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Critique de film
Le film
Affiche du film

Aux deux colombes

L'histoire

Deux soeurs, un peu fanées aujourd'hui, tiennent une boutique d'antiquités, « Aux deux colombes ». Dans leurs jeunes années, elles ont aimé le même homme, Jean-Pierre Walter. Il a épousé l'aînée, qui un beau jour s'est évanouie dans la nature. Se croyant veuf, Walter a demandé la main de la cadette. Mais l'aînée est revenue, semant la zizanie dans le ménage. L'époux, n'en pouvant plus, a congédié ses femmes et s'est marié une troisième fois, avec une très exotique princesse russe...

Analyse et critique

Aux deux colombes n’est pas un film à mettre sous les yeux des détracteurs de Sacha Guitry, qui y trouveraient trop de grain à moudre. Il s’agit d’une bande assez médiocre, paresseusement écrite, passablement misogyne et qui ne cherche (pour une fois) jamais à dépasser sa nature de théâtre filmé : la pièce avait été montée d’octobre 1948 à février 1949, et fut « mise en conserve » dans la foulée, en onze jours d’avril 1949, avec deux caméras et une unique prise de vues par séquence. Dossier classé, affaire suivante.

Et puisqu’on parle d’"affaire suivante", il faut bien admettre qu’à ce moment précis de son parcours, l’esprit de Sacha Guitry est probablement davantage accaparé par les tribunaux que par la rédaction de ses nouvelles pièces : depuis la fin de la guerre, il attend que soit enfin jugé, dans le cadre d’un procès équitable, l’affaire de son incarcération abusive consécutive à la Libération (en août 1944), mais le juge d’instruction, faute d’éléments probants, a fini par classer le dossier. Fin 1947, il est également poursuivi - conjointement avec son ami René Benjamin et l’éditeur Robert Laffont - par l’Académie Goncourt (dont il est membre) pour avoir, parallèlement à l’annonce du Prix officiel accordé à Les Forêts de la nuit de Jean-Louis Curtis, décerné un prix concurrent (en utilisant abusivement le nom Goncourt) à Salut au Kentucky de Kléber Haedens : le procès étant fortement médiatisé, l’image de Guitry sera encore écornée, et l’affaire s’achèvera par sa condamnation et sa démission de l’Académie.

Enfin, suite à la publication de son ouvrage polémique Quatre ans d’occupations, Sacha Guitry est poursuivi en diffamation par l’actrice Hélène Perdrière, dont il avait été très proche : il n’avait pas senti venir cette attaque et le fait que celle-ci vienne d’une ancienne amie le meurtrit profondément. Le fait donc que le personnage qu’il incarne dans Aux deux colombes soit un avocat et qu’à la moitié du film s’improvise entre les quatre protagonistes une parodie de procès où le sarcasme le dispute à la bouffonnerie n’est ainsi pas innocent (si l’on peut dire) : Sacha Guitry a des comptes à régler, et Aux deux colombes apparaît finalement comme une manière, vaguement puérile, de tourner en dérision tout ce qui l’accable alors (et dont, soyons équilibrés, il est largement responsable).

Dans le film, la fidèle Pauline Carton incarne une nouvelle fois l’une de ces femmes de maison, zélée et spirituelle, dont elle s’est fait une remarquable spécialité. Mais cette variation-ci possède une compétence nouvelle, almanachière dirons-nous, qui consiste à être capable d’associer de mémoire n’importe quelle date du calendrier au saint qui lui correspond. A la fin du film, le personnage de Jean-Pierre la piège en lui demandant la date de la Sainte-Beuve. Après un vague doute, elle tente le « 6 août » (en ne prononçant pas le t final), ce à quoi Jean-Pierre répond, en direction du public, « six sous, ça ne vaut pas plus pour un critique ». Effet gratuit sous forme d’un calembour pour le moins laborieux et d’un procédé qui ne brille pas par sa dignité, mais qui illustre la rancœur qui habite alors Sacha Guitry (et Lana Marconi, sa compagne d’alors, avec lui à l’écran à cet instant) vis-à-vis d’une partie de la critique de l’époque, dont il est l’une des cibles favorites. Fin février 1948 (entre la dernière de la pièce et le tournage du film, donc), Guitry publie une série d’articles dans la presse où il demande à ce qu’on « condamne (les critiques) à publier tous leurs articles, afin que toutes les absurdités qu’ils écrivent ne tombent pas du jour au lendemain dans un oubli total. » (1)

Dernier exemple de cette manière d’intégrer, jusqu’à l’outrance, des références à sa propre vie dans ses travaux, il faut mentionner ici l’assez grossière caractérisation des deux épouses qui, à partir du moment où elles apprennent la nature de leur héritage, délaissent leur époux pour gérer leur patrimoine. La pique est incontestablement adressée à Geneviève : les deux époux sont alors en instance de divorce, et se sont malgré eux donnés en spectacle lors d’une audience mémorable, en juillet 1947, à propos d’un bracelet précieux que Geneviève réclame et que Sacha refuse de restituer. Rien d’innocent, donc, là encore, à ce que le postulat de départ d’Aux deux colombes demande à Sacha de choisir entre deux épouses cupides alors qu’il n’a rien envie d’autre que de convoler avec une illégitime incarnée par Lana...

En exagérant un peu, on pourrait presque percevoir dans Aux deux colombes une sorte de plaidoirie, de la part de Sacha Guitry, mais de plaidoirie adressée à son public : au théâtre, le comédien n’aimait rien tant alors que d’improviser, d’offrir des apartés imprévues dont le public se délectait, et Aux deux colombes s’ouvre par un prologue qui n’a pas tout à fait la même vocation que ceux, mettons, de Faisons un rêve ou du Roman d’un tricheur, en ce qu’il invite, avant tout, le spectateur à venir partager avec Sacha l’intimité de son plateau, comme si le "Maître" conviait son public à venir assister, de façon privilégiée, au tournage de son film, à ses côtés, pour partager, au passage, son point de vue sur... les choses. Ainsi décrit, le procédé peut sembler un peu roublard, mais outre que Sacha Guitry était indéniablement doté d’une roublardise hors-du-commun, il ne faut pas négliger (et sans que cela soit paradoxal) la sincérité de la démarche : Sacha Guitry voulait être aimé, et faisait probablement ce métier en grande partie pour cela. Alors en ces temps où la société, la Justice, la critique, l’Académie Goncourt, ses anciennes amies, ses anciennes femmes et tant d’autres en ont après lui, il s’établit en tournant Aux deux colombes un tout petit refuge, confortable, une pièce facile en huis clos, à l’intérieur duquel il accueille ceux qui veulent bien l’aimer. Et ceux-là, il les gâte : s’il a toujours été un comédien extraordinaire, Guitry acteur semble à cet instant au sommet de son art. Soyeux et mordant à la fois, il déploie une énergie, une palette de nuances et une variété d’effets assez considérables. Le critique Pierre Lagarde, cité par Jacques Lorcey (2), écrivit alors (à propos de la performance scénique de Sacha dans Aux deux colombes, mais chaque mot demeure valable si l’on évoque celle de l’adaptation cinématographique) : « Si l’auteur est peut-être en déficience, l’acteur lui est toujours incomparable. Comment résister au charme qui se dégage de sa personne ? Charme de sa voix grave et harmonieuse, charme de ses belles mains fines, charme de son profil d’empereur romain, charme de ses cravates flottantes, de ses manchettes de soie, de ses gestes, de ses attitudes, de ses mimiques... (...) Il vous fascine, il vous irrite, il vous exaspère, il vous comble. » Ou comment, par la grâce d’un immense comédien, un assez mauvais film constitue, tout de même, un moment fort plaisant.

(1) Dans son ouvrage consacré au cinéaste, Noël Simsolo cite également, sans en préciser les références, un texte d’une grande violence adressé par Guitry à la critique : « Vieille carne, tu es allée trop loin (…) et te voilà perdue car tu as épuisé le peu de crédit qui te restait encore. (…) Après des infamies dont, finalement, je n’ai pas été victime, c’était élégant de ma part de t’inviter à mes Premières, de te dire « Juge ma pièce ». C’était te demander, en somme, d’être honnête. Et tu en as profité pour t’attaquer à ma personne, c’est hideux. Ayant proclamé la nullité de mes pièces passées, présentes et à venir, tu t’en prends désormais à mon âge, à ma voix et tu vas jusqu’à me reprocher la forme de mes manchettes. Tu es d’une bassesse inimaginable... »
(2) Dans Les Films de Sacha Guitry, ed. Séguier, p. 182

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 23 août 2021