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Critique de film
Le film

Crimes of the Future

L'histoire

Adrian Tripod est le directeur de La Maison de la Peau, institut pour riches patients atteints de pathologies dermatologiques suite à l’usage de produits de beauté. Il succède à Antoine Rouge, médecin décédé d’une maladie qu’il a lui-même découvert et à laquelle il a donné son nom. Des patients de l’Institut, il ne reste plus qu’un individu, les autres ayant visiblement succombé à l’épidémie Rouge.

Analyse et critique

Comme son prédécesseur, Crimes of the Future prend place dans les architectures modernes de Toronto, occasion pour Cronenberg de s’amuser avec de savantes compositions de plans épousant les lignes de fuites des bâtiments et des corridors. Le film est cette fois en couleur et la bande-son ne se compose plus uniquement de voix off. Cronenberg, s’il ne filme toujours aucun dialogue direct, crée un environnement sonore expérimental (à partir de bruits de fonds marins) renforçant par là même l’étrangeté de l’ensemble. L’absence de son direct s’explique d’abord par des contraintes techniques. Pour tourner en 35mm et non en vidéo, pour faire ce qu’il considérait alors comme le seul vrai cinéma, Cronenberg décide de se passer de son direct, trop compliqué et coûteux à mettre en œuvre. Là où son talent est déjà éclatant, c’est qu’il contourne ces contraintes et crée ces petits films autour de cette absence. Cet usage du son se marie parfaitement à la texture visuelle qu’il offre à son film. Ces lieux désertés, seulement traversés par une poignée d’acteurs qui semblent être les derniers survivants d’un monde éteint, donnent au film un aspect clinique et austère. Enserrés dans des plans larges étouffant sous l’amoncellement de structures architecturales ou filmés en très gros plans déformant leurs visages, les individus sont désincarnés, sensation appuyée par l’absence de voix sortant de leurs bouches.

Crimes of the Future est de nouveau un film iconoclaste, à l’humour étrange et décalé. Si Cronenberg se moque d’entrée de jeu des cliniques pour riches atteints de syndromes dermatologiques suite à l’usage de produits esthétiques, c’est surtout du décalage entre la voix off d’Adrian Tripod (déjà ce génie des noms qui caractérise Cronenberg !) et les situations montrées à l’écran que naît l’humour. A La Maison de la Peau, Tripod a le sentiment que « la maison décline ». Et de fait, avec son unique patient batifolant avec les deux stagiaires de l’institut, l’oisiveté semble être depuis longtemps de mise dans cet Institut !

Crimes of the Future est le récit à la première personne des aventures d’Adrian Tripod. Celui-ci prend la tête de La Maison de la Peau suite à la disparition de l’ancien directeur et au décès de l’ensemble des patients de l’Institut. Une épidémie s’est en effet abattue tout d’abord sur les femmes pré pubères, puis s’est étendue à l’ensemble des patients. Les individus atteints sécrètent des substances toxiques (écume rouge ou blanche, sang et humeurs), substances qui sont éminemment contagieuses.

La description médicale du phénomène, précise, documentée, que propose Adrian Tripod se heurte rapidement à des faits douteux qui provoquent un recul du spectateur par rapport à la fiction proposée par Cronenberg. Ces sécrétions, telles qu’elles sont décrites, pourraient tout aussi bien être des menstruations. Il est alors logique qu’à un certain âge toutes les jeunes patientes en soient atteintes. Et l’on comprend bientôt que ce qu’Adrian Tripod imagine être une épidémie foudroyante, n’est que la perception faussée d’un individu schizophrène. Si de prime abord, le spectateur croit en l’existence et au danger d’une maladie qui décime la population, la suite des aventures d’Adrian Tripod au pays des pathologies va nous faire découvrir que Cronenberg nous promène avec humour d’une psychose à une autre. Car bientôt Adrian nous parle de son expérience à « l’Institut de recherche vénérienne », où un collègue tombé malade développe des organes « d’une complexité et d’une perfection particulière ». Organes inutiles qu’un chirurgien retire, provoquant chez le malade une profonde mélancolie. Adrian voit dans ces protubérances un « cancer créatif ». Puis c’est à « l’Institut de Thérapie Océanique » qu’il œuvre, travaillant sur des méthodes de massages des pieds visant à soigner les patients atteints d’un syndrome de dégénérescence évolutive. C’est au cours d’une de ces séances, qui consiste pour le soignant à redonner au patient le sentiment qu’il est doté de pieds et non des nageoires (rappelons qu’au stade embryonnaire, l’être humain présente les différentes phases évolutives de l’espèce, queue et nageoire donc) que Tripod assiste à un meurtre incompréhensible et qu’il découvre sur un des malades de véritables palmes poussant entre les orteils. Il comprend finalement, que le cœur du problème vient certainement de la firme d’import-export métaphysique, qui sous ses apparents tests très classiques de tris de sous-vêtements, cacherait une conspiration de pédophiles hétérosexuels, menée par Tiomkin et ses disciples, les Aquania, visant à mettre en place une nouvelle sexualité en adéquation avec la nouvelle forme évolutive naissante.

Bref, Adrian Tripod est un peu fou dans sa tête. Crimes of the Future est le récit délirant d’une psychose, vécue de l’intérieur du cerveau torturé de son protagoniste. Le récit part dans tous les sens, devient incompréhensible, surréaliste, au fur et à mesure que Tripod glisse dans la folie. La paranoïa schizophrénique qui assaillit notre héros prend sa source, on le découvre petit à petit, dans les tendances pédophiles de Tripod. C’est tout en douleur que notre héros, seul avec un enfant à la fin du film, prend conscience de son parcours délirant, du mal qu’il est prêt à infliger à la jeune fille. Le film a alors glissé d’un humour singulier à une ambiance mélancolique et poignante.

Ce qui est étonnant dans ce deuxième film, c’est qu’il porte en germe, comme c’était le cas avec Stereo, les tours scénaristiques et les thèmes que Cronenberg développera plus tard. Comme si, ne s’imaginant pas cinéaste, il avait jeté toutes ses obsessions d’un coup, sans souci de cohérence. Nouvelle chair, corporations et conspirations, esthétique des organes internes, épidémies, mutations, excroissances… Crimes of the Future est un petit dictionnaire de l’imaginaire cronenbergien.

Stereo et Crimes of the Future forment un diptyque passionnant pour tout amateur du cinéaste. Ils montrent que dès ses premières œuvres, les thématiques cronenbergiennes sont bien en place, preuve de la cohérence d’une œuvre qui durant des décennies ne va cesser de s’affirmer et de s’affiner. Stereo et Crimes of the Future sont les passionnants témoins d’une œuvre en devenir, ils portent en eux les germes de la plus passionnante des aventures cinématographiques de ces trente dernières années. Ce sont deux films à la forme et au fond balbutiants, deux "work in progress", qui ne peuvent que ravir tout amateur de l’indispensable cinéaste canadien.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 29 août 2006