique est éclatée, constituée de cellules indépendantes qui ne tiennent ensemble que très artificiellement. Si elle tient, c'est grâce aux hommes et non à une idéologie qui serait unanimement partagée. C'est parce qu'une Lulu et un Charles que tout oppose peuvent fortuitement se rencontrer, s'aimer et se découvrir eux-mêmes dans le regard de l'autre. C'est au travers de telles rencontres que l'Amérique parvient à faire sens, lorsque sa composante rurale, ancrée dans le passé et secrète dialogue avec celle moderne et électrique des grandes mégalopoles.


En sautant d’un genre à l’autre, Demme dresse un portrait en creux de l’Amérique à travers son imaginaire cinématographique et ses icônes. On traverse ainsi tous les genres qui font le cinéma américain, de la screwball (au hasard, New York - Miami) au road-movie, de la romance au film noir (Gun Crazy). En bondissant ainsi d'un genre à l'autre, Demme nous offre aussi une magnifique déclaration d'amour envers le septième art et il n'est pas impossible que l'idée de confier le rôle principal à Jeff Daniels ne lui soit pas venu après avoir vu l'acteur traverser l'écran dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen. Quant à Melanie Griffith - dont la coupe de cheveux renvoie inévitablement à la Loulou de Louise Brooks - il va sans dire qu'elle transporte avec elle l'ombre de sa mère Tippi Hedren et donc celle d'Alfred Hitchcock. (3) Cette présence sert complètement Something Wild et son récit hitchcockien archétypique, à savoir un jeune homme sans histoire entraîné dans une folle course poursuite par une jolie demoiselle. Lulu arrache ainsi Charles d'un réel terne et routinier pour l'entraîner dans la fiction, lui offrant l'aventure, l'amour fou, la liberté.


[Spoiler] Ce qu'elle lui offre aussi, c'est l'opportunité de découvrir qui il est véritablement. Car au contraire du scénario classique où après moult péripéties, tout revient à la normale, le parcours de Charles est un aller-simple. L'irruption de Ray (impeccable Ray Liotta dans son premier grand rôle), l'ex de Lulu / Audrey, fait plonger Charles - et le film avec lui - dans l'horreur. Tout le film raconte comment on peut parvenir à enlever son masque social - Charles et son habit de Yuppie, Lulu et ses tenues provocantes qui cachent la véritable Audrey - et à réapprendre ainsi à vivre. Mais Ray oblige Charles à arracher ce masque dans la violence, lui interdisant ainsi tout retour à sa vie d'avant. Une violence libératrice en somme, Ray incarnant - si on s'essaye à l'analyse psychanalytique - le retour du refoulé pour ce cadre docile et dévoué. [fin du spoiler]


Something Wild passe ainsi du comique à la violence, d'une réalité quasi documentaire à la pure fantaisie hollywoodienne. Ces ruptures, on les trouve aussi dans le tempo du film, Demme jouant sur les temps morts, laissant son récit musarder, aménageant des pauses ou impulsant au contraire au film de brusques accélérations. Sa mise en scène confère ainsi au scénario astucieux et surprenant d'E. Max Frye (Foxcatcher) une véritable musicalité.

La musique qui revêt une importance de premier ordre dans l'œuvre et la vie de Demme. La bande-son de Something Wild, rythmée par différentes versions de Wild Thing (dont le thème se retrouve également dans le morceau d'ouverture de David Byrne), se compose de nombreux morceaux diégétiques de genres très différents et d'une partition originale que se partagent John Cale (qui avait déjà signé la partition de Cinq femmes à abattre) et la fidèle complice de Demme, Laurie Anderson. Ce mélange inventif et stimulant de styles et de tempos donne au film son atmosphère si singulière. On passe ainsi d'une musicalité rurale (bluegrass, country) à un univers urbain (rap), de genres populaires (rock des 50's et des 60's) à des courants contemporains plus underground (new wave), le tout saupoudré de sons issus des quatre coins du monde (Salsa, reaggea...). La musique donne ainsi vie à ce grand brassage culturel, ce métissage, ce melting-pot que Demme appelle de ses vœux, à l'image du générique final qui se déroule sur une dernière version de Wild Thing magnifiquement interprétée par Sister Carol, pont musical génial dont le peps nous accompagne longtemps après le mot fin. Comme tout Something Wild, œuvre virevoltante que l'on peut savourer encore et encore.


(1) Voir notre dossier Jonathan Demme à travers ses films.
(2) Demme ménage toujours dans ses films une place aux personnages afro-américains, encore peu présents à l'écran dans les années 80; et nombre de ses documentaires (Cousin Bobby, The Agronomist, I'm Carolyn Parker) s'intéressent à la cause des Noirs, au combat pour les droits civiques et au racisme.
(3) Brian de Palma n'a pas manqué lui aussi de jouer sur ce rapprochement dans Body Double, film où Melanie Griffith incarne comme ici un personnage double.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 30 septembre 2015