L'histoire
Un compte-rendu fictionnalisé des jours et des nuits d’ivrognerie d’une grande plume américaine, à l’orée de sa découverte littéraire – et de son refus de la consécration.
Analyse et critique
« Some people never go crazy. What truly horrible lives they must live. »
Il y a dans cette phrase (une des rares qu’on voit l’écrivain poser sur le papier à l’écran), reprise en tagline du film, un retournement rhétorique typique de l’écriture, et de la parole, c’est tout un, de Charles Bukowski telle que la montre Barbet Schroeder. Aux dires de son double Henry Chinaski à l’écran, en réponse à l’éditrice (Alice Krige) lui reprochant d’être un ivrogne, n’importe qui peut ne pas être un ivrogne, l’ivrognerie demande un talent spécial, de l’endurance… qui selon lui compte même plus que la vérité. Si réalité et fiction se mêlent jusqu’à un certain point dans les romans de Bukowski, c’est pourtant bien de vérité dont il est question, celle des bas-fonds, de la marge, plus largement de la misère consubstantielle à la condition humaine, cette part de déchet que ne viendront racheter nulle réussite, nul confort, aucune prison dorée dont l’écrivain s’enfuit dès qu’on l’y convie. Qu’on ne s’y méprenne pas pour autant, comme lorsque la même éditrice rétorque à sa boutade sur le fait de ne pas écrire sur les souffrances des classes aisées qu’elles aussi ont leur lot de souffrance : « Nobody suffers like the poor. »
Barfly aurait aisément pu ne pas exister. Bukowski méprisait le cinéma et ne s’y intéressait pas. C’est dans le film à quelques centaines de mètres du Château Marmont, et quelques dizaines d’une pierreuse, que son éditrice s’arrête pour encaisser son propre chèque à sa place. Entre la rencontre entre Schroeder et l’écrivain, scellée par une nuit de biture chez le second, et la réalisation du film, sept ans s’écoulent. D’abord produit par le duo Menahem/Golan (via Tom Luddy, qui avec Tough guys don’t dance financera un autre écrivain de l’alcoolisme en la personne de Norman Mailer), il faudra l’intervention d'American Zoetrope, le studio de Coppola, pour que celui-ci se fasse au final. Selon une anecdote célèbre, Schroeder menacera à un certain point Menahem et Golan dans leurs bureaux de se couper le petit doigt à la Black & Decker pour s’assurer que ses fonds ne lui soient pas coupés. La Cannon d’un côté, Zoetrope de l’autre… soit un peu la même bipolarité que celle de Bukowski lui-même, poivrot bagarreur fuyant d’une chambre d’hôtel miteuse à une plus cafardeuse encore, qu’il emplit de musique classique à la radio, passionné de Beethoven et Schopenhauer, agrémentant sa conversation téléphonique d’une citation de Tolstoï (le genre d'horreurs hilarantes malgré elles qu'il pouvait articuler dans sa phase Sonate à Kreutzer, certes) quand le sujet en est entre autres les coups au sac à main bien rempli que sa compagne lui a laissé au crâne en réponse à une crise de jalousie de sa part. Quoi qu’il en soit, le film, premier long-métrage américain de fiction de Schroeder, existe. Anti-success story toute à l’opposé de la mythologie du rêve américain (nul n’est prophète en son pays : Bukowski est préféré à l’étranger), c’est aujourd’hui un film culte, resté longtemps peu visible après sa très mauvaise réception initiale. Sylvester Stallone, dont le frère Frank incarne ici la némésis de Henry qu’il ne peut s’empêcher de provoquer en duel dès qu’il le retrouve de l’autre côté du zinc, ne s’y est pas trompé, le considérant comme une insulte aberrante, et pratiquement personnelle, à toutes ses propres valeurs. Son tournage et sa préparation mouvementés auront inspiré à Bukowski un livre, Hollywood : « On nous traite comme des chiens, on fout en l'air nos meilleures idées, on transforme nos personnages en marionnettes, on édulcore nos dialogues - et qu'est-ce qu'on obtient au bout du compte ? La Fortune ! » Cette Fortune, Henry, quand on la lui offre, qu’on vient le chercher, le découvrir aux moyens d’un détective privé, il s’offre de la fuir, d’en engloutir le premier pécule dans des tournées offertes aux piliers de bar (vrais pour la plupart) qui voisinent sa déchéance choisie. Ce qui commençait comme le récit d’une potentielle émergence s’avère celui d’un refus de parvenir. Partant, une précieuse leçon, professionnelle autant que sentimentale : on ne donne qu'à qui ne le désire pas.
Réussir, mériter, c’est bon pour les petits-bourgeois. Henry est un grand seigneur, un roi en exil, un blue blood, comme se moque tendrement Wanda, aussi dandy que Schroeder à sa manière yankee, qui vit aux côtés de la supposée lie de l’humanité avec la bonhommie du noblesse oblige et la sauvagerie qui était celle de l’aristocratie avant qu'elle ne se solidifie en establishment. Ce personnage nietzschéen, de l’éternel retour (le film se termine, de façon littérale, comme il a commencé, dans une boucle narquoise, joyeusement désespérée), est un spectre européen, porteur d’une sensibilité transgressive plus en phase avec la modernité européenne dont vient lui-même Schroeder qu’avec l’ethos « Restauration » des années Reagan. Il n’y a pas ici de rédemption possible, ou à vrai dire souhaitable même. Dans le rôle de Wanda, cette autre grande dame déchue à l’âme plus sombre encore, Faye Dunaway, aux années 80 difficiles, charrie également le fantôme d’une génération américaine contestataire, qu’on voudrait condamner au camp si elle n’accepte pas la conversion au fitness, de renoncer au mordant pour la culture du narcissisme (quand bien même l'alcoolisme témoignerait également de traits narcissiques, l’existence même d’une Wanda est un blasphème pour l’idée de développement personnel). Malgré tout – et quand bien même elle prend les épis de maïs encore verts pour une denrée comestible : ses jambes sont restées spectaculaires.
Mickey Rourke apporte une délicatesse étonnante au rôle de Henry, une douceur traînante de ton toute en contraste avec la violence généralisée à laquelle le personnage contribue lui-même sans trop se faire prier. Écho Zoetrope, son petit frère coppolien Matt Dillon s’essaiera, peut-être par bravade, lui-même au rôle de Bukowski en 2005 (Factotum). Ben Gazzara liera celui-ci aux heures de beuveries cassavetiennes dans le fort coupant Conte de la folie ordinaire de Marco Ferreri. Bukowski aura donc pas mal intéressé des cinéastes européens. Les lumières, aux rendus parfois presque oniriques dans leur fausseté affichée, de Robby Müller rattachent le film aux errances en pleine americana d’un Wim Wenders. Un chien blanc aboyant inopinément et très agressivement sur Henry à son passage pourrait être un clin d’œil à ce cinéaste américain qui aura finalement préféré le Vieux Continent, modèle à bien des égards de Schroeder : Samuel Fuller. Henry est dangereux : à peine l’éditrice en a-t-elle fait la connaissance qu’elle se met, face à la déception qu’il lui inflige, à boire seule. Il se pourrait que Schroeder, ce cinéaste sans le moindre angélisme lui-même, au caractère méphistophélique aux entournures influencé par cet ange noir de la Nouvelle Vague qu’était Paul Gégauff, soit aussi une mauvaise nouvelle pour les cadres hollywoodiens qui l’accueillent chez eux, le transmetteur d’une fibre autodestructrice dans un cinéma porté à l’édification, au souci du rachat et de l’amélioration de soi. L’intimité de Henry et Wanda, celle qu’une infortunée plus fortunée n’arrive pas à maintenir avec lui, se fonde pour la complicité sur un dégoût qui exclut d’emblée tous les vœux pieux : « - I can't stand people, I hate them. - Oh yeah? - Do you hate them? - No, but I seem to feel better when they're not around. » C'est dit avec avec le sourire, cette langueur d'autant plus effrayante d'être si suave.
Henry, personnage ambivalent s’il est, comme toutes les créations de Schroeder, est un contre-héros de l’anti-pouvoir qui combat à la force de ses poings (pour forcément, royalement, perdre contre) une figure masculine idéale de la période, dont l’activité se résume à boire, de façon méthodique, acharnée, qui refuse avec panache toute aide qu’on lui propose, capable de rassurer celle qui a peur de tomber amoureuse de lui en lui affirmant qu’elle n’a pas de soucis à se faire de ce côté, personne ne l’a jamais aimé. Si le peu qu’il écrit (ce geste anti-cinématographique au possible) à l’écran semble improbable au vu de l’abondante production écrite de Bukowski lui-même, c’est aussi que cette rédaction n’est pour ainsi dire même plus nécessaire : le roman est sa vie ; la création, sa destruction méthodique. Schroeder aux États-Unis s’est trouvé un nouvel ange noir, autre être moins adapté que lui, qui de son côté s’adapte partout et à tout (y compris, bientôt, à la présence dans sa vie professionnelle d’un enculé à la Alan Dershowitz), chez qui il admire cette intransigeance jusque dans le refus de sa propre survie, le mépris complet de son propre intérêt bien compris, la fuite systématique de la compagnie des haves pour celle des have-nots. Car si les fortunés grimpent puis chutent avec la roue qui les grise tant, les zéros, eux, seront toujours avec nous. Il y a de la sobriété dans leur perpétuelle hébétude. Schroeder, lui, tenait à survivre, faire son trou plutôt que s'enterrer lui-même : à une époque impitoyable avec les esprits libres, une bohème à présent bien au fait de sa part sombre, sa traversée de l’Atlantique est son passage de la transgression à la subversion.
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BARFLY
Blu-Ray
sortie le 7 août 2024
éditions ESC