L'histoire
Le périple américain de Gabriel, un immigré nigérian dns le San Francisco de la fin des années 60... jusqu'à ce que son interprète (Paul Eyam Nzie Okpokam) se retrouve lui-même renvoyé du territoire.
Analyse et critique
Cinéaste quelque peu oublié avant l’exhumation de Bushman (son facétieux de frère Peter est un compositeur autrement plus fameux), David Schickele l’est presque devenu par accident. Afin d’éviter d’être enrégimenté dans l’armée durant le conflit vietnamien, il s’enrôle dans le Corps de la Paix qui l’envoie enseigner l’anglais au Nigéria. Sur place, il tourne une docufiction (Give me a riddle) chroniquant la collaboration de ces volontaires avec des locaux. Si le film créera des remous auprès de certains responsables de l’organisation (du fait de présenter durant certaines scènes des hippies passant du bon temps comme on pourrait s’y attendre), il servira durant des années comme outil promotionnel à celle-ci. Sur place, Schickele fait la connaissance de Paul Eyam Nzie Okpokam, l’un des étudiants qu’il filme. Bushman tourné deux ans plus tard, en 1968, est une suite américaine à cette première expérience de réalisation. Okpokam, sous le nom de Gabriel, y est un Nigérian venu donner un cours d’art dramatique au San Francisco State College, s’acclimatant bon an mal an à la culture états-unienne. L'expiration d’un visa de travail approchant, il cherche un emploi, un peu n’importe lequel, pour pouvoir rester de manière légale et éviter de retourner dans un pays alors en guerre. Deux cartons introductifs présentent l’année 68 ainsi : celle de la mort de Martin Luther King, de Robert Kennedy et de Bobby Hutton (membre des Black Panthers) ; la deuxième de la guerre au Nigéria. Elle a alors lieu entre ce pays récemment indépendant et la région sécessioniste du Biafra. Ce conflit entre Igbos et Yorubas est perçu dans le film comme de nature strictement tribale, entraînant une certaine indifférence même chez des militants noirs radicaux du genre biberonnés à Fanon et Marcuse (inversement, on peut noter qu'il s'agissait d'un des premiers conflits armés aussi médatisé). De là la chronique de l’incompréhension que Gabriel rencontre face à des personnes pourtant apriori bien-intentionnées : des Noirs américains ayant leurs propres problèmes, différents de ceux d’un ressortissant étranger (il fait lui-même remarquer que son accent le protège, dans un premier temps du moins, de l'agressivité potentielle à son encontre) ; des libéraux pseudo-intellectuels pour la plupart desquels il s’avère, à un degré ou à un autre, un objet de curiosité. Le film devait se terminer par le retour forcé de Gabriel au Nigéria et la réalité rattrape la fiction, s’avérant plus brutale que le final envisagé (une banale fin de permis de séjour contre un emprisonnement suivi d’un renvoi manu militari, sur la base d’une fausse accusation selon le film). Ce double-mouvement, autant qu’il fracture dans ses dernière minutes une œuvre déjà morcelée, lui procure un effet de choc à contretemps : trois ans ont passé, à sa sortie en 1971, depuis le tournage et rien n’a empêché la suite d’évènements qu’il décrit.
L’infortune de Gabriel (et d’Okpokam) est de se retrouver pris entre deux conflits : à l’externe, une guerre internationale ; à l’interne, celui entre étudiants et université, dans un climat de tensions raciales. Alma (Elaine Featherstone), sa première petite amie afro entend retourner en solidarité à Watts, dont les émeutes sont évoquées. Le nom d’Eldridge Cleaver circule, dans un contexte d’ascension des Panthères. Un jour de grève universitaire, Okpokam sera accusé sans témoins d’être en possession d’une bombe artisanale et arrêté à ce motif plusieurs jours après, durant d’autres troubles, pour finir incarcéré à San Quentin. L’émaciement de son visage, quoique souriant, sur la photographie à l’aéroport où il avait quinze minutes pour faire ses adieux à ses amis suggère des conditions de détention pas exactement hôtelières. Si le film se conclue sur l’exercice d’une violence d’État, il montre avant cela des malentendus et préjugés qui ont plus trait au choc des cultures entre un Nigérian rural (il raconte face caméra les expériences formatrices de sa vie au village) et une contre-culture souvent aussi complaisante qu’ignorante. C’est en premier lieu un hippie (Mike Slye) sur un trois-roues (évoquant en un sens moins Easy Riders que Borom Sarrett) qui lui demande de parler sa langue (celle que Gabriel s’amuse dire enseigner aux Corps de la Paix) pour le divertir au volant. Ce sera ensuite un riche homosexuel (un Jack Nance pré-lynchien) convoitant l’achat de ses faveurs (l’annonce dans un journal mêlant fétiches SM et « interraciaux » sur laquelle Gabriel tombe me rappelait une section de L’Autobiographie de Malcolm X où l’intéressé, ayant emménagé dans sa jeunesse auprès de voisines prostituées, décrit la révélation pour lui de l’obsession raciale américaine telle qu’elle s’exprime sur le plan sexuel par la demande en dominatrices, et autres sujets de jeux de rôles, noires). Ses relations avec les femmes, sa grande passion s’avère-t-il, ne sont à terme pas des plus aisées. Une étudiante (Anne Scofield) -en sociologie bien entendu- qu’il emballe, du genre à citer hors de propos du Marshall McLuhan pour le réduire au rôle de bon sauvage rousseuaiste, ne cache pas le strict caractère d’expérimentation sexuelle de leur coucherie par le dédain qu’elle lui témoigne au réveil. Le générique l’appelle très courtoisement White Girl. Il entretient une relation plus substantielle d’abord avec Alma, qui s’avère néanmoins posséder une vision du monde finalement très différente de la sienne, puis avec Diane (Donna Michelson), dans une relation libre avec un autre partenaire (interprété, dans une seule scène en l’absence du protagoniste, par Schickele) qui ne lui laisserait donc que la seconde place s’il restait avec à San Francisco. Il n’est en somme pas l’homme le mieux préparé à la réalité de l’Amérique de la deuxième moitié des années 60 et il y a une ironie cruelle à ce qu’il ne soit amené à rencontrer que des personnes qui ne correspondront pas à des dispositions plus traditionnelles, précisément parce qu’il est considéré comme « progressiste » de s’approcher de lui.
Gabriel en vient certes à s'achopper loin de chez lui à la bureaucratie en action (dans l'exercice de prérogatives qui vont après tout avec le contrôle des frontières, un visa de travail n'étant pas forcément à durée indéfinie, compliquées ici par un contexte de guerre), et Okpokam, lui, à l'injustice pure et simple, mais son/leur malaise précédait une fuite vouée à l’échec. Elle est à quelque part celui de l’indépendantisme nigérian, avec les promesses de toute nouvelle nation décolonisée, les espoirs de modernisation, que celui-ci évoque avec nostalgie déjà. Il est devenu jeune adulte, étudiant, avec cette volonté, celle d’un pays naissant, d’entrer de plain-pied dans le développement. De manière étonnamment presciente quoiqu’on pense de l’analogie en tant que telle, Schickele établit un parallèle avec la situation américaine, la gentrification de San Francisco en l’occurrence, pointée par les quartiers populaires démolis entre 68 et 71. Aidé dans sa restauration par la Lucas Film Foundation (son chef-opérateur, David Myers, est aussi celui de THX 1138), le film compte un certain Francis Coppola au nombre des personnes remerciées… détail en soi anecdotique devenant plus troublant quand on pense que la fiction s’y interrompt peu après une mention d’Au cœur des ténèbres de Conrad allant jusqu’à citer sur un ton espiègle son « The horror… » La frange alternative du Frisco précédant de justesse les seventies renaît ici, inscrite dans une mouvance plus globale, celle d’un pays en proie à la contestation autant que d’un monde dont les cartes se redessinent sous les yeux contemporains. En dépit de son caractère quelque peu épars, de son clivage entre fiction documentaire et réalité documentée de manière brute, le film a le mérite de ne pas être replié sur lui-même, mais d’exercer une curiosité universalisante (ce dont témoignent ses choix musicaux, allant de Purcell et Otis Redding à des percussions yarubas). Sorte de pendant américain au Soleil Ô de Med Hondo (on peut aussi songer sur place au Shadows de Cassavetes), il est une pièce de plus à ajouter à un puzzle du cinéma indépendant US, avec ses « carrières » manquées, ses beautés disparues – cette vitalité qui lui est propre, en dépit des trajectoires parfois mortifères.
Images © Malavida