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Critique de film
Le film
Affiche du film

Body Double

L'histoire

Jake Scully est un acteur de séries Z souffrant de claustrophobie. Evincé du plateau de son dernier film à cause de cette pathologie, il rentre chez lui et trouve sa compagne au lit avec un autre homme. Il erre donc, de bars en chambres d'hôtels, jusqu'à ce qu'au détour d'un casting, il rencontre Sam Bouchard. Celui-ci lui propose alors de venir occuper son appartement, puisqu'il s'apprête à partir en voyage. Mais l'appartement en question réserve une excitante surprise : depuis la fenêtre, Jake peut observer une voisine, dans une propriété voisine, qui se livre chaque soir à sa fenêtre à un numéro de danse érotique. Jake devient fasciné par cette mystérieuse femme et décide de la suivre...

Analyse et critique

Quand on soumet la filmographie de Brian De Palma à l’épreuve du poncif, certaines généralités s’imposent immédiatement : il s’agirait d’un cinéma maniéré, un peu clinquant, qui multiplierait les tours de force visuels et ne reculerait devant aucun excès ou aucune forme d’ostentation. Le romantisme le plus échevelé s’y mêlerait à une ironie aussi potache que cinglante, et le sublime danserait avec le grotesque sur le fil ténu d’un rasoir. Des personnages tourmentés évolueraient dans des intrigues alambiquées, où la manipulation et le double-jeu feraient loi, dans une atmosphère de suspense, d’érotisme et de violence mêlés. Et l’ombre d’Alfred Hitchcock ne serait jamais bien loin, tant esthétiquement que thématiquement, comme une figure tutélaire dont le cinéaste ne parviendrait jamais vraiment à se détacher.

Les idées reçues, en particulier sur des cinéastes au style aussi rapidement identifiable que Brian de Palma, ont ceci de commode qu’elles offrent au spectateur un peu paresseux une grille de lecture prête à l’emploi... Réflexe d’autant plus dangereux qu’en général, de tels clichés ne résistent presque jamais à l’expérience individuelle d’un film. A cet égard, le cas Body Double est intéressant - pour ne pas (déjà) dire pervers : en effet, on a parfois l’impression que le film se soumet, méthodiquement, presque protocolairement, à l’intégralité du « petit De Palma illustré », et chacune des assertions citées dans le paragraphe précédent semble lui seoir à merveille. Pour autant, le film, qui dégage tout sauf un sentiment de routine, n’est à aucun moment réductible à la somme de ses conventions. C’est au contraire une œuvre déroutante, aussi parfaitement prévisible dans le déroulement de son intrigue que totalement imprévisible dans sa nature propre, un film-gigogne assez vertigineux qui semble avec une jubilation communicative ne jamais vouloir cesser de se contenir lui-même.

Initialement, Brian De Palma n’envisageait pourtant pas de réaliser lui-même Body Double : après l’échec de Blow Out, il avait senti son inspiration "hitchcockienne" (incarnée par des œuvres comme Obsession ou Pulsions) s’essouffler quelque peu, et le succès de Scarface avait suggéré qu’il puisse s’épanouir dans des registres différents. Au moment de lancer le projet, il confie donc alors les lignes directrices de son scénario à un jeune réalisateur, Ken Wiederhorn (dont le moins que l’on puisse dire est que sa carrière ne se remettra jamais vraiment de cette opportunité manquée), mais sous la pression de Columbia Pictures, qui ne consent à produire le film que si le nom de De Palma lui est directement attaché, il reprend bien vite les rênes du film. Pour tout dire, on imagine mal ce qu’un tel scénario, à ce point habité d’obsessions thématiques ou d’éléments autobiographiques, aurait pu donner une fois confié à d’autres mains... mais, en réalité, la question n’a donc aucun lieu d’être posée.

L’intrigue de Body Double se situe donc très précisément au carrefour de thématiques éminemment "depalmaiennes" : la claustrophobie (mal dont souffrait Nancy Allen, au point de subir une crise mémorable lors du tournage de Blow Out) ; la frustration sexuelle ; le voyeurisme ; la manipulation ; l’illusion de l’image ; et la dualité inhérente à toute chose ou à tout être. Des préoccupations largement partagées avec Alfred Hitchcock, donc, et il est manifeste que Body Double s’offre d’emblée comme le rejeton pop et bariolé de Fenêtre sur cour et de Sueurs froides. Au premier, il emprunte la question centrale du voyeurisme, avec ce héros qui observe son voisinage et se laisse gagner par une forme de dépendance à une image qui nourrit son imaginaire fantasmatique. Du second, il s’approprie l’idée du mal intérieur (le vertige vs la claustrophobie) - au passage révélateur donc d’une forme de frustration ou d’incapacité sexuelle - qui ne pourra être surmonté que par un trauma majeur, mais aussi et surtout le motif de la femme duale (la couleur des cheveux étant là encore essentielle), soumise à un danger indéfini tandis qu’elle est filée par un personnage fasciné qui ne parviendra pas à la sauver. La fusion est habile - à tel point qu’on ne sait vraiment duquel des deux films serait issu, par exemple, la figure manipulatrice du mari - mais réalisée avec une sorte de distanciation, comme si De Palma, après avoir exploré d’autres territoires cinématographiques, n’était plus tout à fait dupe, plus totalement assujetti à sa dette vis-à-vis d’Hitchcock. L’un des emprunts formels à Vertigo les plus flagrants, le "baiser à 360°", ne semble ainsi plus chargé de la même conviction que lorsque De Palma s’y livrait, de façon absolument renversante, dans Obsession. Au contraire, le réalisateur semble ici en assumer, dans un même élan, la grande virtuosité technique et la nature assez parfaitement grotesque, avec ces transparences approximatives et l’improbabilité totale de ce quasi-coït à l’air libre entre deux inconnus...

C’est que Body Double, d’une certaine manière, est un film à qui on ne la fait pas, et qui semble en permanence chercher à établir un écho entre ses intentions narratives (plutôt premier degré) et la manière de les aborder (avec une forme d’autodérision). Pas forcément un film de "petit malin", mais un film plutôt très conscient de sa malignité. A cet égard, aujourd’hui, et en particulier avec le regard rétrospectif que l’on peut poser sur des outrances esthétiques qui pouvaient alors sembler dans l’air du temps, on irait presque jusqu’à considérer que ce n’est ni comme thriller (on tremble assez peu) ni comme objet érotique (on ne bande guère plus) que Body Double fonctionne le mieux, mais en tant que comédie satirique sur le monde du cinéma - voire comme "méta-film". Plutôt que du côté d’Hitchcock, tellement évident qu’il ne peut s’agir que d’un leurre (1), on pourrait presque plutôt placer Body Double sur le pont temporel (à l’arrêt "eighties") entre Boulevard du crépuscule et Mulholland Drive, deux des plus édifiantes entreprises de démontage de l’usine à rêves, qui partageaient (ou partageront) avec le film de Brian De Palma un bon nombre d’obsessions (la manipulation et la soumission, la dualité, la perversion sexuelle, la mise en scène de sa propre existence...).

Les séquences où Scully passe des auditions humiliantes, et notamment ce champ/contre-champ silencieux entre son air ahuri et un parterre d’executives de studio prêts à le juger, permettent de mettre en lumière la dimension volontiers comique et absurde du portrait que dresse le film de la vie d’un acteur quelconque à Los Angeles. Et la malice du film est telle que si Jake Scully exerce bien le métier de comédien, son principal problème est qu’il n’est pas... acteur de sa propre vie. Lorsqu’il surprend sa femme au lit avec un autre, il n’intervient pas, il regarde. Lorsqu’il découvre sa sensuelle voisine, il passe des heures à la regarder, et s’il se décide enfin à agir, ce n’est en réalité qu’en tant que pantin de la manipulation dont il est victime. Et quand il essaye d’entrer en contact avec Holy Body et se fait passer pour un acteur (vous suivez ?) porno, la seule phrase qu’il doit prononcer est « J’aime regarder »...

Le parallèle entre l’acteur incapable de jouer et l’homme incapable de bander pourrait d’ailleurs être prolongé : si sa femme le trompe, c’est probablement parce qu’il n’arrive pas à la satisfaire sexuellement, de la même manière qu’il n’arrive pas à jouer la scène qui lui est demandée à la sortie de son cercueil (au passage, le fait qu’il y joue un vampire particulièrement sexué n’est peut-être pas innocent, tant la figure du suceur du sang est chargée de sous-entendus sexuels divers). Plus tard, lorsqu’il observe ou suit Gloria Revelle, rien ne laisse croire qu’il y ait chez lui manifestation physique de son désir et l’excitation que cela lui procure semble être plus de l’ordre du frisson de l’interdit transgressé que de la cession à des pulsions érectiles. Lorsqu’il se présente enfin à elle et poursuit l’Indien, il a beau lui sauter dessus et l’embrasser voracement, ils ne passent pas à l’acte - d’aucuns pourraient remarquer qu’il ne « rentre pas dans le tunnel », métaphore là aussi notoirement chère à Alfred Hitchcock. Et si quelqu’un finit effectivement par "pénétrer" Gloria Revelle, c’est le meurtrier, avec sa perceuse phallique que Brian De Palma se plaît à filmer de façon pour le moins explicite, tandis que, là encore, Jake Scully est réduit à "mater".

C’est une fois qu’il aura cessé d’être une marionnette, et qu’il entreprendra de mener sa propre enquête pour établir la vérité que, enfin, Jake Scully parviendra à procéder à l’acte sexuel (toutefois en ayant endossé le costume d’un personnage et sous l’œil d’une caméra) ; la partenaire ayant motivé l’érection se nommera Holy, ce qui dans un film ayant pour cadre « Holly - Wood » ne manque pas de sel... Une fois sa pathologie surmontée, on retrouvera Jake Scully dans le costume du vampire, prêt à passer à l’acte sous la douche, pour boucler une fois pour toutes (et une nouvelle fois sous une augure hitchcockienne) l’analogie entre meurtre et sexe.

Cette dernière séquence est d’ailleurs intéressante à plus d’un titre. Premièrement, elle parachève la métaphore filée autour de la "doublure corps" (le "body double" du titre) en montrant concrètement comme cela peut se passer sur un plateau de cinéma, manière supplémentaire de révéler les dessous de l’industrie cinématographique. (2) Des "body doubles", le film n’a jamais cessé d’en montrer, souvent de façon inavouée ou implicite : l’homme au lit avec Carol, c’est la doublure corps de Scully... Jake Scully, c’est la doublure corps de Sam Bouchard, qu’il remplace "physiquement" dans son appartement pendant son absence... L’Indien, c’est la doublure corps du meurtrier... Holy, c’est la doublure corps de Gloria... et ainsi de suite, presque à l’infini... Brian De Palma a souvent été un cinéaste préoccupé par le corps, ses dédoublements ou ses transformations (les sœurs de Sisters, le visage de Winslow, le corps en mutation de Carrie, les deux esprits cohabitant dans le corps de Caïn...) et Body Double fait parfois office de condensé de ces obsessions.

Mais cette dernière séquence pose aussi une autre question, particulièrement troublante. Lors de leur dernière confrontation, Rubin le réalisateur et Jake Scully s’étaient violemment opposés, et leur réconciliation semblait hautement improbable. Pour autant, voilà Scully subitement revêtu du costume du vampire, comme si de rien n’était. Comme si de rien n’était... On peut, pour expliquer ce retournement, émettre trois hypothèses, d’intérêt inégal et sur lesquelles il est - heureusement - difficile de trancher. Première hypothèse : lors d’une séquence n’apparaissant pas dans le film, Scully a réussi à convaincre Rubin qu’il était guéri et qu’il pouvait de nouveau assumer le rôle. Il s’agit de l’hypothèse la plus rationnelle, mais honnêtement, nous n’y croyons pas. Deuxième hypothèse : de la même manière que la séquence près de l’aqueduc contenait des images mentales irréelles mais qui avaient contribué à la guérison de Scully, cette séquence n’existe que dans son imaginaire. Il n’aurait pas retrouvé le rôle, mais aurait besoin, pour surmonter son traumatisme, d’imaginer que c’était le cas, en se visualisant plus sûr de lui, plus accompli en tant que comédien comme en tant qu’homme.

Troisième hypothèse : cette séquence est la continuité directe de la toute première séquence du film, pendant laquelle il est allongé dans le cercueil. La scène est sur le point d’être tournée, Scully connaît sa faiblesse claustrophobique et sait qu’il ne pourra tourner qu’à condition qu’il la surmonte. Dans ces quelques secondes avant que le réalisateur ne dise « action », il laisse son esprit errer, élaborer un stratagème mental qui façonnerait de toute pièce les conditions d’un salut... De la peur, des personnages improbables, du désir, du sexe, des courses effrénées, son cauchemar se structure, jusqu’à sa sortie (littérale) du trou... Le réalisateur dit « action », il est prêt à jouer la scène. L’hypothèse est aussi rageante (95 % du film ne serait qu’un rêve ?) que séduisante, jusqu’à ce que, au début du générique final, la caméra de Brian de Palma panote... jusqu’à Holy Body, présente sur le plateau. L’indécision demeure donc, nous laissant avec les différents morceaux de poupées gigognes qui ne parviennent pas à s’emboîter parfaitement... et c’est tant mieux.

Quoi qu’il en soit, l’un des aspects aujourd’hui les plus stimulants de Body Double réside dans cette manière de nous inviter, d’emblée, à ne pas céder aux primes impressions, à ne pas croire absolument ce que l’on voit, à remettre en cause le règne des apparences. L’inscription originale du titre sur un paysage désertique qui s’avèrera un décor peint de studio est à cet égard symptomatique, mais tout le film semble en réalité avancer grâce à ce même carburant et exige de son spectateur une acuité de tous les instants. Il ne faut donc pas se laisser tromper par l’apparence clinquante et parfois vulgaire de Body Double : en plongeant - selon l’accroche du film mettant en vedette Holy Body - « Hollywood dans le caniveau », Brian De Palma révélait l’envers du décor, mais cela avait pour lui la vertu d’une thérapie. Le cinéma n’est pas que magie, il est également (par essence) mensonge, artifice et désillusion. L’angle quasi parodique choisi par le cinéaste pour aborder Alfred Hitchcock était ainsi pour lui une manière de faire le deuil, de passer à autre chose (ses films suivant, Wise Guys et Les Incorruptibles, confirmeront cette tendance). Avec Body Double, un rideau se tirait dans la filmographie de Brian De Palma. Mais méfions-nous des apparences : un rideau révèle parfois plus qu’il ne  cache.

(1) Melanie Griffith, fille de Tippi Hedren, jouant là aussi le rôle de séduisant appât.
(2) La séquence finale fait d’ailleurs un écho explicite à la scène sous la douche de Pulsions, pour laquelle Angie Dickinson était remplacée par une doublure corps, ce qui contribua en partie à faire germer l’idée de Body Double dans l’esprit de Brian De Palma.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 17 décembre 2015