Menu
Critique de film
Le film

Cocorico monsieur Poulet

L'histoire

Lam, Damouré et le fidèle apprenti Tallou parcourent le Niger à la recherche de poulets dont ils aimeraient faire le commerce. Au volant de Patience, une improbable 2CV bricolée avec les moyens du bord, ils font de leur mieux, mais les tracas se multiplient, les poulets se font rares, les autorités les surveillent, le fleuve Niger est un rempart infranchissable et une mystérieuse sorcière n’a de cesse de leur jeter des sorts.

Analyse et critique

"Ce film a peut-être été le plus drôle à faire. Lam avait proposé un documentaire sur le commerce du poulet, nous décidons d’en faire un film de fiction réalisé par Dalarou, nouveau réalisateur multinational et tricéphal : Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia, Jean Rouch. Nous avons été dépassés dans l’improvisation par les incidents : la voiture de Lam n’avait ni freins, ni phares, ni papiers. Ses pannes continuelles modifiaient sans cesse le scénario prévu (…). Alors l’invention était continuelle et nous n’avions aucune raison de nous arrêter que le manque de pellicule ou le fou rire qui faisait trembler dangereusement micros et caméras."

L’évocation par son créateur des conditions de tournage de Cocorico ! Monsieur Poulet tient autant de la profession de foi que de la simple anecdote de bonus : même le plus narratif des films de Jean Rouch a toujours revendiqué une approche documentaire. Et vice versa. Et c’est peut-être dans Cocorico ! Monsieur Poulet que s’affirme le plus son art de brouiller les pistes. Funambule jonglant avec la réalité et l’imaginaire, le cinéaste ne choisit jamais son camp, dans ce style qui n’appartient qu’à lui : tournée caméra à l’épaule à la façon d’un reportage, l’histoire emprunte constamment des chemins de traverse, au propre comme au figuré. De ce singulier mélange naît la fameuse poésie Jean Rouch. Un geste de cinéma unique, que les Editions Montparnasse, un an après un premier coffret épatant déjà évoqué sur ces pages, vous invitent à redécouvrir dans un second tome tout aussi réussi.

Avec son générique écrit à même la carrosserie de Patience, la 2CV déglinguée de Lam, Cocorico ! Monsieur Poulet donne le ton dès l’entame : le film va aller cahin-caha à travers le Niger, avec toute l’application d’une épave tombant en ruine sur les chemins de terre africains. Les méandres du scénario sont ceux du fleuve Niger et des pistes empruntées par les trois héros et leur voiture : façon road movie, le film attaque une grande ligne droite, puis rapidement c’est la brousse, et ses histoires qui se tricotent au fur et à mesure des rencontres. Chaque virage est l’occasion d’une nouvelle scène, une embûche qui relance la fiction, qui remet de l’huile dans le moteur. Une minute de film. Deux héros, Lam et Tallou… On se voit déjà en leur compagnie, sur le siège arrière de leur morceau de ferraille, pendant une heure et demie. Et voilà qu’on s’est à peine attaché au duo que Damouré entre en scène. Pourquoi ? Parce qu’il est là, au bord de la route. C’est tout, et c’est une raison bien suffisante.

« Alors tu vends des poulets ? Et c’est intéressant, ça vaut le coup »
« Oui, oui, ça vaut le coup »
« Bon alors, voilà, je viens avec vous, on va chercher ces poulets, et fonder une société »

Et ils furent trois…

Rouch et ses acteurs-co-scénaristes n’ont pas besoin de plus de justifications - sûrement d’ailleurs ce brusque changement d’intrigue tient-il plus de l’improvisation sur le champ que d’une vraie élaboration scénaristique. Bernard Surugue, collaborateur de Jean Rouch, expliquait que les films de son ami étaient de ceux qui s’écrivaient le matin, au petit-déjeuner, quand l’équipe réunie discutait de ce qui allait se tourner dans la journée. Cocorico ! Monsieur Poulet est de cette étoffe, de ces films improvisés et inventés sur le tas, qui semblent avancer mus par leur propre énergie. Comme si le mouvement perpétuel avait enfin été capturé sur pellicule : Rouch l’avouait d’ailleurs lui-même, son film n’atteint le mot fin que par manque de pellicule. Eût-il connu le numérique que cet homme n’aurait simplement jamais arrêté de tourner…

Ce parfum d’improvisation mêlée d’urgence traverse le long-métrage. Mieux, il le porte. Et alors que Cocorico ! Monsieur Poulet se coltine un sujet dont la noirceur pourrait à priori évoquer Le Cauchemar de Darwin (la faim, la misère et la survie par la débrouille en Afrique), le film dégage une énergie proprement renversante. Comme dans Jaguar, un délicieux parfum anar’ transforme d'ailleurs la violence sociale de tout un continent en une fable optimiste et chaleureuse : ici aussi, la survie passe par quelques tours joués à la police ou aux huiles de toutes sortes - un ingénieur français ridicule, victime d’une entourloupe drolatique, l’apprendra à ses dépens. Ici aussi, solidarité et entraide ne sont pas des vains mots, qui permettent de feinter les autorités, et de traverser le Niger sans pont ni radeau. Ici aussi, l’humour est un carburant indispensable. Grâce à l’énergie bouillonnante et si chaleureuse de ses interprètes, Cocorico ! Monsieur Poulet est léger comme l’air. Ses vannes constantes, ses délires improvisés, les allusions scatos, le surréalisme onirique, les costumes hilarants (la paire de lunettes de Lam ; Patience, véritable "personnage" de cinéma) sont une petite révolution, qui nous venge des discours lénifiants sur le continent africain.

Car comme toujours chez Rouch, on est loin des portraits misérabilistes d’une certaine presse, loin aussi des (trop) bons sentiments dont a longtemps souffert (et souffre encore) l’Afrique au cinéma : à l’inverse du cinéma militant et un rien lourdingue d’un Constant Gardener, Cocorico ! Monsieur Poulet n’a besoin d’aucun artifice. Le film est au cœur de l’Afrique, au cœur de ce qu’elle a de plus vrai. Ethnologue de formation, Rouch y a passé des décennies, il en connaît les coins et les recoins, les us et coutumes, les peuples, les langues… Et au milieu de cette fiction de bric et de broc, c’est le documentariste qui reprend discrètement la main. En quelques scènes époustouflantes, dont une séquence d’exorcisme inoubliable (mais aussi une très étrange et réussie scène de miroir, où les héros croisent leurs doubles), le cinéaste atteint des territoires inconnus, entre la réalité la plus crue et un fantastique inédit. Les "sorcières" croisées tout au long du film ne sont plus une simple création artistique, une invention de scénaristes : Rouch les a déjà filmées, dans des documentaires crus et réalistes (Les tambours d’avant, Tourou et Bitti, Bataille sur le grand fleuve). En cet instant magique, le cinéma de Rouch s’affranchit de toute contrainte, et rejoint avec majesté les rives d’un cinéma que lui seul aura jamais atteintes.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 23 janvier 2007